Une excellente journée

Michael Ramalho

Il faut y aller...

Vers quatre heures du matin, le chant d'un oiseau déchira le néant et la ramena à la réalité. Tout en s'étirant, encore toute embrumée de sommeil, Mona s'étonna d'être partie si longtemps loin de sa douleur. Des lustres que cela ne lui était arrivé. En fait, depuis que ses enfants et son mari l'avaient quittée. Dès lors, elle n'avait eu droit qu'à des confettis d'absence inconsciente, des bribes de repos auxquels les besoins physiologiques l'obligeaient. Assis à ses côtés, émergeant de l'aube naissante, Thomas apparut. Il se tenait là, palpable et frémissant ; différent de l'affreuse nuit où elle le vit pour la dernière fois. Son regard doux et profond la fixait avec appétit. Ses cheveux ébouriffés au-dessus de son adorable visage lui donnaient l'air d'un petit garçon prêt à commettre une bêtise. Ses mignonnes fossettes - qu'elle adorait titiller entre son pouce et son indexe- se creusèrent. Il se pencha à son oreille et susurra « Il faut y aller ma chérie ». Mona voulut l'embrasser mais il s'évanouit avant que ses lèvres ne touchent les siennes. Dans son esprit, la surface d'un océan noir et insondable commença à s'agiter sous un ciel d'orage. D'un bond elle se leva et pris la fuite devant les creux acérés qui grandissaient. L'intensité des rais de lumière perçant entre les volets présageait d'une journée radieuse. Une fois que Mona eut accompli son rituel consistant à baiser les prénoms de ses enfants tatoués à sur son poignet gauche, elle se dirigea vers la salle de bain. Elle se sentait bien. Apaisée. Comme allégée du fardeau qu'elle portait sur les épaules. Pour preuve, sa posture devant le miroir était différente. Elle se dressait fier, les épaules biens droites, arborant un sourire presque identifiable. Mêmes les ombres sous ses beaux yeux noisettes s'étaient atténuées. Une fois sa toilette achevée, elle revint à son reflet et fut prise d'une folle envie de se maquiller. Elle désirait se faire belle pour sortir. La journée décidément, promettait d'être extraordinaire. Ses produits de beauté, jadis cloitrés dans les tiroirs, présentaient une couche de poussière impressionnante. Elle retrouva vite sa gestuelle experte et au bout du compte, le résultat fut éblouissant. Le visage de Thomas surgit. Elle sursauta puis sourit tout à fait. Derrière elle, il passa les mains sur sa poitrine, titillant au passage son téton durcit par le désir et l'embrassa dans le cou. En remontant, il répéta « Il faut y aller ma chérie » avant de disparaître une fois encore. Tout à fait excitée, Mona se caressa en pensant à son mari. Sa façon qu'il avait de l'embrasser tendrement et soudain avec plus de fougue lorsqu'au milieu de leurs ébats, leurs deux sangs fusionnaient. Son sexe lourd et long qui la brulait de plaisir dans un va et vient éternel. A la fin, Mona éprouva un bien-être incroyable. Plus tard, elle se mis en tête de nettoyer l'appartement à fond. Mona souhaitait que tout fut propre avant de partir. Par miracle, elle se rappela le mot de passe autorisant l'accès à sa vieille playlist et toute heureuse, réécouta ses titres favoris. Elle effectua un ménage de printemps au son d'une musique endiablée qu'elle croyait éteinte pour toujours. Tandis qu'elle hurlait dans le manche à balai transformé en micro, des images de bonheurs passés remontèrent des abîmes. Elles revit ses enfants qui dansaient, criaient et chantaient avec leur père. Antoine virevoltait dans ses bras et riait aux éclats. Louise, perdant l'équilibre à cause d'une ronde interminable, partait elle-aussi dans un fou-rire tonitruant. Luttant de toutes ses forces pour ne pas rechuter, Mona nagea aussi vite qu'elle pu pour s'éloigner de la vague qui s'avançait pour l'engloutir. Quand tout fut terminé, elle regarda avec fierté son appartement soigneusement rangé qui exhalait une agréable odeur de propre. Mona allait mieux que jamais. Elle allait partir. Sortir d'ici. « Y aller » comme l'exigeait son mari. Restait à choisir la tenue qu'elle enfilerait pour cette balade. Des années qu'elle n'ôtait plus cette vieille paire de jean et ce haut délavé trop ample qui au fil du temps, étaient devenus comme une seconde peau. Sans trop chercher, Mona remis la main sur une jupe légère de couleur verte à motifs fleuris et une blouse blanche à liserés jaunes datant de sa période estudiantine. Dès qu'elle fut dehors, elle reconnut avec certitude le chant de son oiseau qui s'égosillait, un parmi la multitude, dans la chorale ornithologique. En bas de son immeuble, le mur de la cour couvert de glycine, dégageait une odeur enivrante. Les tulipes s'épanouissaient en feux d'artifice multicolores dans les pots de terre chauffés à blanc, de Mme Rodrigues. Mona prit la direction du métro qui se situait à cinq minutes de marche. Pour l'atteindre, elle devait traverser un square. La vie qui s'en dégageait fit revenir à la surface des instants heureux tels celui où par un froid matin d'hiver, Louise expérimenta sa toute première descente de toboggan ou celui montrant Antoine, pointant ses doigts minuscules en direction de sa mère pour qu'elle l'aide à franchir le mur d'escalade. La vague noire, insidieuse, plus monstrueuse que tout à l'heure, se dévoila à nouveau. Elle dû courir pour lui échapper et sa course ne s'acheva qu'à l'entrée de la station. La vague éclaboussa ses talons mais elle résista. Juré! Elle ne pleurerait plus. Plus de retour à la maison. Elle devait « y aller ». Avancer quoi qu'il en coûte. Une fois qu'elle eut repris son souffle, elle remarqua que la station était presque déserte. Depuis que sa famille était partie, Mona avait perdu les repères quotidiens qui jalonnaient la route des vivants. Elle ignorait quel jour on était ainsi que l'heure qu'il pouvait être. Demeurée hors du tourbillon de la vie, elle s'était muée en simple observatrice d'un monde qui implacable, poursuivait sa route sans elle. Les quelques voyageurs qu'elle croisait ne lui prêtaient aucune attention. Pas davantage que de fugaces compagnons de voyage. Dans le couloir de faïence couverts d'affiches publicitaires aux couleurs criardes, elle cru sentir le souffle d'un battement d'aile sur sa nuque et un babillement mélodieux juste à côté de son oreille. Mona se retourna brusquement mais n'aperçut que le dos gris et guindé d'un homme qui s'engouffra dans un autre couloir. « Le prochain train dans une minute ». Cette fois, elle pu apercevoir l'oiseau. Le sien... Elle en était certaine. Un Merle posé sur un panneau d'information sautait sur place en déployant des ailes minuscules. Immobile, il la fixait. Son bec jaune entrouvert, pivotant lentement vers la droite, paraissait l'inviter à regarder le quai d'en face. Louise, Antoine et Thomas se tenaient face à elle. Si proche. A peine une dizaine de mètres. Thomas retenant ses enfants lui fit un signe de tête. Tous les trois lui souriaient. La vague de souffrances infinies la rattrapa et l'engloutie. Elle but la tasse. Le désespoir avait un goût âcre et salé. Sa famille l'appelait, faisait de grands signes pour qu'elle les rejoignent et criait: "Viens Maman!" , "Chérie, il faut y aller!". Avec une force incroyable, elle se hissa au sommet de la barrière de protection en plexiglas, fixée au sol. Quand elle trouva son équilibre, le merle quitta le panneau et vola jusqu'à elle. A quelques centimètres de son visage, Mona pu contempler ses yeux ténébreux cerclés de feu. Attirer par les abîmes qui s'y reflétaient, Mona se laissa aller. A l'issue d'une chute interminable, Thomas et les enfants la réceptionnèrent dans une étreinte fatale. La journée avait été magnifique. Elle était parvenue à obtenir sa mortelle résurrection.

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