Psy-schisme -chapitre douzième

Juliet

-Amène-moi là-bas. Non, Satsuki, je veux dire que je n'ai pas le courage d'y aller seul.
Satsuki soupira. D'un geste lent et las il referma le livre sur lequel il avait le nez penché depuis des heures. Un traité de morale. Mais son cerveau était si engourdi par les pensées infinies de Kyô qu'il ne comprenait plus un traître mot de ce qu'il lisait. Il a contemplé la couverture cuivrée du livre un moment comme s'il s'agissait là d'un ouvrage sacré, puis l'a reposé sur la table avec nonchalance. Comme s'il n'avait pas entendu la supplication de Tôru, il s'est perdu dans ses vagues pensées. Tôru lui faisait face, là, sur le canapé juste devant lui. Tôru se trouvait à la fois chez Satsuki et à la fois chez lui. Parce que Tôru avait vécu son enfance et son adolescence dans cette maison même.
-C'est vrai, tu te dis que c'est inutile ? Mais oui, ça l'est ! Je me demande bien pourquoi est-ce que je veux y retourner. Ce n'est pas comme si cela m'enchantait, ce n'est pas comme si je n'étais pas mort de peur, ce n'est pas comme si cela ne m'avait jamais déchiré le cœur si fort que j'ai enfin pu découvrir que j'en avais un. Pourtant, tu vois, je veux y aller. Mais pas sans toi, sans toi Satsuki, je n'en aurai pas le courage. Je suis désolé d'être si égoïste.

Il a beau supplier, en réalité au fond de lui Kyô prie pour qu'il refuse. Oh, il souhaite vraiment y aller sans en connaître la raison, il a l'impression qu'il a quelque chose d'important à découvrir là-bas, mais en même temps la terreur d'y retourner est si forte qu'il se dit que ce serait sans doute mieux que Satsuki refuse.
-Je ne veux pas, moi.
-Pour quelle raison ? gémit Kyô.
Pour la première fois depuis qu'il le connaissait, Tôru eut l'impression que le regard que Satsuki lui jeta à ce moment-là était teinté de reproches et de mépris.
-Pour la même raison que toi, scanda-t-il avec une grimace retenue. Quel plaisir as-tu à y entrer ? Es-tu pervers ? Sadique ? Te réjouis-tu de la souffrance de ces malheureux ? Désolé, mais moi, malgré ce que tu penses, je ne suis pas fort. Pour cela, je ne suis pas fort. Je peux même te dire que je suis lâche pour ce genre de choses. Je n'ai pas le courage de regarder cette réalité en face. Pourquoi ? Parce que je ne peux rien faire. Ou peut-être que j'ai trop peur du danger que j'encours pour cela. Voilà, je suis égoïste. Je le suis mais je ne suis pas pervers au point de venir admirer leur souffrance. Alors, Kyô, si tu veux y aller, vas-y seul.
-Mais...
-Il n'y a pas de mais. Tu m'y as amené une fois, pas deux. Je ne l'accepterai pas. Je t'en veux même que tu aies des idées aussi tordues en tête. De quoi sont faits tes désirs ? Je me le demande... Sont-ils nourris par la perversion pure ? Je suis déçu, en réalité... Je suis déçu par toi.

Avant cet instant-là, Kyô n'aurait jamais pu imaginer Satsuki capable de s'adresser à quelqu'un avec une telle sécheresse mêlée d'une violente colère. Pourtant, il ne parvenait pas à se sentir abattu. Que Satsuki lui fasse comprendre à quel point il était déçu... C'était quelque chose de blessant,  malgré tout Kyô a décelé derrière ces mots froids quelque chose de beaucoup plus tendre et réconfortant. Comme si en lui avouant qu'il était foncièrement déçu, Satsuki lui faisait par-là même comprendre qu'il avait jusqu'alors eu une certaine estime pour lui.
Kyô a écarquillé les yeux. Cette subite prise de conscience a eu l'effet d'une onde de choc dans le cœur.
Même infime, Satsuki avait déjà éprouvé de l'estime pour lui. C'était quelque chose de grandiose.
-Merci...
Satsuki qui regardait alors par la fenêtre pour ne pas avoir à affronter le regard de Kyô a posé des yeux étrécis de colère et d'intrigue sur lui.
-Ne me dis pas merci, je viens de te dire que je refuse catégoriquement.
-Je ne parlais pas de ça. Je te remercie...pour tout ce que tu as fait, avant, et... de ne pas m'avoir considéré comme un moins que rien, pour toujours avoir voulu m'aider, je te remercie.
Satsuki s'est demandé s'il avait déjà aidé Kyô une seule fois dans sa vie. Rien n'était moins sûr. Il a profondément soupiré, soudainement accablé d'une détresse profonde, et comme pour fuir la réalité s'est recroquevillé contre son fauteuil et a fermé les yeux, le visage enfoui au creux de ses bras.
-Est-ce que tu m'ouvriras ta porte ?
Il n'y eut pas de réponse. Satsuki n'osait pas parler, de peur de faire entendre à Kyô les sanglots dans sa voix.
-Lorsque je reviendrai, Satsuki, malgré tout je voudrais que tu m'ouvres ta porte. Une nouvelle fois. La dernière, si c'est ce que tu souhaites, je te fais le serment que ce sera la dernière. Mais il me faudra te revoir, au moins une fois, une seule. Pour te dire adieu, ou pour te remercier, il le faudra. Ouvre-moi cette porte la prochaine fois comme ma mère m'ouvrait cette porte rouge avec un sourire de la plus grande tendresse.

Satsuki ne voulait pas être comme la mère de Kyô. Ou plutôt, il ne savait rien d'elle pour penser cela, mais ce dont il était sûr était qu'il ne voulait pas mourir comme elle. En mourrant, d'ailleurs, il n'aurait plus jamais la possibilité de protéger Kyô.
Ça lui a semblé étrange, qu'il pense cela. Pourtant c'est la première chose qui s'est imposée à son esprit. En mourrant, Satsuki ne pourra plus rien pour Kyô. Tout comme sa mère n'a rien plus pu pour lui lorsqu'elle a été assassinée par son propre mari.
Sans bouger, le visage toujours enfoui dans ses bras, Satsuki a hoché la tête en silence.
Alors il a entendu Kyô se lever, s'approcher de lui doucement, puis, posant une main sur son épaule, il l'a senti se pencher pour déposer ses lèvres contre sa nuque.
-J'espère pouvoir te le rendre un jour.

Il y a eu des bruits de pas lents, un léger claquement de porte, et puis plus rien.
"Me le rendre ? Pour me rendre quoi que ce soit, assure-moi déjà que tu continueras à vivre."


 
 
 
 
 
 
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Il s'est heurté avec violence contre un homme tandis que ce dernier sortait du bâtiment au même moment que Kyô y entrait. L'autre a poussé un cri de douleur, portant la main à son front, tandis que des rires vertigineux l'envahissaient.
-Je suis désolé, vraiment désolé. Pas de mal ?
Kyô a levé les yeux pour prononcer quelque chose mais le visage de l'homme l'a figé sur place. Il est resté subitement immobile, comme si le vent froid de l'hiver l'avait cristallisé dans de la glace, tandis que l'inconnu le dévisageait avec curiosité.
Inconnu ? Au fond de Kyô, quelque chose lui a soufflé que cet homme ne lui était pas totalement inconnu.
-Je rêve.
Un mauvais pressentiment a assailli Kyô. À ce moment-là, il s'est dit que c'était plutôt un cauchemar, mais il ne pouvait décemment pas dire cela à l'homme qui se tenait devant lui.
-Je rêve, c'est bien toi ?
Kyô a fait non de la tête mais il avait carrément oublié qui était "toi".
L'homme a ri, nerveusement, et comme pour calmer sa nervosité apparente il a sorti une cigarette de sa poche. Très vite, la fumée a picoté les yeux embués de Tôru.
-Sérieusement, je pensais que tu étais mort. Attends, c'est vraiment toi ?
          Cette fois, il a hoché la tête. Il n'aurait pas dû, pourtant, il se disait qu'il aurait mieux fait de dénier de toutes ses forces, de jouer la carte de l'ignorance et faire croire à l'individu que ce n'était qu'une méprise, seulement Kyô a hoché la tête.
-Tu es vivant, alors.
Il a à nouveau hoché la tête avant de réaliser qu'il était inutile de répondre à une évidence pareille.
L'autre a aspiré une longue bouffée de fumée avant de s'adosser contre la vitre blindée de la porte d'entrée. Subitement, il semblait exténué.
-Non, je n'y crois pas. Tôru Nishimura ?
-Oui, a gargouillé Kyô d'une voix sèche.
-Mais ce n'est pas possible ! s'est exclamé l'autre en étirant sur son visage un sourire de contenance. Tu devrais être mort !
-Je n'ai jamais eu de raison d'être mort.

Il y a eu un silence tendu durant lequel ils se dévisageaient intensément mais avec une certaine distance mêlée de crainte et de dédain. Kyô n'avait jamais nourri nulle haine ni rancœur contre cet homme par le passé pourtant, le revoir ne l'enchantait guère.
-Oui, c'est vrai, a fini par reconnaître l'autre d'un air étonné comme s'il venait de le réaliser. Ça paraît inconcevable mais dans le fond, tu n'avais aucune raison de mourir. J'ai juste pensé que... ah, laisse tomber.
-Bien sûr, Mao, a froidement rétorqué Kyô qui venait subitement de retrouver toute son assurance. Après la mort de ma mère, dont tu as été le premier à découvrir le cadavre, tu ne m'as jamais revu. Tu avais peut-être pensé que je m'étais suicidé, hein ?
-Mais oui ! s'est exclamé Mao, et il a éclaté de rire.
Tôru s'est sérieusement demandé si ce garçon n'était pas finalement devenu fou. Sa réputation à l'époque du lycée, déjà, n'était pas très glorieuse et même dégradante, mais Kyô n'aurait jamais pensé que Mao ait pu être étrange à ce point-là.
-Ça fait bizarre, hein. De retrouver son vieux voisin de quartier et camarade d'école...
-C'est encore plus bizarre quand on voit où est-ce que l'on se retrouve, a répliqué Kyô qui sentait une écoeurante boule d'amertume se bloquer dans sa gorge.
Le comportement de Mao était de plus en plus étrange. Du bout consumé de sa cigarette, il traçait des traits noirs verticaux sur le mur du bâtiment.
-Tu dis cela comme un reproche d'être ici, a-t-il bougonné à la manière d'un enfant qui boude. Mais toi, tu te retrouves dans le même endroit que moi, non ?
-Je suis venu voir quelqu'un.
Mao a tourné vers lui un visage qui rayonnait d'un sourire en désaccord total avec la situation.
-Ah oui ? a fait Mao avec un engouement démesuré. C'est ton père que tu es venu voir ?
  Et il s'est remis à éclater de ce rire crispant et démentiel. Tôru devait faire appel à toute sa volonté pour ne pas détruire la mâchoire de cette ordure.
-Mon père est mort, tu le sais, non ? Avec toutes les rumeurs qui circulaient sur moi au lycée à cette époque, cela n'a pas dû mettre beaucoup de temps pour que tout le monde le sache. Il s'est heureusement suicidé quelques semaines après avoir tué ma mère.
-Oui, je sais. Je disais ça pour rire, tu sais.
"Pour rire ?"
-Eh, Tôru, mon mignon, pourquoi tu fais cette tête ? C'était une blague, hein, une blague !
Mao a empoigné une mèche des cheveux de Kyô avant de frotter son crâne de la main comme il caresserait un chien. Tôru s'est détaché de lui avec une grimace de dégoût.
-C'était vrai ce que l'on disait sur toi ? Mao, tu es juste malade.
-Vraiment ? s'illumina le jeune homme comme si cette remarque l'enchantait au plus haut point. Je le suis peut-être, eh bien je suppose malgré tout que je le suis moins qu'eux. Si j'étais vraiment malade, moi aussi j'aurais fini à la Fourrière.
Comme s'il venait de déballer la plaisanterie la plus délectable du siècle, il s'est perdu dans ses rires insensés et hystériques. Au bout d'un long moment, il a fini par aspirer une longue bouffée d'air, à bout de souffle, avant de se calmer.
-Excuse-moi, tu disais ? fit-il d'un air indifférent en reportant son regard sur Tôru.
-Absolument rien.
-Alors, qui est-ce que tu es venu voir ?
-En réalité, personne.
Mao aurait pu penser que Kyô disait cela pour se débarrasser de lui, mais au ton de sa voix, il avait compris que ce n'était pas un mensonge.
-Tout à l'heure, tu disais être venu voir quelqu'un.
-Non. La vérité est que je suis venu vérifier une chose par rapport à une certaine personne.

Le regard de Mao s'est voilé de tristesse. Kyô n'en était pas sûr car, au moment où il avait plongé ses yeux dans ceux de Mao, ce dernier avait détourné le regard pour le reporter aussitôt sur lui, et toute trace de grisaille avait disparu de ses iris.
-Tu penses qu'il y a quelqu'un que tu connais ici ?
Kyô n'a pas répondu. Il l'a dévisagé encore quelques instants comme s'il attendait quelque chose de sa part, mais comme Mao demeurait inerte, il l'a délicatement poussé de son passage et a pénétré dans le bâtiment.
 
 


-Excusez-moi...fit-il timidement alors qu'un gardien s'avançait vers lui, se demandant qui pouvait être cet individu louche qui flânait dans les couloirs sans sembler connaître quiconque se trouvant ici.
-Il y a un problème, Monsieur ? fit le gardien avec méfiance.
-Eh bien... Je suis déjà venu ici il y a quelques jours pour "visiter", et j'ai cru remarquer, mais je ne suis pas très sûr car cela n'a duré qu'une seconde, avoir vu une affiche collée à côté de l'entrée du bâtiment. Cette affiche, je crois, contenait les noms des prisonniers. Seulement elle n'y est plus et je voulais savoir...
-Si vous avez une quelconque question à poser là-dessus, coupa-t-il froidement, vous devez vous adresser directement au Directeur.
-Mais je ne comprends pas, cette affiche était bien là, la semaine dernière. Cela ne doit pas poser problème qu'elle soit visible au public, non ? Bien, la vérité est que j'y ai vu par inadvertance le nom d'une personne que j'ai connue jadis... Mais je ne suis pas certain, aussi je voulais m'assurer de...
-Quel nom ? fit le gardien avec un soupir d'ennui.

Là, il y a eu un gros blanc dans l'esprit de Tôru, comme si tout souvenir avait échappé son esprit. Son regard était vague et ne voyait même plus les malheureux souffrants gisant dans leurs cellules.
-Alors ? s'impatienta le gardien. Cela va bientôt être l'heure des médicaments, alors je n'ai pas que ça à faire.

C'est alors qu'il s'est souvenu. Oui, à ce moment où Satsuki l'entraînait en dehors du bâtiment, les yeux de Kyô par le plus grand des hasards s'étaient posés sur cette feuille et avaient eu le temps d'apercevoir ce nom. Il en était certain, oui, il l'avait vu, il l'avait lu.
-Matsumoto Takanori.

Lorsqu'il avait vu ce nom, alors que Satsuki le tenait par les épaules pour le dépêcher de sortir d'ici, Kyô sur le coup ne s'était pas souvenu de lui. Matsumoto Takanori, ce nom lui disait bien quelque chose, mais qui était-ce ? C'était subitement au milieu de la nuit, alors qu'il ne parvenait pas à dormir, qu'il s'était rappelé.
Matsumoto Takanori. Il ne l'avait jamais rencontré en personne.
Pourtant c'était l'évidence même. Il savait qui il était. Car Matsumoto Takanori était le principal sujet de conversation de la seule et unique personne qui l'ait jamais compris durant son adolescence, le seul qui ne l'ait pas considéré comme un marginal, le seul qui ne l'ait pas évité. Yutaka Uke, le seul ami sur qui il avait pu réellement compter, parlait chaque jour de son bien-aimé frère, celui que tout le monde appelait "le fou".

En se souvenant de cela, Kyô a été pris d'une nausée violente. Matsumoto Takanori. Mais si c'était vrai, si c'était bien lui et non un homonyme dont il s'agissait, pourquoi se retrouvait-il ici ? Lui, le frère tant adoré de son seul et fidèle ami qui lui manquait depuis tant d'années, à la Fourrière ?
Tôru ne pouvait pas y croire, ou plutôt il ne le voulait pas. Parce que Matsumoto Takanori dans cet endroit de malheur, cela signifiait aussi le plus grand malheur de Yutaka Uke.
Et ça, il ne pouvait pas l'accepter.
C'est pour cela que, quand le gardien lui a annoncé qu'il y avait effectivement eu un Matsumoto Takanori mais qu'il ne s'y trouvait plus, Kyô a senti le monde s'effondrer sous ses pieds.





-Tu m'attendais ?
Mao n'a pas tourné la tête vers lui. Il était nonchalamment adossé au mur, les yeux levés vers le ciel vide et blanc, et était occupé à cracher de petits sillons de fumées ondoyant gracieusement dans les airs.
-Non, je ne t'ai pas attendu, a répondu Mao. C'est toi qui m'attendais.
-Qu'est-ce que tu racontes ?
Mao a baissé la tête et s'est mis à gratter le sol du bout de la chaussure, là où la cendre était tombée. Une grosse traînée noire s'est étalée.
-J'ai pensé que tu aurais des questions à me poser.
En réalité, Kyô aurait eu une infinité de questions à poser à Mao. Mais une seule lui importait sur le coup.
-Il y avait son nom. Matsumoto Takanori. Toi, ce n'est pas un hasard si je t'ai rencontré ici ? Je veux dire... tu étais venu pour le voir lui, non ?
Mao l'a dévisagé comme s'il avait en face de lui un demeuré profond.
-Ah, ça me dégoûterait, éructa-t-il avec une grimace. Pourquoi serais-je venu le voir, lui ? Non, moi, si je viens, ce n'est certainement pas pour ce fou.
Kyô a dégluti, les veines tendues et saillantes sous sa gorge, mais il a réprimé sa fureur.
-Il y avait son nom. Mais il n'est plus là. Le gardien n'a pas voulu me donner de détails car je ne fais pas partie de sa famille. Tu sais quelque chose, toi ? Ils l'ont tué, dis. Ils ont tué le frère de Yutaka Uke.
-Ah, ce que tu es agaçant ! Qu'est-ce que ça pourrait te faire ? Tu n'as jamais rencontré ce mec !
-Espèce de...
-Ils ne l'ont pas tué.
 


 
 
 
 
 
 


Mao s'est planté face à Tôru et, après avoir tiré une dernière et longue bouffée, il a tendu la moitié de la cigarette restante sous les yeux de l'homme qui resta ébahi.
-Je ne fume pas.
-Tu fumais, avant.
-Toi, avant, tu ne fumais pas. Les temps changent, non ?
-Qu'est-ce que tu aurais fait, s'ils avaient tué Matsumoto Takanori ?

Kyô s'est tu, morose. C'était vrai, après tout ? Qu'est-ce qu'il aurait pu faire, lui ? Mort, c'eût été trop tard pour le sauver. Lui qui n'était qu'un inconnu pour Matsumoto Takanori, lui qui avait seulement entendu parler de lui de la bouche de son seul et grand ami Yutaka Uke...
S'il avait été mort, à part pleurer et s'en vouloir inutilement, qu'est-ce qu'il aurait pu faire ?
-On dirait que tu cherches à te faire souffrir.
Le ton de Mao ne contenait nulle moquerie, nul reproche.
Lorsque Kyô a levé les yeux vers ceux de Mao, il a cru y voir un fond de tristesse.
-Non, a murmuré Kyô en baissant les yeux, mais il n'était plus très sûr lui-même de ses paroles. Parce que la semaine dernière, j'ai vu son nom par accident sur la feuille... Uke y tenait plus que tout au monde, à son frère. Alors qu'il ait pu être mort, c'aurait été bien trop triste.
-Triste ? Mais pour qui ? Uke est mort, il ne peut plus rien savoir, ni plus rien ressentir. Et au mieux, à supposer qu'il existe une vie après la mort, un Paradis ou quelque chose de ce genre, alors Matsumoto n'aurait que rejoint son frère, pas vrai ? Pourquoi aurais-tu été triste ?

Le ciel qui, la seconde d'avant, avait pris la couleur blanche de la neige contenue en lui, est subitement devenu noir. Était-ce l'imagination de Tôru ? Il se recouvrait de corbeaux. Des milliers de corbeaux repeignaient le ciel de la couleur du désespoir. Les larmes qui coulaient sur les joues pâles de Tôru, venaient-elles du ciel ou de ses yeux par lesquels il voyait trouble ?
-Je suis désolé.
Tôru s'est agenouillé sur le sol. Il a enfoui son visage au creux de ses bras, au creux de ses genoux pour laisser librement couler toute la tristesse subite qui le terrassait.
-Je suis désolé, a répété Mao.
Désolé ? Mais de quoi ? Il n'existait aucun sentiment dans la voix de Mao. Juste du vide, de l'indolence, de l'indifférence.
Ce que Kyô ne pouvait déceler, c'est qu'à ce moment-là Mao éprouvait un réel regret.
-Je pensais que tu le savais.
-Depuis la mort de ma mère, je n'ai plus jamais revu Uke...
Il a entendu les pas de Mao s'approcher de lui avec hésitation, puis son corps qui se baissait pour poser sa main sur son épaule.
-Je savais qu'il était voué à disparaître trop tôt... Même si cela fait tant d'années et que j'aurais dû m'en douter, tu vois, l'apprendre comme ça...
-Oui, je comprends.
Kyô a reniflé, étouffé dans ses propres bras. Il a secoué la tête.
-Tu ne comprends pas.
-Je comprends, a répété Mao avec nervosité.
-Non, toi, tu ne ressens rien. C'était déjà comme ça, à l'époque... Tu étais sans cœur, tout ce qui t'importait, c'est ta personne, et tu n'hésitais pas à écraser les autres pour ton bénéfice. Toi... je me demandais alors pourquoi est-ce que tu vivais.
-Tu viens de le dire, rétorqua Mao avec assurance. Je vivais pour moi. Est-ce mal ? Puisque je suis né, c'est que j'étais voué à vivre.
-Vivre pour toi, mais tu n'aimais rien ni personne ! Qu'est-ce qui te donnait envie de vivre, dis-moi ?
-Mais tu n'avais pas de raison de vivre non plus ! Tôru ! Ton père te battait et battait ta mère, tu n'avais pas d'ami avant de rencontrer Uke, tout le monde disait du mal de toi à l'école. Alors dis-moi pourquoi tu vivais !
-Pour ma mère ?
-Et quand elle est morte, quand ton père s'est suicidé, quand Uke est sorti de ta vie, ou plutôt lorsque tu t'es éloigné de la sienne, pourquoi vivais-tu ?!
-Je ne sais pas ! Lâche-moi, mais qu'est-ce qui te prend ? Tu es bizarre, tu l'as toujours été, je ne te comprends pas !
-Moi non plus je ne te comprends pas. Tu me demandes pourquoi je vis ? C'est comme si tu me disais que j'avais toutes les raisons de mourir !
-Dis-moi où est Matsumoto Takanori. Tu le sais, n'est-ce pas ? Je suis certain que tu le sais, même si tu affirmes n'être jamais venu le voir.

Les yeux de Mao se sont embués de larmes. À l'intérieur de ses entrailles il a senti une haine incommensurable se concentrer à l'égard de lui-même. Pourquoi ? Pourquoi se mettait-il à pleurer ? Parce que Kyô avait l'air si fragile ainsi prostré ? Parce qu'il revoyait en images le moment où il avait découvert le cadavre de sa mère poignardée, couverte de sang ?
Il ne le savait pas, il ne voulait pas savoir pourquoi il pleurait, mais Mao pleurait et ne supportait pas cette situation.
Dans un élan de détresse où il était devenu incapable de réfléchir, il a passé ses bras autour des épaules secouées de Kyô et l'a attiré contre sa poitrine. Interloqué, l'homme a arrêté ses pleurs pour les remplacer par un faramineux hoquet.
-Qu'est-ce qui t'arrive ?
-Il a été sauvé.
Silence. Sur les deux hommes agenouillés sur le sol, vêtus de noir, la neige s'était mise doucement à tomber. Ils ont levé les yeux vers le ciel blanc qui faisait couler des larmes gelées par le froid. Des larmes en forme de cristaux étoilés.
-Il a été sauvé, a répété Mao. Quelqu'un... qui ? Je l'ignore. Quelqu'un est venu sauver Matsumoto Takanori.
Pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontré, une quinzaine d'années auparavant, Tôru a senti un fond d'émotion dans la voix de Mao.

-Mais moi, a ajouté Mao d'une voix blanche, je ne suis pas sauvé. En ce moment même, il y a quelqu'un qui est en train de me tuer du regard.
Il ne semblait nullement avoir peur, pourtant. En réalité, il paraissait même amusé. Intrigué, Kyô a relevé la tête vers Mao d'un air interrogateur. L'homme lâcha l'étreinte qui le retenait et, avec un sourire en coin, dirigea son regard vers la grille du bâtiment, à une dizaine de mètres de là.
Curieux, Tôru a tourné la tête vers l'endroit où un homme se tenait là, debout, figé dans le froid et la neige, cette neige si blanche dans laquelle la silhouette se confondait.
-Satsuki.
Sans même plus adresser la moindre attention à Mao, Kyô s'est redressé et, d'un pas lent et raide comme un automate, il s'est avancé vers la silhouette qui lui a tendu la main.
 
 
 
 
 


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Au moment où Mao a ouvert la porte de son appartement à laquelle l'on toquait avec insistance depuis une bonne minute, il s'est retrouvé étalé à terre, la mâchoire en sang. Il s'est redressé, sonné, avant de se jeter sur le côté pour éviter de justesse le nouveau coup qu'Asagi lui portait. Asagi qui le fusillait d'un regard noir et rutilant des flammes de la haine.
-Tu es fou ?!
Sans répondre Asagi l'a empoigné par le col, le souleva à quelques centimètres du sol et approcha son visage du sien. Mao était décomposé par la terreur.
-Même si tu as sauvé Mashiro, je ne te ferai jamais confiance.
Il l'a jeté à terre comme un vulgaire déchet et l'a toisé, assassin.
-Tu es fou, s'étrangla Mao qui n'osait pas se défendre car la force d'Asagi était décuplée par sa rage. Tu viens chez moi sans prévenir et d'un seul coup, tu m'attaques ! Je peux comprendre pourquoi ? Si tu as le droit de ne pas m'aimer, il est interdit de frapper quiconque, surtout lorsque l'on n'a aucune raison valable comme toi ! Qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu me traites de cette manière ?

Asagi fit semblant de réfléchir durant quelques secondes avant de venir enjamber le corps étendu de Mao et le dominer, écrasant.
-Moi ? Tu ne m'as rien fait. Ou disons que tu as essayé de me faire quelque chose mais tu n'as pas réussi. À la place de cela, c'est à Mashiro que tu as fait du mal.
-Tu es malade, cracha Mao avec des yeux étrécis de haine et de mépris. Je comprends parfaitement pourquoi est-ce que tu as fini comme un chien enragé à la Fourrière. Tu es juste malade, une ordure bonne à jeter, un monstre atteint de démence, tu n'as rien d'un être humain. Tu es fait pour finir crevé comme un rat pestiféré dans une cage minuscule et crasseuse.

Asagi écoutait sans rien dire, placide. Quand Mao eut fini sa série d'invectives toutes plus odieuses et dégoulinantes de mépris les unes que les autres, il s'assit à califourchon au-dessus de son corps et se délecta secrètement de l'expression de terreur qui tendait les traits de Mao.
Le visage d'Asagi était penché si proche du sien que leurs lèvres se frôlaient presque, et ses longs cheveux noirs chatouillaient sa peau.
-C'est ce que tu souhaites ardemment, hein ? Que je retourne à la Fourrière. Oh, mais oui ! D'ailleurs, si là n'était pas ton but, pour quelle raison aurais-tu versé une substance illicite dans mon verre de vin ? Malheureusement pour toi, Mashiro a pressenti que quelque chose n'allait pas dans ton attitude, et il a bu mon verre à ma place. Alors dis-moi, Mao... ne trouves-tu pas étrange que le jour suivant, Mashiro ait été victime d'une crise d'hallucinations et d'angoisse telle qu'il a tenté de me tuer sans savoir que ce n'était que moi qui me trouvais en face de lui ?

Silence. Face à face entre chiens de faïence.

-Tu n'as rien à dire pour ta défense. Je m'en doutais. Sache que malgré le fait que Mashiro interdise que l'on te fasse du mal parce que tu l'as sauvé d'un sort effroyable, moi, je ne te pardonnerai jamais ce que tu essaies de faire à mon frère et à moi.

Au moment où Asagi allait porter un coup monumental sur l'homme, la porte de l'appartement s'ouvrit dans un fatras épouvantable.
Asagi s'est retourné, stupéfait, tandis que Mao tendait un bras plein d'espoir et de supplication vers l'homme qui se tenait haletant sur le seuil.
-J'aurais dû me douter que tu allais chercher à lui faire du mal.
Sans plus rien dire, Ryô s'est avancé et est venu agripper Asagi qu'il projeta violemment sur le côté.
-Je suis en train de me demander si tu n'es pas réellement qu'une ordure.
Incapable d'émettre le moindre son, Asagi a écarquillé des yeux brillants de supplice vers son frère qui l'ignora ostensiblement.
Ryô tendit les mains vers Mao qui se jeta dans ses bras avant d'éclater en sanglots.
-J'ai cru qu'il allait me tuer... Merci... Merci.
 
 
 
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-Tu protèges ce criminel ? hurla Asagi tandis que Ryô et lui pénétraient dans leur propre appartement.
Il resta coi sous le choc lorsque son frère lui administra une gifle monumentale.
-Criminel ?! éructa l'homme hors de lui. Mais qui traites-tu de criminel tandis que tu étais en train de le torturer ?
-Ne comprends-tu donc pas ? éclata Asagi qui ne pouvait plus retenir ses sanglot de haine, d'injustice et de détresse. Il t'embobine depuis le début ! Il essaie de t'avoir par tous les moyens ! Il m'utilise, moi, et il utilise même Mashiro pour te tromper ! Depuis le début, as-tu donc été aveugle au point de ne rien voir ?! Chacune de ses paroles, chacun de ses gestes sont suspicieux ! Mais tu provoques ta propre cécité pour ne pas avoir à affronter la réalité en face ! Sais-tu ce qu'il a tenté de faire ?! Ryô, tu dois me croire, je suis ton frère, je cherche à te protéger !
-Va-t'en ! Je ne veux pas d'un criminel chez moi ! Tant que tu n'auras pas appris à devenir un être humain respectable et capable de retenir ses pulsions animales, je refuse de te voir !
-Je n'ai nulle part où aller !
-La place des animaux est à la Fourrière !

Asagi sentit un vide béant se creuser dans son cœur. Il a secoué la tête, les yeux humides, comme s'il ne pouvait pas croire à ce qu'il entendait.
-Non, Ryô, tu mens... Tu ne penses pas ce que tu dis ?
Ryô a fermé les yeux et poussé un long soupir empreint de lassitude et de tristesse, passant longuement ses mains dans la cascade d'encre noire de sa chevelure.
-Je ne comprends pas ton attitude, Asagi. Depuis quand es-tu si violent ? Je veux dire... en dehors des crises, tu es quelqu'un de calme et réfléchi. Du moins, c'est ainsi que je t'ai toujours connu. Mais depuis que tu es entré dans cette Fourrière, j'ai l'impression de ne plus avoir la même personne en face de moi.
-C'est cela que tu souhaites, Ryô ? Que j'y retourne ? articula Asagi d'une voix rauque.
Son frère a planté ses yeux voilés de fatigue dans les siens.
-Bien sûr que non, a-t-il soufflé. Je ne comprends juste pas pourquoi est-ce que tu fais ainsi du mal à Mao. Tu n'as aucune raison valable pour cela.
-Ryô ! explosa Asagi en tapant du poing si fort contre le mur que cela l'en fit trembler. Écoute-moi une seule fois ! La crise violente dont a été victime Mashiro a été provoquée par une substance que Mao avait versée dans mon propre verre ! Souviens-toi, cette fois où il a ramené du vin ! Tu ne le trouvais pas trop joyeux, mais en même temps trop tendu ? J'ignore ce qu'il a versé dans mon verre, mais cette chose était destinée à me faire provoquer une crise ! Seulement Mashiro a pressenti tout cela, c'est pourquoi il a arraché mon verre de mes mains pour le boire à ma place ! Et Mashiro a subi cette crise le jour d'après ! Cela signifie que Mao a cherché à faire en sorte que je retourne à la Fourrière ! As-tu oublié ? Il me suffirait d'avoir une seule crise pour que j'y soit renvoyé et que les dix millions de yens soient gardés par eux ! Ne me dis pas que tu ne fais aucun rapprochement !

Asagi allait ajouter quelque chose mais il s'est tu, parce qu'à ce moment-là les lèvres de Ryô étaient venues se poser doucement sur les siennes.
Les yeux écarquillés et tremblant de stupeur, Asagi voyait le visage de son propre frère collé aux siens, ses paupières closes, comme pour savourer cet humide contact. Les mains de Ryô sont venues se perdre dans les longs cheveux raides de son frère, et Asagi s'est senti envahi par un sentiment de déréliction.
-Lâche-moi...
Ryô a rouvert ses yeux brillants, il a détaché ses lèvres des siennes et a planté son regard dans le sien. Un sourire teinté d'une infinie tristesse ombrageait son visage diaphane.
-Je n'ai compris qu'une chose, Asagi. Si tu te comportes comme un fou, si tu es victime de toutes ces crises, c'est simplement parce que tu vois le monde, les choses et les êtres comme ils ne le sont pas.

Il a déposé un nouveau baiser, sur son front cette fois, avant de tourner les talons silencieusement pour se diriger vers sa chambre dans laquelle il s'enferma à clé. Asagi est demeuré là, immobile, l'âme vide.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu es pâle.
Takanori n'a pas répondu. Il dirigea un regard éphémère sur Suzuki Reita puis baissa les yeux, ôtant son manteau pour s'en frotter ses cheveux et son visage qui dégoulinaient des gouttes de pluie. Reita l'a regardé faire, mi-ahuri mi-amusé, puis comme Takanori ne semblait pas vouloir lui prêter attention, il s'est remis à sa cuisine. Le jeune homme a rangé son manteau en curieux état sur le portemanteau et est venu rejoindre Reita qui préparait à manger, observant chacun de ses faits et gestes avec la plus grande attention emplie de révérence, comme s'il apprenait en observant comment cuisiner.
-Oui, pâle comme si tu avais vu un mort, a ajouté Reita d'une voix neutre sans avoir jeté le moindre nouveau regard vers Takanori.
Sans répondre, le jeune homme a tiré une chaise et s'est effondré, poussant un long soupir de fatigue.
Il s'est mis à trembler comme transi d'un froid soudain et d'un seul bond est venu se coller au dos de Reita qui sursauta.
-Arrête ça. Tu m'as fait peur, c'est dangereux quand je cuisine.
-Moi aussi, j'ai eu peur.
Troublé, Reita a senti le visage de Takanori s'enfoncer contre son dos et ses mains tremblantes s'agripper à sa chemise. Il a reposé la poêle dans laquelle il faisait frire les légumes, a radouci le feu et s'est tourné vers lui.
L'expression de Takanori le choqua. Terrorisé. Son visage était juste décomposé par une terreur anonyme.
-Qu'est-ce qui s'est passé ? murmura Suzuki Reita d'un ton bienveillant en passant ses mains sur les joues de l'homme.
Takanori riva sur lui ses yeux brillants comme s'il voulait lui faire passer un message profond. Il a posé ses paumes sur les mains de Suzuki Reita qui caressaient toujours ses joues, avant d'articuler dans un son guttural :
-J'ai été suivi.


-C'est absurde, a fini par dire Reita après un long silence dubitatif dans un rire nerveux. Par qui ?
-Mais, je ne sais pas, répondit Takanori avec détresse.
-Ruki, comment en es-tu sûr ?
-Partout où j'allais, cette personne allait aussi. Lorsque je changeais de trottoir, elle le faisait aussi. Quand j'entrais dans un magasin, elle y entrait ou bien faisait semblant d'attendre quelqu'un devant la vitrine. Enfin, ce que je veux dire, c'est qu'il a agi comme s'il se fichait éperdument que je le remarque.
-Alors, s'il a fait ça, c'est qu'il n'est pas très dangereux.
-Dangereux ? Mais non, Reita, cet homme avait l'air de tout sauf dangereux.
-Alors pourquoi sembles-tu si terrorisé ?
-Je ne sais pas, ça m'a troublé... Comme ça, je me suis dit que je devais venir lui parler alors, au moment où il avait le regard détourné pour qu'il ne s'y attende, je me suis approché.
-Tu n'aurais pas dû, souffla Reita.
-Pour quelle raison ?
-S'il était vraiment quelqu'un de dangereux ?
-Reita, si seulement tu l'avais vu, tu aurais compris...
-Quoi ?
-De nous deux, c'était lui qui avait l'air le plus terrorisé. Lorsque je suis venu lui parler, il s'est enfui.
-C'est trop étrange. Comment était cet homme ?
-Petit. Encore plus que moi, répondit Takanori en agrandissant des yeux niais.
Cette phrase amusa Reita qui ne put s'empêcher de rire, avant de reprendre son sérieux lorsque Takanori lui lança un regard réprobateur, embarrassé.
-Mais à part ça ?
-Blond. Les yeux bleus. Enfin, bien sûr ces couleurs n'étaient pas naturelles. C'est un Japonais, sans aucun doute.
-Son âge ?
-Trente ans, peut-être plus, peut-être moins.
-C'est tout ?
-Il était beau, déclara Takanori d'un ton infiniment solennel comme si cette remarque était de la plus haute importance.
Reita l'a dévisagé avec curiosité avant de se retourner pour s'occuper de ses légumes. En silence, il s'est ensuite mis à découper des petits dés de viande crue pour les rajouter dans la poêle.
-Qu'est-ce que ça peut faire ? De toute façon, toi aussi tu es très beau.

Le rire de Reita a résonné dans l'appartement. Les larmes aux yeux, il a renversé ostensiblement la tête en arrière avant de se tourner vers le jeune homme, hilare.
-Tu penses que je suis jaloux ?
-Tu ne disais rien, marmonna Takanori avec honte. Alors j'ai pensé...
-C'est juste que tu racontes des choses improbables sans même t'en rendre compte. Ne t'inquiète pas, c'est drôle.
-Reita, qu'est-ce que je dois faire si je le surprends à me suivre à nouveau ?
-Avertir la police, je suppose, soupira l'homme.
-Mais il ne fait rien de mal.
-Pour l'instant. Cela t'indiffère-t-il d'être suivi ? Je veux dire, quoi qu'il en soit, même s'il ne fait rien d'autre, c'est une atteinte à l'intimité.
-Je n'ai pas vu les choses comme ça, moi.

Le ton de Takanori avait été si triste que Reita s'en trouva déstabilisé. Takanori recula instinctivement comme s'il craignait une mauvaise réaction de la part de son ami. Des ridules d'inquiétude se sont creusées sur le front de Reita.
-Qu'est-ce que c'était, alors ?
-Quoi donc ? bredouilla Takanori.
-Le fait qu'il te suive, qu'est-ce que ça représentait pour toi ?
Takanori a semblé réfléchir, ou plutôt hésiter avant de répondre dans un murmure éthéré :
-Il me témoignait de l'intérêt.
-En mal, peut-être.
-Qu'est-ce que ça peut faire ?!

Takanori s'était mis à crier sans même s'en rendre compte. Suzuki Reita sursauta si fort qu'il heurta du coude la poêle derrière lui et se brûla. Il poussa un cri de douleur tandis que Takanori s'avançait vers lui.
-À la Fourrière, l'on ne m'en témoignait aucun, d'intérêt. Ni en bien, ni en mal. Lorsqu'ils me maltraitaient, c'était en tant que chien, que numéro, qu'objet, mais jamais en tant qu'être humain alors ça ne comptait pas ! Mais lui, il peut me suivre jusqu'à ma mort s'il le souhaite, au moins il a reconnu mon existence !

-Tu t'en ficherais qu'il te fasse du mal ? Du moment qu'il te voit et te regarde, ça te serait égal ?
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, se défendit Takanori intimidé par la froideur de Reita, mais...
-Si je venais à te faire du mal, tu serais heureux du moment que je continue à te prouver par-là même que je fais attention à toi ?
-Tu comptes me faire du mal ? murmura Takanori qui ne laissait déceler ni peur, ni colère.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, singea Reita avec fureur.
Takanori se tut, la mine sombre. Il allait dire quelque chose mais il se ravisa et, baissant les yeux, se dirigea vers la porte.
-Jure-le moi, Takanori. Si tu te moques de ce qui peut t'arriver, ce n'est pas mon cas. Si quiconque essaie de te faire du mal, jure-moi de me le dire. Envers et contre tout, je te protégerai.
Takanori s'immobilisa. Il n'osait pas se retourner, de crainte de montrer les larmes naissant dans ses yeux à Reita. Comme il ne bougeait pas et demeurait muet, l'homme s'est avancé et l'a pris dans ses bras.
-Ne me traite pas comme ça...
Contrit et le cœur douloureux, Reita enfonça son visage au creux du cou de Takanori, humant la douce odeur de sa peau mêlée à celle de la pluie.
-Ne me traite pas comme ça...supplia à nouveau Takanori tandis que sa voix se perdait dans ses sanglots.
Suzuki Reita déposa pudiquement un léger baiser sur la peau du cou baissé de l'homme.
-Je ne peux te traiter d'une autre façon, susurra-t-il.
-Je ne le supporterai pas, Reita. Tu ne comprends pas ? Depuis le début, ton comportement intime et affectueux m'est insoutenable. Parce que cette affection et cette tendresse, dès le départ, elles ne m'ont jamais été destinées.
-Tu dis n'importe quoi.
-Tu ne comprends pas, protesta Takanori d'une voix rauque en tentant de défaire les bras de l'homme qui l'enserraient, ce qui ne fit que renforcer son étreinte sur lui. Je te dis de me lâcher, Reita, parce que moi je ne suis pas...
-Ruki, calme-toi...
C'en était trop. Les nerfs de Takanori, jusqu'alors à fleur de peau, se tendirent et il sentit son corps entier exploser avec son esprit. D'une force décuplée par la fureur, il a repoussé Suzuki Reita qui chancela jusqu'à se cogner contre le mur, sonné. Il l'a dévisagé avec incompréhension.
-C'est exécrable ! Ton attitude est exécrable, Reita ! Je ne permets pas que tu me touches de cette manière, je ne suis pas ton jouet !
-Jouet ? répéta Reita avec déréliction. Ruki, ce n'est pas comme ça que je te vois ! Je veux dire... tu ne réalises pas que tu es déjà devenu quelqu'un de très précieux à mes yeux ?
-Parce que tes yeux ne voient pas la personne que je suis !

Le regard de Suzuki Reita s'assombrit. Comme si ses propres paroles avaient sali ses lèvres, Takanori s'essuya la bouche, rivant l'homme d'un regard accusateur et brillant de rancœur.
-Je n'ai jamais été lui, tu sais...
Il enfonça son poignet dans sa bouche comme pour réprimer les sanglots qui l'assaillaient. Lorsque Reita voulut s'approcher de lui, il recula.
-Je n'ai jamais été comme Kai !
Sa voix crachait toute son amertume, son désespoir, et peut-être ce fond de jalousie qu'il contenait.
-Ne transpose pas l'amour que tu avais pour lui sur moi !

Sans plus rien ajouter, Takanori s'enfuit hors de la cuisine, hors de l'appartement, hors de l'immeuble, hors du quartier, hors de Reita.


 
 
 
                                                ~~~~~~~~~~~~~
 

Ses pas le mènent là où sa mélancolie le traîne. Il ne sait pas vraiment où il va. Il erre dans les rues, transi de froid car il n'a même pas pris la peine de prendre son manteau, et la pluie de tout à l'heure s'est transformée en une neige infime qui saupoudre ses cheveux de fins cristaux blancs.
La première chose à laquelle il avait pensé avait été d'aller voir Uke au cimetière. Voir son visage souriant, voilà ce dont il avait éprouvé le violent besoin, mais lorsqu'il est arrivé dans le cimetière, il l'a traversé d'un pas rapide et raide sans jeter un œil sur les tombes trouvées là.
Au final, voir le sourire d'Uke inaccessible et refroidi sur une photo l'aurait peut-être fait encore plus souffrir. Murmurant des mots inaudibles d'excuses à son frère, il a débouché sur une nouvelle ruelle, le cœur empli de remords.
Contre sa poitrine les battements sourds cognaient effrénément. Où est-ce qu'il irait, à présent ? La décence ne permettait plus qu'il ne rentre chez Suzuki Reita. Il n'en avait d'ailleurs plus vraiment envie. Avait-il seulement eu le droit depuis le début de s'imposer dans sa vie ? Certes, Takanori n'avait pas cherché Reita, c'était Reita qui vint le trouver mais il ne restait somme toute qu'un inconnu pour lui. Un inconnu... C'est ce que Takanori devrait se dire. Ce qu'il voudrait se dire.
Il s'est arrêté au milieu du trottoir et a contemplé la fine pellicule de neige qui en douceur se déposait sur le goudron morose, apportant de la blancheur et de la poésie à ce monde fait de béton. Une larme a perlé au coin de son œil, mais il n'aurait su dire si cela était dû au froid ou à un sentiment particulier.
Takanori n'analysait plus très bien ses propres sentiments. Il n'était sûr de rien. Un inconnu, certes, mais Reita n'avait-il pas été, durant l'espace de ces jours passés chez lui, quelque chose de plus ?
En ce monde, Reita était devenu la seule personne qui avait pris soin de sa vie. Ainsi, il la lui devait.
-Mais non, c'est Kai qui le lui a demandé... Il a agi pour Kai, pour ne pas vivre dans le remords.

Alors si ça n'avait été que ça, une obligation morale, si Takanori n'avait jamais rien ressenti d'autre venant de Reita, pourquoi l'avait-il violemment accusé avant de s'enfuir de transposer l'amour qu'il éprouvait pour son frère sur lui ? Était-ce de la fabulation, ou de la présomption narcissique ? Avait-il seulement ressenti le moindre sentiment d'amour ou d'affection venant de Reita ?
Cet homme se comportait si familièrement que toute marque de tendresse ne comportait aucune valeur. Sans doute était-il ainsi, si spontané et sensible, avec chacune des personnes qu'il rencontrait.
Alors, qu'est-ce qui avait poussé Takanori à l'accuser de cela ? Il avait peut-être seulement peur. Peur de servir de personne de substitution, un être à chérir pour combler le manque affectif causé par la disparition d'Uke. Cela, Takanori ne désirait pas l'être. Partout où il allait, il était destiné à être vu et traité comme un animal. Un animal que l'on s'évertuait à écraser à la Fourrière, et un animal destiné à combler le besoin d'affection chez Reita...
-Je suis désolé.
Ce n'est vraiment pas le froid mordant qui fait couler ses larmes. Transi par l'air glacé, il s'appuie contre un poteau et se laisse glisser avant de s'avachir sur le sol. Des passants lui jettent un regard réprobateur et curieux. Il devait avoir l'air d'un sans abri, ainsi peu vêtu, la peau couverte de frissons, les mains vides et misérablement avachi sur le goudron. Honteux, il baisse les yeux pour ignorer certaines remarques méprisantes que lui lancent des inconnus.
C'est peut-être ce qu'il deviendra vraiment, un sans abri. Sans argent, ni famille, ni papiers d'identité, il était voué à mourir. De froid, de faim, de solitude. Non. La solitude, elle, ne l'a jamais tué.
-C'est parce que toi, tu étais là, Kai...
Il parle tout seul, le crâne enfoui dans ses mains. Mais cela était faux. Après la mort d'Uke, il a toujours survécu. Et pour quelle raison ? Dans quel but ? Avec quel espoir ?
Peut-être vivait-il simplement parce qu'il était né. C'était la seule raison, ainsi il n'avait jamais eu le courage de mettre fin à ses jours.
Il avait été résolu à se laisser mourir, résigné et désespéré, la fois où les gens de la Fourrière l'avaient affamé afin de le priver de toutes ses forces. Mais à présent, même en finissant à la rue dans le froid de l'hiver, il était heureux de n'être pas mort cette fois-là. Et ça, il le devait à Reita.
-Je suis désolé...
Personne ne fait attention au corps recroquevillé qui pleure de chaudes larmes, le visage enfoui dans ses genoux repliés.
Avait-il eu le droit d'agir ainsi ? Depuis le début, jamais Reita ne s'était montré mauvais avec lui. Attentif, patient et toujours désireux de l'aider et le consoler, même s'il l'avait mal fait, lui au moins avait seulement voulu son bien.
Il comprenait mieux à présent pourquoi Uke lui parlait toujours de lui, son meilleur ami dont il était amoureux. Seulement voilà. Takanori n'a jamais été Uke. C'est pour cette raison que ses parents ne l'aimaient pas. C'est pour cette raison que lui ne peut pas aimer Suzuki Reita. C'est pour cette raison que Reita ne peut pas l'aimer, lui...
Pourtant c'est en tant que Takanori qu'il a été aimé et chéri de son propre frère.
La seule chose dont est sûr Takanori est que l'amour que lui portait son frère n'était pas feint.
Le froid est comme des milliards de dents invisibles s'enfonçant à travers chaque pore de sa peau. Il grelotte. Offert aux regards méprisants des passants, à l'hiver mordant et à la vulnérabilité, Takanori voudrait s'endormir.
Takanori s'endort.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-C'est drôle, tu sais. Non, je suis désolé, ce n'est pas ce que je voulais dire, bien sûr. En disant cela, je parlais du fait que je ne m'attendais pas du tout à cela. C'est un ami... non, bien sûr, un homme pareil ne peut être mon ami, disons que c'est une connaissance qui m'a averti de cela. Te trouvant endormi sur un trottoir, vêtu comme si nous étions en été ! Faut-il être fou. Non, je ne pense pas que tu sois fou. J'ai eu peur, tu sais. Enfin, je ne peux te le reprocher, je suppose que je t'ai fait peur aussi. Quand je t'ai suivi. Je ne te voulais pas de mal, tu sais. Quand tu es venu me parler, j'ai été bien trop surpris pour te répondre, c'est la raison pour laquelle j'ai fui. Je fuis toujours lorsqu'un inconnu vient me parler dans la rue. C'est différent quand c'est une femme, là je n'ai pas peur. Bon, désolé, je suppose que tu ne comprends rien à ce que je te raconte. C'est un sacré hasard, n'est-ce pas. Oui, sacré, c'est le cas de le dire, rien que le fait que tu sois en vie après avoir fait un séjour à la Fourrière est un miracle sacré. Et que je te retrouve par hasard dans la rue, comme ça, c'est encore plus précieux. Bon, ce n'est pas moi qui t'ai trouvé, certes, c'est "lui". En attendant, c'est moi qu'il a contacté pour me tenir au courant. Au début, il m'a dit qu'il avait voulu prévenir un de tes proches, mais lorsqu'il t'a fouillé eh bien, il s'est rendu compte que tu n'avais pas de portefeuille, pas de papier, pas de numéro de téléphone à appeler, rien ! Alors il s'en est remis à moi. De manière un peu pressée et méchante, d'ailleurs. Il n'avait pas l'air de vouloir t'avoir dans les bras très longtemps. Bien, oui ! Lorsque je suis venu le rejoindre chez lui, il te tenait dans ses bras, enveloppé dans une couverture. Comparé à ce matin à peine où je t'ai suivi... ah, j'ai l'impression que tu n'es plus la même personne. Ce matin, tu semblais radieux vu de loin. Mais là, hein, tu ressembles juste à un enfant martyr.

La première chose que Takanori s'est demandée lorsqu'il a lentement émergé de son sommeil sans ouvrir les yeux, ce n'était pas à qui appartenait cette voix d'homme qui déballait des enchevêtrement de mots incompréhensibles les uns après les autres. Ce n'était pas non plus où il se trouvait.
Non, ce que Takanori s'est demandé en se réveillant, enveloppé d'une douce et confortable chaleur, était s'il avait vraiment pu paraître radieux aux yeux de quelqu'un. Du fond du cœur, il a réellement espéré que cela fût possible.
Takanori était inquiet. Il n'avait pas peur, non, il ne se sentait nullement en danger bien qu'il se trouvât dans un endroit à priori inconnu auprès d'une personne inconnue. Ce qui tordait son cœur d'angoisse était la pensée de Reita. Il l'avait laissé seul sur d'amères paroles. Alors, rien que pour ça, parce qu'il fallait qu'il puisse regarder Suzuki Reita en face pour lui présenter ses excuses, Takanori a ouvert les yeux.

La chambre était petite et, bien qu'encombrée, étonnamment bien rangée.
Il a écarquillé ses yeux ensommeillés vers les rideaux rouges clos à travers lesquels filtraient de doux rayons blanchâtres. Il s'est frotté les paupières et a retiré l'épaisse couverture qui l'enveloppait. Par-dessus les vêtements avec lesquels il était sorti, on lui avait passé un pull un peu trop petit pour lui qui n'était pourtant déjà pas très grand.
-C'est vrai, ce n'est pas très seyant.
Il a levé les yeux vers celui qui venait de parler. Il est resté inerte, incapable d'émettre le moindre son. Il ne s'agissait que de l'homme qui l'avait suivi dans la rue le matin même. Bizarrement, Takanori s'est senti soulagé. Nulle menace n'émanait de cet inconnu. Lentement, il s'est levé du lit et est venu le saluer, inclinant bassement le buste devant lui.
-Je ne comprends pas très bien, mais merci de m'avoir recueilli chez vous.

Ils se sont dévisagés durant une minute, pendant laquelle ils ne soufflèrent mots. Les yeux de l'inconnu brillaient et ses lèvres se contractaient comme sa bouche contenait des milliers de mots qu'il aurait voulu prononcer et qu'il se retenait de laisser échapper.
-Tu ne sais pas qui je suis, hein.
Takanori a secoué la tête, hagard.
-Mon nom est Tôru Nishimura. J'ai plutôt l'habitude que l'on m'appelle Kyô, alors...
Takanori a hoché la tête d'un air assenti sans rien comprendre, quand une illumination frappa violemment son esprit.
-Ah...vous... Vous étiez un ami de mon frère. Il me parlait de vous, aussi...
-Sans doute, a sombrement répondu Kyô en détournant le regard. Peut-être, a-t-il ajouté avec un haussement d'épaules.
-Je vous remercie grandement d'avoir pris soin de moi, s'empressa de dire Takanori pour alléger le malaise pesant qui s'était installé.
-Ce n'est pas moi qui t'ai trouvé dans la rue, je te l'ai dit. En réalité, c'est Mao.
-Mao ? interrogea Takanori.
-Tu ne le connais pas, fit Kyô en balayant l'air de sa main. Il était dans le même lycée que ton frère en tant qu'aîné. Il était mon voisin également à cette époque. Je suppose qu'Uke t'en avait parlé, Mao est celui qui...
"Qui a découvert le cadavre de ma mère lorsque Kai et lui sont venus chez moi", allait-il dire, mais il s'est ravisé à temps pour ne pas raviver les mauvais souvenirs et accroître le malaise. Takanori l'a dévisagé, curieux.
-Laisse tomber, souffla Kyô.
-Ce Mao était également un ami de mon frère ? Je n'ai pas souvenir qu'il m'en ait parlé.
-Évidemment qu'il ne l'était pas, répondit Kyô avec un sourire en coin.
-Je ne comprends pas. Je veux dire... Vous et moi ne nous sommes jamais rencontrés, pas vrai ? Je n'ai jamais rencontré ce Mao non plus. Si ce que vous dites est vrai, que c'est Mao qui m'a retrouvé dans la rue avant de vous avertir, comment cela se fait-il qu'il ait su qui je suis ? D'ailleurs, pourquoi me suiviez-vous ce matin ? Vous n'étiez vraiment pas discret.
-Je ne cherchais pas à l'être, répondit indifféremment Tôru.
-Vous saviez que c'était moi ? Je veux dire, le frère d'Uke...
-Si je ne le savais pas, pourquoi t'aurais-je suivi ? répondit Kyô avec agacement.
-Comment l'avez-vous su ?
-Parce que...
Il s'est tu, hésitant. La tête balançant légèrement de gauche à droite comme pour bercer ses pensées, il dévisageait Takanori avec une moue perplexe.
-Allons à la cuisine.

Après qu'ils furent installés et qu'il eût versé du café brûlant dans la tasse de Takanori, Kyô posa solennellement ses mains sur la table et soupira.
-Il s'est trouvé que, la semaine dernière, je me suis rendu à la Fourrière en compagnie d'un ami.
-Vous avez un proche à la Fourrière ? s'exclama Takanori subitement plongé dans une profonde tristesse.
-Non, s'empressa de répondre Kyô pour le rassurer avec un pâle sourire. Non, je n'y connais personne, seulement il s'est trouvé que j'ai eu l'envie de m'y rendre, alors j'y suis allé, avec un ami car je n'osais pas y aller seul.
               Takanori le scrutait avec méfiance, cette fois-ci.
-Ce n'était pas par plaisir pervers de voir souffrir des êtres humains, soupira Tôru avec lassitude. La raison qui m'a poussé à y aller, je l'ignore. Mais cela n'est pas l'important. Le fait est que, au moment où j'allais en partir, poussé par mon ami, mes yeux se sont posés sur une affiche collée à l'intérieur du bâtiment, juste à côté de l'entrée. J'y ai par hasard vu ton nom... Bien sûr, je n'étais pas certain d'avoir bien lu, j'aurais pu me tromper, et surtout j'ai mis longtemps à me rappeler où est-ce que j'avais entendu ce nom-là... Lorsque je me suis rappelé qu'il était le tien, le nom du frère de mon plus précieux ami, je me suis trouvé...vraiment désemparé, tu sais.
Takanori a hoché la tête d'un air compréhensif mais il n'était pas très sûr en réalité de comprendre. Sans même le connaître, Kyô avait éprouvé de l'intérêt pour lui ?
-Alors, j'y suis retourné pour m'assurer de ce que j'ai vu, et c'est là que j'ai rencontré Mao. Il m'a dit des choses étranges qui ne m'ont pas plus et j'ai finir par l'ignorer pour rentrer dans le bâtiment. Comme l'affiche avait été enlevée, je me suis renseigné auprès d'un gardien qui m'a bien affirmé qu'il y avait eu un Matsumoto Takanori aujourd'hui parti. Il n'a pas voulu m'en dire plus, aussi je suis sorti du bâtiment complètement désespéré, pensant que tu avais été tué, et c'est alors que j'ai vu que Mao m'attendait. Je ne vais pas te raconter chaque détail, mais c'est lui qui m'a appris que tu n'étais plus à la Fourrière car quelqu'un dont il ignorait tout t'avait sorti d'ici.

À ces mots, Tôru plongea un regard interrogateur dans les yeux captivés de Takanori, comme s'il attendait un assentiment de sa part. Takanori a hoché la tête.
-C'est vrai. J'ai été sauvé. Ce que je ne comprends pas, c'est comment est-ce que cette personne, Mao, le sait. Nous ne nous sommes jamais rencontrés.
-Comment il le sait, j'ai fini par le lui demander, mais il a refusé de me répondre. À vrai dire, je porte quelques soupçons sur lui. Je pense qu'il est plus ou moins lié avec des personnes travaillant à la Fourrière.

Devant l'air choqué de Takanori, Kyô s'excusa :
-Je suis désolé, je peux après tout me tromper sur toute la ligne. Bien, mais tu dois savoir que je n'aime pas beaucoup Mao, tu sais. Toujours en est-il que lorsque j'ai appris que tu avais été sauvé de cet endroit infernal, j'ai été infiniment soulagé. Et puis, pourquoi est-ce que je t'ai suivi ? Je ne sais pas. J'ai peut-être été poussé par la nostalgie, par la culpabilité, par la curiosité, par la joie de te savoir vivant, ou que sais-je encore. Ce que j'ai fait après ça est que, Mao m'ayant avoué être "plus ou moins détective privé" selon ses propres termes, je lui ai aussitôt demandé de te retrouver. Comment s'y est-il pris ? Je ne pensais pas que cela se passerait si vite. Le lendemain, il t'avait retrouvé. C'est ainsi que j'ai pu te suivre dans la rue.

Takanori se taisait, les yeux rivés sur sa tasse qu'il n'avait pas touchée et dans laquelle il faisait tourner mollement le bout de sa cuillère. Comme pour se donner une contenance, il a porté le liquide à sa bouche. La chaleur découlant dans sa gorge l'a quelque peu revigoré.
-Ce n'est pas très légal de faire des choses pareilles. Savez-vous où est-ce que je vis ?
-Je le sais, répondit Kyô après un instant d'hésitation. Vous vivez chez l'homme qui vous a sauvé, dans le quartier de...
-Je ne crois pas que vous ayez fait cela, le coupa Takanori avec une sincère colère. Pour un ami d'Uke, je trouve que vous n'êtes pas très moral. Que vous me suiviez est une chose, mais enquêter sur moi en est une autre. Je veux dire, vous mêlez indirectement cet homme qui m'a sauvé à ces affaires. C'est son intimité aussi que vous violez. Surtout, je ne veux pas que vous lui causiez d'ennuis, c'est bien clair ?
-Ni à toi, ni à lui je n'ai eu l'intention d'en causer, Takanori. Rassure-toi.
-Ne me parlez pas comme si nous étions les meilleurs amis du monde, protesta le jeune homme.
Tôru se confondit en excuses, blême.
-Bien, ça va, je m'en moque après tout, bougonna Takanori. Mais dans quel but avez-vous fait appel à Mao pour mener cette enquête ? Vous désiriez me revoir car vous attendez quelque chose de moi, c'est cela ? C'est en rapport direct avec mon frère, je suppose.

Silence.
Affalé sur sa chaise, les mains dans les poches et les jambes écartées avec négligence, Tôru posait sur Takanori un regard vitreux comme s'il ne le voyait pas, perdu dans ses pensées.
-Bien, fit Takanori en reposant sa tasse vide dans un bruit sec. Je pense que je devrais m'en aller. S'il vous plaît, veuillez ne plus me suivre, et surtout ne vous rendez jamais à l'appartement de celui qui m'est venu en aide dans le but de me voir. Même si vous vous dites innocent, cela l'inquiéterait.

Il a ôté le pull que Kyô lui avait enfilé pendant qu'il dormait, l'a délicatement plié et posé sur la chaise, avant de se diriger vers la porte.
-Merci encore, déclara-t-il en s'inclinant.
Tôru ne manifestait aucune réaction. Il était toujours avachi, inerte, ses yeux vides posés sur le mur d'en face.


-Je ne reviendrai plus, Takanori. Si tu le souhaites. Mon vœu a été exaucé. Moi, je voulais juste savoir ce qu'était devenu le trésor de la personne qui m'était plus chère que tout au monde. Moi, je voulais seulement voir à quoi tu ressemblais.
Takanori s'est immobilisé. Une goutte froide perlant le long de sa tempe, il s'est retourné, la main crispée sur la poignée de la porte.
-Vous aussi, vous étiez amoureux de mon frère ?
Un rire teinté d'un éclat de tendresse et terni d'une ombre de tristesse s'échappa d'entre les lèvres déformées en un rictus de Kyô.
Son regard ne se tourna pas vers Takanori.
-Je chérissais le seul bonheur que j'avais en ce monde. C'est tout.

Il s'est passé une chose très étrange. Une chose que Takanori était le dernier à parvenir à comprendre. C'était pourtant une chose qu'il avait lui-même provoquée.
Sans un mot, il s'était avancé vers Kyô, agenouillé à hauteur de ses épaules voûtées et, lentement, avait attiré ses bras vers lui.
Kyô s'était laissé tirer hors de la chaise, tomber à genoux, avant de sentir l'étreinte de Takanori se refermer sur lui.
-Je suis désolé, entendit-il.
Sa voix était humide de sanglots.
-Je suis désolé.
Au début, Kyô avait failli se laisser aller et fermer les yeux, la joue appuyée contre le creux de l'épaule de Takanori. Mais réalisant subitement qu'il était un homme, il s'est écarté de lui, sans violence aucune pourtant.
Kyô a plongé dans les yeux de Takanori un regard bienveillant.
-Tu ne peux pas être désolé. Tu sais, moi, je n'y croyais plus. Je ne pensais pas pouvoir le trouver, ni même le mériter, et les miracles, je n'ai jamais été assez sot pour y croire un seul instant. Pourtant, vois-tu, même s'il a mis longtemps à venir, ou plutôt devrais-je dire même si j'ai mis longtemps à venir à lui, mon bonheur, je l'ai enfin trouvé.

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