Prologue
threnody
La plaine qui s'étend sous ses yeux est vide. Mais comment vraiment dire si c'est une plaine ? Comment vraiment dire si c'est vide? Le blanc, pureté absolue, s'étale ici sinistrement dans un présage de mort. Incertitude et menace. Voilà ce que l'endroit annonce. Le vent balaie la couche superficielle de neige, dont quelques poussières s'écrasent sur les obstacles verticaux. Leur présence est à la fois rare et surprenante. Des nimbes se forment autour d'eux, leur donnant des airs de juges divins qui viennent exercer leurs fonctions. Les ombres illuminées se détachent progressivement du décor glacial, et s'approchent du spectateur pétrifié, qui a su discerner dans le voile épais la forme gracile d'un poignard à la lame torturée. La victime, pétrifiée par la peur, recherche en vain un signe, une aide... Elle recule maladroitement tout en faisant face aux exécuteurs, et trébuche. Les mains se resserrent désespérément sur la neige froide, qui mord sans pudeur ses doigts, et qui avale sa tête, ses fesses, ses pieds. Oui, elle l'aspire toute entière. Elle tend vainement son bras droit devant son visage, pour le protéger d'un coup qui semble imminent. La peur est telle que la pauvre rambarde tombe d'elle-même tandis que le premier rôle de cette piètre scène d'exposition fait son apparition – les larmes. Il tombe sur la neige, et comme de l'huile, il embrase un gigantesque feu. Miroir aux formes étrange, il nous présente encore ces plaines désertiques et blanches, où rien ne pousse. Un point noir au milieu brise la monotonie du tableau. Les cris stridents et la foule épineuse qui apparaissent dans la danse sensuelle de cette silhouette lumineuse sont encore moins amicaux que les précédents ennemis. Pourtant, comme une boule de cristal dans laquelle on veut pénétrer pour explorer les recoins de l'univers illustré, on a envie d'y plonger la main, de caresser les contours – si seulement ils pouvaient exister, si seulement ils pouvaient être nets! Dans ce nouvel œil, un autre feu brûle au milieu de l'agitation. Le combustible de ces flammes n'est pas identifiable, et rien ne l'est vraiment d'ailleurs. C'est des corps ? Du bois ? Une voix grave et éraillée surgit de la clameur générale, et la fend subitement d'une violence inouïe. On ne comprend pas ce qui est époumoné : une victoire ? Une menace ? Un ralliement ? Peut-être tout à la fois. Tout se trouble.
Les cheveux blonds, longs et emmêlés, recouvrent partiellement un visage typiquement scandinave. La masse capillaire brille, probablement parce qu'elle est grasse. On peut même trouver un peu de terre encore accrochée aux mèches éparses. Son front est large, un peu creusé par des rides surement provoquées par des contrariétés fréquentes. Les sourcils broussailleux s'accordent désormais au regard perdu et vide de cet être, dont l'attirante couleur bleue claire a perdu de sa luminosité. Son nez, probablement droit à la base, a une petite bosse au milieu de l'arrête. Une blessure de guerre encore voyante, en plus des quelques autres cicatrices aux tailles diverses tout le long de son visage. Ses lèvres violettes, mordues par le froid, surplombent un menton volontaire. Dans l'ensemble, on peut dire qu'il est beau. Séduisant même. À la fois sauvage et loyal. Un loup aux pieds de sa reine. La description aurait bien continué pour présenter les muscles bien dessinés de l'homme, cachés sous une tunique de fourrure rudimentaire seulement... il n'y a plus rien. La peau pend lamentablement, et semble cacher modestement un trou béant et définitif. Des pouces effleurent ses pommettes. On sent la peau rude et bien moins élastique qu'elle n'aurait du l'être... "on" ? ... Bref moment d'effroi. Quelque chose tombe à terre. Un cri déchire le lourd silence.
Et déchire la nuit propice aux doux songes. Halètements d'un côté, grognement rauque de l'autre.
- Ashe, que se passe-t-il ?
La jeune femme reste silencieuse tandis qu'elle reprend son souffle.
- Ashe ? ...
L'homme laisse écouler un moment dans le silence, regardant sa femme désormais sous le choc. Il sait que dans cet état, il ne faut ni lui parler, ni la toucher. Il n'a jamais été très délicat ou très adroit, mais il a vite compris comment elle fonctionnait : simplement tout son opposé. Alors au lieu de lui montrer toute son inquiétude, de la prendre dans ses bras et de la secouer jusqu'à ce qu'elle se décide à enfin tout lui dire, à lui donner le nom du démon qui la hante pour qu'il aille le réduire en charpie, il attend. Il est assis, il la regarde, le clair de lune sublimant sa chevelure, et il attend. Il est frustré, bien sur. Mais il n'a d'autre choix que d'attendre, car il n'y a rien d'autre à faire. Son cri de détresse ne s'adresse pas à lui, ni même aux soldats qui viennent de pénétrer dans la chambre afin d'assurer la sécurité de leurs nobles dirigeants. D'un hochement de tête, il dit tout. Il s'excuse pour le dérangement, et assure que ce n'était qu'une fausse alerte. Encore. Et il attend. Mais quelque chose vient bouleverser son mode de fonctionnement habituel. La jeune reine pleure. Elle sanglote doucement, la tête cachée entre ses mains fines et délicates. La scène est déchirante. Toute le calme de l'instant présent est brisé par une tempête intérieure à laquelle il est contraint d'assister, sans n'avoir ni mots ni gestes pour y remédier. L'impuissance la plus totale. Il se sent imbécile, pataud, car il pense ici être l'enfant qui a besoin de guide, de réconfort. Car il ne sait pas quoi faire hormis la regarder pleurer. Ça ne lui était jamais arrivé. Ashe avait toujours eu des espèces de cauchemars qui la mettait dans un état d'agitation extrême dans son sommeil, et paralysie totale à son réveil. Mais jamais elle n'avait pleuré. Ou du moins autant. Elle semble s'étouffer dans ses pleurs. Il la regarde, et ne dit rien, simplement affligé. Un long moment se passe. Mais rien ne change. Ses mains caressent lentement les épaules dénudés de la fragile créature, puis en prennent l'emprise. Dans un élan sincère de compassion, il presse le corps frêle contre lui. Il entend le sanglot s'arrêter une demie fraction de seconde, puis reprend doucement. Il la laisse mouiller son torse nu de ses larmes salées, et attend. Tant qu'il la sent vivante, tout est ok. Il essaie d'être doux. Et il s'en sort plutôt bien. Et il attend ainsi.
Les premiers rayons du soleil commencent à poindre, et nous pouvons enfin distinguer la pièce où le drame s'est déroulé. L'endroit est immense, surement à cause du plafond très haut. Très éclairé par les fenêtres à l'arc brisé qui cherchent à gagner plus d'espace que les murs, la lumière se reflète sur le sol clair. Le lit est contre le mur qui fait face aux larges portes en bois qui donnent sur le couloir des appartements royaux. Plusieurs armoires en chênes, massives, sont dispatchées contre les différents murs de l'endroit, et l'on aperçoit une deuxième sortie, qui donne en fait sur un balcon qui surplombe le vallon dans lequel est niché le château. Alors qu'on longe les cloisons au revêtement sobre, la raideur du pan est alors brisée par la souplesse d'un rideau qui sépare la chambre à coucher d'une petite annexe qui sert de bureau. Mais laissons-là l'exploration de la chambre royale. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il n'y pas le fameux cliché du couple tendrement assoupis dans les bras l'un de l'autre, se réveillant doucement taquinés par les jets de lumières. Non, en fait la chambre est vide. Tout est bien ordonné, rangé. L'heure n'était pas à faire la grasse matinée. Non, l'heure est au royaume. L'heure est toujours au royaume.