Prostituez-moi /Chapitre III - Pause , avance rapide , Play

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Cette journée débutait parfaitement bien , l’air était à bonne température , le vent jouait avec ses cheveux encore un peu humides , son visage profitait ouvertement d’un matin radieux.

Elle avait remonté cette rue des centaines de fois , l’avait redescendu des centaines d’autres. Elle s’était rendue dans chaque boutique , dans chaque recoin un peu sombre. Tout lui était familier , le pressing où l’odeur du linge fraîchement lavé , repassé , et cajolé lui rappelait l’enfance , l’école où elle venait renifler les vêtements de chacun en désignant d’un doigt approbateur , sa préférence . Le tabac-troquet en haut de la rue où les vieux imbibés d’alcools refaisaient le monde , à s’en pisser dessus d’entendre autant de conneries sur la misère humaine. Et la couturière , dealeuse de coke à temps partiel. La bouffe rapide à foisons , les coiffeuses , la petite épicerie de quartier où les ardoises étaient parfois plus larges que des tableaux noirs. Tout un monde , toute une population se croisant fièrement en sachant exactement que lui était cocu avec le voisin de l’immeuble d’en face , que la coiffeuse du milieu de la rue était lesbienne , que beaucoup l’avait vu rouler une pelle à son apprentie , que elle , elle était sacrément conne mais elle disait bonjour , c’est pas comme l’autre qui ne salue jamais personne mais qui dans le fond est une adorable gamine , et puis l’autre , lui , eux , elles , tout un monde s’entremêlant , s’ignorant , et se découvrant.
C’était un rue de passage , où les boîtes d'intérims et autres services à la personne avaient fleuri et donné des idées aux chômeurs en mal de galères

Elle avait relevé la tête, sur une vitrine en contreplaqué, des tags avaient mangé l'espace de façon exagérés. Des tonnes de couleurs entremêlées sur un panneau de bois, des mots accompagnaient la façade bon marché de cette boutique de tatouages.

En un quart de secondes, elle y avait songé. Elle était rentrée, sans vraiment comprendre ce qui se passait. Comme ça, parce que c'était le moment, qu'encrer quelque chose sur sa peau lui paraissait important.

Sa main avait claqué contre la porte.

Les murs étaient d'un bordeaux terne dégradé d'un noir oppressant, l’ensemble était glauque , mais à la fois , fascinant .
Elle avait toujours détesté le rouge. Cette couleur terrifiante qu'il l'avait rendu femme. A treize piges , le sang avait coulé le long de sa peau. A n'y rien comprendre, à s'en taper la tête contre les murs de se rendre compte que tout était terminé, l'innocence et ce genre de conneries, c'était fini. En une seconde , le cerveau vrillé, elle savait. Plus jamais comme avant.

Elle avait salué l’homme vautré derrière son comptoir en bois , les pieds dépliés sur les feuilles de papier , les dessins , le cendrier noyé de mégots , le clavier d’ordinateur sur son ventre , le sourire figé.

- Bonjour chère Madame ! Je peux te renseigner ?
- Pour un tatouage , c’est possible ?
- Non , mais on peut se faire un tennis si tu veux. Non , je déconne bien sûr que c’est possible , c’est l’endroit idéal non ?

L’humour, elle n'y avait jamais rien compris. Il y en avait tellement de différents, de l'absurde au noir, des blagues Carambar à celles des blondes, des belges, des arabes, de tout. Un monde où chaque mot avait un pouvoir sur nos zygomatiques en manques d'exercices. Chacun faisait des drôleries pour amuser une galerie de pantins, tous riaient aux larmes parce que putain qu'est-ce qu'elle était bonne celle là, et elle n'y comprenait rien, sa tête entière se refusait à dépendre de ce genre d’idioties diffusées à profusion, à la radio, à la télévision , dans les journaux.

- Je t’écoute , dis-moi tout.
- Vous avez du papier ?
- Non, j'ai juste une serviette en papier si tu veux. Non, je rigole. Tiens!

Sourires de connivence, elle était convaincue que ce type là était du même acabit que tous les autres. Cet air amusé, cette façade masqué d'un ton mal assuré. Les chicots pourris, le crâne rasé, les avant-bras gribouillés, il avait fait comme les autres, s'était assuré d'un personnage à adopter, un rôle parfait qu'il tenait avec détermination et qui lui allait bien. Il avait ce charme corrompu et l‘apparence d‘un mec ordinaire. L'espace d'un instant ,elle avait décidé d'être docile,  de se laisser faire , écouter sa voix et regarder son corps. Redevenir l'animal femelle que la société avait placardé sur chaque affiche, sur chaque pub à la télé, en géant dans la rue . Se montrer comme il fallait, sans faux pas, farder de la tronche au pied, épiler de façon chronique, génocides de poils et autres points noirs qu'on désigne comme disgracieux. Comme si se raser la chatte nous donnait cette fragilité et cette beauté désirable.

- D'accord. C'est original au moins. Tu veux juste cette phrase ?
- Ouais !
- Tu voudrais le faire quand ?
- Maintenant !
- Ca me va, je suis disponible pour toi , j'ai pas de rendez-vous aujourd'hui. Tu veux un prix peut-être ?
- Pourquoi pas !
- De cette taille là, ça te fera 80 euros, tout rond ! Ca te convient ?
- C'est parfait !
- Je prépare le transfert et on est parti ! Je prends pas les chèques par contre !
- Y'a une Poste à côté, je vais retirer, je reviens.


Elle était sortie sans comprendre ce qui venait de se passer. Le soleil claquait ses rayons sur sa peau, elle frissonnait. Elle fouillait dans son sac, sortait ses clopes, ses lunettes de soleil, ses écouteurs et son téléphone. Il y avait un ordre pour tout.

D'abord les lunettes, l'agression lumineuse la déstabilisait, ses yeux lui piquaient, elle
n'aimait pas ne pas contrôler son corps. Puisque chaque chose qu'on fait, on le décide, elle ne voulait plus jamais se corrompre à supporter ce qu'elle n'avait pas envie d'accepter. Elle l'avait lu dans un livre, cette phrase : « Ce que chacun fait , il le décide. » Elle avait claqué à l'intérieur de sa tête , séisme crânien , du 7 sur l'échelle de Richter. Elle avait pris un marqueur, avait jauni, entouré, surligné, l'avait écrit au rouge à lèvre sur la glace de sa salle de bain, chaque matin la même violence la même baffe en pleine tronche. C'était tellement vrai, c'était tellement elle.
Et puis les écouteurs encastrés à l'intérieur de ses oreilles, la musique, un état d'esprit comme une lettre ouverte à la découverte de sensations étranges et épanouissantes. Ce son, ce bruit quasi régulier, cette violence sonore, tout était parfait dans la musique. Rien qu'un pays imaginaire où chacun faisait ce qu'il voulait de chaque mots, de chaque refrains, récitaient par cœur. Découvrir des paroles, des mots à vomir sans jamais cesser d'en avaler, à force de trop pleins, les recracher sur la face du monde et faire du bruit avec sa voix. La boulimie musicale était son truc à elle, jamais sans mélodies, toujours au fond de l'esprit un air qu'elle aimait bien.
Là, du Noir désir, les paroles la saisissent, la bousculent brutalement : " Pourras-tu le faire, pourras-tu le dire, tu dois tout essayer I'm lost, tu dois devenir  ..."

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