Psy-schisme -chapitre seizième

Juliet

-Après tout ce temps, est-ce que c'est vraiment avec ces yeux-là que tu me regardes ? Ces yeux écoeurés...
Takanori n'a pas pu répondre. Parce que l'émotion le submergeait et l'expression de son visage parlait à sa place, il s'est contenté simplement de s'avancer vers l'homme allongé sur le lit d'hôpital. Sous sa chemise blanche entrouverte, il apercevait un bandage recouvrant toute sa poitrine.
Plutôt que de l'écoeurer, cela l'attristait.
Creusant un sourire de contrition au coin de ses lèvres, il a secoué la tête.
-Je ne peux pas le croire.
-Je n'y arrive pas vraiment non plus, a murmuré Asagi, et le sourire qui s'est étalé sur son visage à lui était empli de chaleur et de tendresse.
-Toi, est-ce que c'est toi ?
Dans un rire gentiment moqueur, Asagi s'est redressé et a tendu vers Takanori ses bras comme un père s'apprêtant à étreindre son enfant.
-Tu étais un adolescent de dix-huit ans la dernière fois...
-Et la fois d'avant, j'étais un enfant de dix ans. Regarde comme j'ai changé ! Toi, Asagi, tu es resté le même.
-Pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Parce que toujours, nous nous retrouvons après tant d'années ! Et je me demande, quand sera la prochaine fois que nous pourrons nous revoir ? Dans douze ans ?
-Ne pouvons-nous pas simplement ne plus nous quitter ?
-Comment fais-tu pour parler si franchement avec tant de nonchalance ?
-Parce que tu es l'enfant sur qui j'ai veillé. Tu es comme mon frère.
-Je ne suis plus un enfant, rit Takanori qui essuya d'un revers de manche les larmes naissant dans ses yeux.
-Non. Tu n'en es plus un. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure.


Le ton était teinté de regrets pourtant au fond des yeux d'Asagi brillait une lueur de joie. C'est avec la plus pure des complicités que Takanori est venu s'asseoir sur le rebord du lit.
-Pourquoi est-ce que tu dis ça ?
-Quand tu étais enfant, tu disais que tu ne pouvais pas tomber amoureux.
Ruki écarquilla un regard effaré.
-Tu te souviens d'une chose pareille ! Même moi, j'avais oublié.
-Ce que tu disais me marquait tant que je crois n'avoir presque rien oublié, s'amusa Asagi, et dans un éclat de rire il pinça les joues de l'homme.
-Ne fais pas ça, je me sens encore comme si j'avais huit ans. Dis, Asagi, j'ai vraiment changé, hein. L'adulte que je suis essaie envers et contre tout d'être honnête.
-Ne l'étais-tu pas, enfant ?
-Pardon...mais j'étais un fieffé menteur, tu sais, marmonna Takanori avec une pointe de honte. Même à toi, le seul en qui je faisais confiance mis à part mon frère, je te mentais.
-Ah, ton frère ! Ce sacro-saint frère dont tu me parlais tant jadis et que j'ai eu la chance de rencontrer une seule fois, ce jour où je suis venu te retrouver chez toi lorsque tu étais adolescent un an après avoir entendu parler de cette affaire dans les médias... Comment va ton frère, Takanori ?

Silence. Le visage de Ruki se ferma aussi vite que son cœur s'était ouvert à son ancien ami.
-Takanori ? s'inquiéta Asagi d'une voix douce.
-Je suis désolé... réussit-il à articuler en détournant le regard. Il est mort quelques mois après ta venue.
-Pourquoi est-ce que tu t'excuses ? Je te demande pardon, Takanori, je ne savais pas cela... Ah, non... Il était si jeune. Il était d'un an ton aîné, n'est-ce pas ? Toi qui me parlais tant de lui, tu as dû souffrir...
-C'est la vérité, fit Takanori d'une voix rauque en déglutissant. Oui, j'ai souffert. Après cela mon père s'est donné la mort, ma mère qui n'avait jamais voulu de moi m'a abandonné et confié à mes grands-parents chez qui j'ai presque été traité en esclave, mais comme ils m'offraient l'hospitalité et ne prévoyaient pas de m'emmener en hôpital psychiatrique comme l'eût fait ma mère, j'ai travaillé pour eux en échange du gîte.
Takanori parlait les yeux dans le vide à une vitesse démesurée si bien qu'il était difficile de suivre ses paroles qu'Asagi buvait pourtant avec compassion et intérêt.
-Mais ils étaient âgés, tu sais, et la vieillesse a fini par les emporter. Moi, je n'avais plus rien, plus aucune famille, je n'avais jamais eu d'amis à cause de ma différence et puis oui, alors tu vois, bien que je voulais trouver un travail dans un endroit où l'on me considérerait pour autre chose qu'un dément, il y a eu...ils m'ont...là-bas...
-Takanori ?
Ses yeux étaient exorbités et rivés vers la fenêtre aux rideaux tirés, ses paupières jamais ne clignaient et des rivières de larmes coulaient sur ses joues sans qu'il ne semble s'en rendre compte. Il avait les lèvres entrouvertes, tremblotantes, comme si elles avaient peur des mots qu'elles dissimulaient là, juste derrière elles, et qui semblaient forcer pour s'échapper.
-Takanori, tu m'entends ?
-C'est ce dont tu m'avais parlé.
Asagi l'a dévisagé, intrigué, et a posé les deux mains sur ses épaules afin de le forcer à se retourner vers lui. Le regard de Ruki, vide un instant plus tôt, retrouva alors toute sa lucidité.
-"Un endroit horrible fait pour ceux qu'ils ne considèrent plus comme des humains".
Le visage d'Asagi s'est décomposé de haine et de terreur.
-Asagi, tu m'en avais parlé ce jour-là, tu te souviens ? Tu disais qu'un endroit était en train de se construire, un endroit dans lequel les gens comme toi étaient voués à finir, mais Asagi, tu sais que les gens comme toi sont aussi les gens comme moi, alors...
-Tu y étais ?!
Son cri rauque et dévastateur a imprégné chaque molécule de l'air ambiant d'une force sans nom sous laquelle Takanori s'est senti terrassé. Il a enfoui sa tête au creux de ses bras, effrayé.
-Ne hurle pas, je t'en prie.
-Takanori, tu essaies de me dire qu'ils t'ont envoyé à la Fourrière ?
Il le dévisageait, éploré, et il l'implorait de ses yeux larmoyants comme refusant de croire à cet aveu. Ses mains se resserraient sur les épaules de Takanori qui commencèrent à se faire douloureuses.
-Asagi, lâche-moi, gémit-il.
Face à la grimace de douleur de l'homme, Asagi le lâcha immédiatement mais son fiel n'était pas retombé.
-Takanori... tu as été là-bas ?
-Pourquoi n'y aurais-je pas été ? Après la mort de mes grands-parents, j'y ai vécu durant trois ans ! À quoi est-ce que tu pensais ? Asagi, si tu étais venu ce jour-là pour me parler de "cet endroit" alors, c'était pour me prévenir que j'étais aussi en danger, n'est-ce pas ?
-Non ! Tu n'as pas compris ! Je voulais te dire adieu, Takanori, je voulais te dire définitivement adieu mais je n'avais pas le courage de te le dire directement, c'est pourquoi j'ai voulu te faire comprendre... Mais jamais je n'aurais pensé que toi aussi, ils te...
-Mais à leurs yeux, j'avais toutes les tares requises pour y aller.
-Tu n'es pas fou ! protesta Asagi dont les mains crispées tremblaient de rage.
-L'as-tu déjà été ?!
Son regard était si violent, son ton était si tranchant qu'Asagi ne put que ravaler ces paroles devant tant de dominance. Aussitôt le regard de Takanori se fit plus doux, sa voix plus calme.
-Tu étais persuadé que tu serais condamné à continuer ta vie là-bas, ou plutôt la mettre en suspens. Et c'est ce qui t'est arrivé, pas vrai ? Asagi, même si nous n'avons jamais pu nous y voir, tu étais là. C'est ce qu'a dit Kyô. Lorsque j'ai appris cela, j'ai été malade... Malade d'apprendre quel sort infernal t'avait été réservé, à toi que j'aimais tant, et malade de savoir que durant tout ce temps, tu étais dans l'une de ces cellules peut-être à quelques mètres seulement de moi et que je ne m'en suis jamais rendu compte... Si j'avais seulement su que tu étais là, Asagi, même sans te voir, j'aurais peut-être eu plus de courage. Mais Asagi, toi non plus n'as jamais été fou. Alors qu'est-ce que tu cherches à comprendre ? Il n'y a rien à comprendre. Il n'y a jamais eu ni raison, ni sens, ni humanité dans l'existence d'un lieu pareil.
Moi, tu sais, je n'ai jamais essayé de comprendre. D'ores et déjà, je m'étais résolu à vivre l'absurdité même. Parce que, Asagi, c'est cela qu'elle est, n'est-ce pas ? La cruauté ne découle que de la pure absurdité, de l'absence totale de raisonnement et de sens.
-Je ne peux pas te croire ! s'indigna Asagi. Alors depuis le début, tu as accepté que d'une minute à l'autre, tu te retrouves dépourvu de toute liberté, de toute dignité et de toute humanité ? Toi, Takanori, toi qui te révoltais, enfant, lorsque quelqu'un osait seulement se moquer de toi, tu as accepté que l'on te traite comme un objet défectueux comme si tu n'avais plus le droit ni de vivre ni de penser ?
-Que voulais-tu que je fasse ? Même en dehors de cela, je n'étais rien. Qu'aurais-je pu devenir moi qui avais passé ma vie dans les hôpitaux psychiatriques ? Si je ne désirais pas la mort, je ne désirais pas la vie non plus.
-Comment... murmura Asagi, choqué. Comment peux-tu dire ça, toi qui alors que tu étais haut comme trois pommes disais déjà que tu voulais t'accrocher et vivre pour ton frère ?
-Asagi, voilà des années que je n'ai plus de frère !
-Et son souvenir ? Et sa volonté qui était celle de te voir vivant et heureux ? Tu y as pensé ?
-Mon frère n'a plus de volonté ! Parce qu'il n'est qu'un souvenir, parce qu'il ne vit plus, que pouvait-il ressentir face à mon sort ? Rien, Asagi, mon frère n'en savait rien !
-Alors parce qu'il est mort, c'est comme s'il n'avait jamais existé ?!
-Pourquoi est-ce que tu cries comme ça ? se lamenta Ruki.
-Parce que je suis affreusement déçu, Takanori. Tu l'aimais plus que tout, et à présent...
-Mais je suis incapable d'aimer la mort, Asagi, je suis incapable de l'aimer, et me souvenir d'Uke, ça... ça m'a fait devenir... bien pire que je ne l'étais... Moi, comme ça, j'étais presque bien... Annihilé et réduit à l'état d'objet, Uke avait presque disparu de mon esprit. J'avais perdu l'esprit, Asagi, j'étais fou, et parce que j'ai toujours haï et craint la mort plus que tout, je ne pouvais pas me souvenir d'Uke et me dire qu'il vivait jadis alors qu'à présent il n'est plus, tu vois ceci est une chose que je ne peux ni comprendre ni concevoir, cette simple pensée ne me rend que plus fou, et combien de fois elle a provoqué de violentes crises en moi... Je n'avais aucune raison de vivre, si ce n'était pour un mort.
-Mais Takanori...
Retenant les larmes qu'il sentait s'accumuler dans ses yeux, Asagi a tendrement attiré l'homme contre lui. L'étreinte qu'il lui donna, peut-être en était-il lui-même plus réconforté que Takanori.
-Si tu as peur de la mort, pourquoi l'acceptais-tu ?
Un murmure faible et éthéré est sorti d'entre les lèvres humides de Takanori.
Les bras d'Asagi se sont resserrés autour de lui comme d'un trésor qu'il avait peur de perdre.
-Qu'est-ce que tu dis ?
-Kai a réussi à me protéger, même après sa mort...
-Je ne comprends pas, tu viens de dire que tu ne tenais plus compte de lui et...
-Je ne te parle pas de lui, fit la voix étouffée et grave de Takanori. Mais tu sais, Asagi, de tout temps Kai a été un Ange. Alors, c'est peut-être pour cette raison qu'il ne lui était pas difficile d'en trouver un pour moi. Seulement, Asagi, les Anges sont invisibles et ne disent pas leur nom. J'ai eu de la chance, dis, énormément de chance de connaître un jour celui que Kai m'avait envoyé. Parce que l'Ange qui m'a protégé de l'ombre totale tout en restant dans l'ombre lui-même, en réalité c'est un être humain. Les gens de la Fourrière m'auraient exécuté s'il n'y avait pas eu depuis le début un "membre de ma famille" qui les payait largement en échange de quoi ils devaient me garder en vie. Un membre de ma famille ! Lorsqu'ils me disaient ça, comment pouvais-je y croire ? Je n'avais plus de famille... Mais Asagi, tu sais, je suppose que les Anges ne se soucient pas des liens du sang. Les Anges n'ont de lien qu'avec le Dieu qui les a créés. Et tu vois, Asagi, le jour où cet Ange a décidé d'apparaître à moi, j'étais au seuil de la mort... Alors, bien sûr, je pensais que ce n'était qu'un délire de mon esprit enfiévré, seulement, cet Ange, il m'a pris dans ses bras pour me sortir de la prison. Et je suppose... que les délires ne prennent pas les êtres humains dans leurs bras. Tu sais, Asagi, lorsque j'étais enfant, j'étais réellement un menteur. Dans le fond, je ne faisais peut-être pas exprès de mentir. Mais c'était bel et bien un mensonge lorsque j'ai dit que je ne pourrais jamais tomber amoureux. Tu sais, Asagi, j'ai mis longtemps à faire confiance à l'Ange que mon frère m'a envoyé mais...
-J'ai compris, Takanori. Je suppose qu'il est temps pour toi de te taire.
   Dans un hoquet de surprise, Ruki a levé des yeux mi-offusqués mi-ahuris vers Asagi qui n'a pu s'empêcher de rire.
-Ah, Takanori, clama l'homme en essuyant sur les larmes sur les joues de Ruki. Ne le prends pas mal, je prête un grand intérêt à ce que tu dis. Seulement, je crois que ta ferveur t'amène un peu trop loin.
-Que veux-tu dire ? bredouilla le garçon en penchant la tête de côté.
-Que à trop parler, tu risques de t'attirer des ennuis. Oh, ce n'est pas mon problème, je veux seulement éviter que tu ne te sentes embarrassé.

Devant l'air totalement perplexe et presque niais de Takanori, Asagi éclata ouvertement de rire dans un enjouement extrême.
-Mais qu'est-ce qui est drôle, à la fin ?! se vexa le jeune homme.
-Ce qu'il y a de drôle, c'est que tu es vraiment sourd pour ne pas avoir entendu.
Avant même que Takanori n'ait eu le temps d'esquisser un geste, il sentit des bras l'enserrer de derrière.
Tendres. Des bras si tendres qu'au lieu de sentir la honte l'envahir, Takanori ne put ressentir que de l'apaisement et de la douceur.
-Je suis désolé. J'en avais marre de t'attendre à l'extérieur.

Avec un infini respect, Reita est venu saluer Asagi qui ne cessait plus de rire et, après lui avoir exprimé toute sa reconnaissance et s'être excusé pour le dérangement, lui donna la promesse de revenir bientôt et alors, sans plus un mot, Reita a saisi la main de Takanori pour l'emmener en-dehors de la chambre.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je vous en supplie ! Laissez-le libre malgré tout ! Je vous en supplie !

L'homme eut un rire nerveux. Gras et rauque à la fois. La fumée de son cigare empestait la pièce de son relent empoisonné. Le sol avait une odeur d'humidité, de tabac et de noirs desseins, mais Ryô y gardait le front collé et les mains à plat.
Cela faisait plus de dix minutes déjà qu'il suppliait désespérément. Il avait cessé de ressentir la moindre honte à se prosterner ainsi car alors la seule pensée de son frère l'obsédait. Qu'était la douleur de devoir ainsi perdre la face en comparaison de celle de perdre Asagi ?
-Je vous en supplie ! Faites comme je vous ai dit !
-Je ne comprends pas...
L'homme s'agenouilla et son haleine fétide de substances carboniques arriva jusqu'aux narines de Ryô qui retint sa respiration.
-Ce que tu veux, c'est que cet incapable de Mao et moi gardions les dix millions mais que nous laissions libre ton frère, c'est cela ?
-Je vous en supplie ! clama Ryô, au bord des larmes. Nous avons découvert que dès le début, c'était l'argent qui vous intéressait alors, gardez-le mais malgré tout ne forcez pas mon frère à venir finir ses jours ici, je vous en supplie, il n'a rien fait de mal !
-Rien fait de mal ? ricana-t-il avec acerbité. La vidéo que toi, ton frère et ce garçon aux allures de catin avez vue la dernière fois le montre bien, non ? Asagi est coupable d'avoir tabassé Mao. Serait-ce une chose que tu oserais contredire ?
-Non, c'est la vérité ! Toutefois, si Asagi l'a fait, c'est parce que de la bouche de Mao il a appris ce que celui-ci avait fait à Mashiro ! Je vous en supplie, mon frère n'est pas un danger public, il est profondément bon, je le sais mieux que quiconque, je ne veux pas qu'il subisse ce sort, mon frère... Mon frère est né pour vivre en tant qu'être humain parce que c'est en être humain qu'il est né !
-Aussi étonnant que cela puisse paraître, je ne suis pas aussi idiot que j'en ai l'air ; ce que tu dis là ne m'est aucunement étranger et c'est bien une chose que je conçois parfaitement. Toutefois, empocher les dix millions et laisser ton frère en liberté m'est interdit.
-Je vous en supplie ! s'étrangla Ryô qui, plutôt que prosterné, avait fini allongé sur le sol tant l'accablement lui était insoutenable.
-Tu n'as pas conscience des problèmes que j'aurai si au-dessus de moi l'on apprend que j'ai touché, ou plutôt que la Fourrière a touché, de l'argent qui est censé dédommager les coûts que portent l'entretien d'un prisonnier dans notre établissement tandis que ledit prisonnier ne s'y trouve même pas. Je risque d'avoir de très gros ennuis. Les rapports sur ton frère ont déjà été envoyés, ils savent ce qu'il a fait et sa condamnation n'est pas amnistiable.
-Pourquoi...
La voix de Ryô s'est éteinte, étranglée dans sa gorge nouée, étouffée sous le poids des sanglots.
-Quoi ? Je ne comprends rien à ce que tu dis.
Le visage rougi, les veines palpitant dans son cou et ses tempes, les cheveux emmêlés, Ryô a levé un regard empli de haine et de désarroi vers le Directeur.
-Pourquoi est-ce qu'un tel endroit existe ?
 
 


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-Parce que c'était mon idée. Du début à la fin. C'était la mienne et c'est moi qui ai tout manigancé.
Mashiro sentit son sang ne faire qu'un tour dans ses veines et ce garçon, d'habitude si calme, a dû se faire violemment force pour ne pas profiter de la faiblesse de Mao et venir l'étrangler comme Asagi et Ryô l'avaient déjà fait.
-Tu as fait tout ça pour de l'argent ?! Mao ! Réponds-moi, est-ce que toi depuis le début tu voulais vraiment te servir de Ryô et Asagi en ruinant leurs vies pour ta satisfaction matérielle ?
Comme s'il avait été secoué par une décharge électrique, comme s'il n'avait pas été blessé, Mao se redressa d'un seul bond et en un instant se retrouva face à Mashiro qui recula, effrayé.
-Je viens de te le dire, non ? trancha Mao en le rivant d'un regard glacé mais en même temps distant, si distant qu'il ne laissait déceler aucune menace.
-Mais je ne peux pas le croire, répondit le jeune garçon, désemparé.

Alors Mashiro crut qu'il allait rire. Quand il a vu Mao renverser la tête en arrière, Mashiro s'est préparé à entendre à nouveau ce rire démentiel et horrifiant qui lui faisait froid dans le dos.
Mais de la gorge tendue et palpitante de Mao aucun son n'est sorti. C'était comme si son rire avait été mort avant de naître.
Comme s'il s'en était avorté dès qu'il avait senti l'embryon de son rire exister en lui.
Et Mao restait ainsi, tête renversée, inerte, et silencieux comme la mort.
-Qu'est-ce que tu fais ? s'angoissa Mashiro.
De là où il était, Mashiro ne pouvait plus voir la tête de Mao. Juste un cou tendu à l'extrême qui semblait peu à peu se détacher du reste du corps.
-Mao !
Il allait se précipiter sur lui quand sans transition Mao releva la tête et le dévisagea, silencieux. Il avait l'air étrangement endormi, lui qui un instant plus tôt brûlait de haine et de vie.
-Mais qu'est-ce que tu ne comprends pas ?
Mashiro écarquilla les yeux. Il a encore reculé d'un pas, instinctivement. Non pas pour échapper à Mao mais plutôt comme s'il essayait d'obtenir plus de recul pour mieux l'évaluer. Il a secoué la tête et seul un gargouillis est parvenu d'entre ses lèvres.
-Qu'est-ce que tu ne peux pas croire dans le fait que j'ai profité d'eux pour me servir ?
-Tu ne peux pas, répétait Mashiro, et ses yeux le suppliaient, comme si plus que tout il craignait qu'il ne le contredise. Mao, tu ne peux pas avoir fait ça...
-Qu'est-ce que tu racontes ?! explosa Mao en tapant furieusement du poing contre le mur. Parce que tu joues les saintes-nitouches pour te donner bonne conscience, tu penses que tous les autres cherchent à se cacher comme toi ?! Non ! Moi je ne suis pas comme ça, je ne cherche pas à me mentir en faisant le bien autour de moi ! En m'accusant de profiter des autres, tu m'accuses simplement d'être humain ! Qu'est-ce qu'il y a de mal à cela, hein ? Depuis sa création, le monde humain se marche sur les pieds ! C'est une guerre constante, il faut tuer les autres pour survivre. Si les vies ont de la valeur comme tu sembles vouloir me le dire alors, il n'y en existe aucune ayant plus de valeur qu'une autre, c'est pourquoi il n'y a aucun mal à ce qu'une personne en terrasse une autre pour son bien personnel. À qui crois-tu que la faute est exactement ? C'est la faute de Ryô, et la sienne seule ! Car il est le premier à être venu me trouver pour me demander d'enquêter sur toi ! Il est le premier à m'avoir fait confiance et à ne jamais avoir écouté ce que toi, Asagi ou les rumeurs circulant sur moi disaient ! Si Asagi est la victime, alors Ryô est le criminel ! Moi, je n'ai fait que sauter sur l'occasion qui se présentait devant moi sous la forme de Ryô pour soutirer de l'argent. Et après ? Au début, c'est sur toi que Ryô misait tous ses espoirs ! Mais qu'est-ce qu'un mioche comme toi aurait pu faire face à cette entité régnante qu'est la Fourrière ? Dans le fond, Mashiro, ne suis-je finalement pas celui qui a permis à Asagi de la quitter, même pour quelques jours seulement ? Parce que toi ni personne n'aurez rien pu faire, c'est grâce à moi si Asagi s'est vu accorder ces précieux jours de liberté et de vie d'être humain ! Car si je n'avais pas été là pour profiter de la faiblesse, de la naïveté et du désespoir de Ryô qui était prêt à tout et n'importe quoi pour sauver son frère, alors il n'aurait jamais été question qu'Asagi sorte de la Fourrière en échange d'une caution de dix millions de yens !
Lorsque Ryô est venu à moi pour la première fois en me racontant toute l'histoire, alors j'ai aussitôt eu cette idée en tête. Je me suis dit que je pouvais trouver un moyen de lui soutirer de l'argent en me servant de son frère. Lorsque j'ai enquêté sur toi et ai su qui tu étais en te rencontrant, j'ai compris que tu serais incapable de faire quoi que ce soit pour Asagi.
C'est alors que m'est venue l'idée simple mais géniale de libérer Asagi en échange d'une caution de dix millions de yens, et ce pour un délai de deux mois durant lesquels il ne devait survenir aucune crise et aucun acte de violence sans quoi il se verrait renvoyé à la Fourrière, et la caution empochée. Toutefois...

Mao s'approcha dangereusement de Mashiro. Le jeune homme, effrayé, recula jusqu'à se retrouver acculé contre le mur. Bientôt le visage blafard et inexpressif de Mao vint se trouver à quelques millimètres du sien.
-J'ai ressenti envers toi une haine immense lorsque tu as bu le verre de vin d'Asagi. Parce qu'en faisant cela, Mashiro, tu as déjoué mes plans. J'avais bien compris que tu les déjouais consciemment. Tu avais ressenti que d'une manière ou d'une autre, je mettais Asagi en danger, c'est pourquoi tu lui as arraché le verre des mains mais vois-tu...
-Ne me touche pas...
Elle n'avait rien d'agressif, pourtant, la main que Mao baladait sur la joue tendre du garçon. Malgré tout la nervosité s'emparait de Mashiro et il ne tarda pas à éloigner cette main, haletant.
Mao l'a considéré de la tête aux pieds avec une moue pensive, comme un acheteur d'esclaves évaluant une potentielle nouvelle marchandise.
Alors il a souri. Mao a souri. Et derrière ce sourire Mashiro a cru y voir le reflet du vide. Un miroir de son cœur.
-Dans le fond, je crois que c'est toi que j'ai le plus haï. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je pensais que celui que je haïssais le plus était Asagi, et c'était effectivement le cas pendant un certain temps. Mais toi, Mashiro, tu es venu avec ta bouille d'ange et ta candeur affectée de midinette, et tu t'es évertué à protéger celui que je détestais plus que tout. De manière idiote, naïve et maladroite, certes, pourtant tu mettais tout ton cœur à le protéger, lui qui ne voulait même pas de toi. Et alors que tu étais si naïf, voilà que, je ne sais comment, peut-être de manière purement intuitive, tu t'es mis à porter de sombres soupçons sur moi. Toi, en plus d'être celui qui s'évertuait médiocrement à protéger ce chien d'Asagi, tu as été le premier à tenter de déjouer mes plans. Je ne pouvais juste pas supporter ta vue. Une espèce de gamin qui joue les saints et pense pouvoir révolutionner le destin d'un autre... Pour qui est-ce que tu te prends ?! Si c'est toi que j'ai choisi comme victime pour ce viol qui n'était qu'un coup monté destiné à faire de moi un sauveur aimé et respecté, ce n'est pas parce que tu as l'air d'une catin, non. C'est parce que toi, je prenais un malin plaisir à te terroriser.
Ô ! Combien je voulais vous détruire, toi et Asagi ! Si seulement tu savais ! Je pensais être prêt à tout pour l'argent mais au final, j'aurais été prêt à tout seulement pour vous détruire ! Et bien qu'à présent je sois dans un sale état physique, je pourrais te tuer à mains nues si ce n'était pas la peur des représailles judiciaires qui m'en empêchait.

Mashiro buvait ses paroles.
Sans haine. Sans révolte. Sans chagrin ni peur.
Il buvait et s'imprégnait de chaque mot de Mao comme s'il s'eût été agi d'une source de vie. La passivité si sereine de Mashiro troublait Mao au plus haut point. Pourquoi tant de calme chez ce pleutre qui tant de fois s'était décomposé à sa simple vue ?
Mais plutôt que d'être décomposé, Mashiro semblait se recomposer.
Ou plutôt, son regard fixe et lourd au fond duquel brillait une lueur de lucidité paraissait dire que Mashiro était en train de recomposer quelque chose.
Une évidence qui jusqu'alors s'était trouvée réduite en un millier de morceaux de puzzle épars.
Oui, depuis le début cette évidence avait été décomposée, brisée en mille morceaux et éparpillée par Mao. C'est pour cette raison que Mashiro n'avait jamais pu la voir.
Imperceptiblement, le regard de Mashiro a changé. Ses yeux qui jusqu'alors étaient rivés vers un point indéfini se levèrent sur le visage de Mao.
Mao qui sentit son cœur se serrer, sa poitrine s'oppresser, et une boule d'angoisse alourdir son ventre.
-Qu'est-ce que tu as ? lâcha-t-il d'une voix qu'il ne reconnut pas comme étant la sienne.
Mashiro a souri.
Il lui a souri, à lui. Face à Mao, face aux cruautés qu'il venait de déblatérer, face à ses yeux rutilant de haine, face à tout son être qui émanait un désir de destruction, Mashiro a souri.
Et Mao a trouvé ce sourire un peu trop tendre.
Du moins trop tendre pour un sourire qu'il lui destinait, à lui.
-Alors, tu nous hais.

Silence.
Derrière les rideaux tirés de la chambre d'hôpital filtrent de pâles rayons de soleil, à la couleur de l'hiver.
-Tu nous hais, Asagi et moi.
Mao n'a pas répondu. Il a arqué les sourcils, intrigués. Le regard brillant de Mashiro, son sourire éclatant ne se ternissaient pas. Pire même, ils semblaient petit à petit se doter de lueurs nouvelles à la vivacité incommensurable. Une vivacité démesurée à la situation.
Mashiro a tourné la tête. Comme si derrière la cascade de ses cheveux d'or il voulait dissimuler le rire qui était en train de naître sur son visage.
-Qu'est-ce que tu...
-Je l'accepte, Mao. Je ne pardonnerai jamais le mal que tu as fait, la cruauté et l'égoïsme suprêmes dont tu as fait preuve, mais j'accepte que tu nous haïsses, Asagi et moi. On ne contrôle pas ses sentiments, c'est ainsi. Seulement, Mao, il y a une chose dont je voudrais m'assurer.

Tension palpable. Mashiro irradie d'un sentiment que Mao ne peut comprendre, et Mao se sent terrassé par une panique irrationnelle mais pesante.
Il allait dire quelque chose, il ne savait même pas quoi, quand la voix de Mashiro est parvenue de derrière les mèches ondulées de ses cheveux platines.
-Mais depuis le début, tu n'as rien dit à propos de lui. Mao, que tu le hais aussi, que tu voulais le terrasser, que tu prenais du plaisir à le faire souffrir et le terroriser, tu ne l'as pas dit. Tout ce que tu as dit sur Ryô est qu'il était coupable. Coupable car naïf d'avoir été le seul à te faire confiance.
C'est bien ce que tu as dit, hein, Mao ? Malgré tout ce que l'on disait sur toi, Ryô a été le seul à vouloir te faire confiance. Étrangement, il est également le seul que tu n'as jamais dit haïr comme tu le fais si facilement pour Asagi et moi. Alors dis, Mao, pourquoi ? Pourquoi nous et pas lui ? Que ce soit pour l'argent ou par haine pure et simple, il n'y a que Ryô que tu n'as jamais semblé vouloir faire souffrir directement.

Le mur sur lequel était appuyé Mashiro était imbibé de soleil. Sur la surface blanche et plane se dessinait son ombre contre laquelle il se collait comme il se loverait dans une lange.
Mao le regardait, ce blond efféminé de profil, tandis que lui se trouvait planté sur le sol plongé dans l'ombre.
-Je me demande, Mao...
Cette fois, la voix de Mashiro n'était plus qu'un murmure imperceptible et teinté de lassitude. L'oeil de profil de Mashiro fixait la porte sans la voir.
-À part cette naïveté, ce désir de protéger son frère envers et contre tout, et puis cette confiance qu'il t'a aveuglément accordée, qu'est-ce que tu as vu en Ryô ?

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 



 


-Alors, ce nom qu'Asagi murmurait inlassablement pendant son sommeil, c'est celui de cet homme que tu avais suivi... Je veux dire, ce garçon qui était le frère de ton ami Yutaka Uke... C'est bien cela ?
En guise de réponse, Kyô marmonna une syllabe inintelligible et après ça, il poussa un cri. Satsuki sursauta, en arrêt, le dévisagea avec un mélange d'effroi et de surprise, avant d'éclater ouvertement de rire.
-Tu devrais avoir honte ! protesta Kyô avec colère, mais son courroux s'apaisa aussitôt parce que le rire de Satsuki était doux, cristallin et ne comportait rien de moqueur.
-C'est de ta faute, chantonna l'homme en ébouriffant le crâne de Tôru comme il l'eût fait d'un petit garçon boudeur. Ne rêvasse pas quand tu marches.
-Mais surveille au moins où je vais ! grogna à nouveau Kyô qui sentit le rouge de la honte lui monter aux joues.
-Ce n'est pas plutôt à toi de regarder où tu marches afin de ne pas te prendre de poteau ?
-Je te hais... marmonna-t-il en regardant droit devant lui, tout aussi bien pour ne plus prendre de risque de rencontrer un poteau que pour éviter le regard scintillant et espiègle de Satsuki.
Le rire de Satsuki s'effaça aussitôt. Il marchait nonchalamment, les mains dans les poches de son long manteau blanc, un fœtus de sourire figé au coin des lèvres.
-Kyô... dit-il d'un ton évasif mais empreint de gravité.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Je crois que nous allons très mal nous entendre, toi et moi...

Il y avait comme une pointe de regrets dans sa voix. Perplexe, Kyô a enfin retourné son regard vers lui, et c'était au tour de Satsuki de regarder droit devant pour ne pas croiser ses yeux.
-Mal nous entendre, pourquoi ?
-Parce que nous ne sommes pas d'accord, murmura-t-il.
Il était difficile de déceler ce qu'il y avait au coin de ses lèvres, là, dans le creux de son infime sourire. Était-ce de l'amusement, de la joie retenue ou bien du chagrin ?
-Qu'est-ce que tu racontes ? fit Kyô, de plus en plus troublé.
-Eh bien...
Comme si cela était un secret totalement personnel, Satsuki tira vivement Kyô par le bras et l'éloigna de la rue bondée pour l'entraîner au coin d'une ruelle étroite dans laquelle la neige qui avait arrêté de tomber depuis deux jours persistait çà et là sur le sol. Satsuki plongea son regard azur dans le sien, avec tant d'intensité que Kyô sentit son cœur s'accélérer.
-Nous allons mal nous entendre. Si toi tu me hais, alors que moi je suis bien loin de te haïr, comment allons-nous nous mettre d'accord ?

Silence.
Il y a sur le visage de Tôru autant de niaiserie que d'embarras.
Le visage de Satsuki se rapprochait dangereusement -ou non- du sien, aussi sérieux et grave que possible mais ce sourire en coin n'avait pas déserté sa trace sur ses lèvres.
-Ne sois pas si idiot.
Avec une moue renfrognée, Kyô s'écarta et se dirigea d'un pas rapide vers la rue animée qu'ils venaient de quitter. Satsuki le rattrapa en courant.
-Ne me traite pas d'idiot, maugréa-t-il avant de rire à nouveau.
-Tu es agaçant ! Je n'étais pas sérieux, c'est évident ! J'ai dit que je te haïssais sous le coup de la colère... enfin, de la honte.
-Pourquoi tu ne me regardes pas quand tu parles ?
-Parce que je n'ai pas envie de me reprendre un poteau devant toi.
-C'était drôle.
-J'ai eu mal !
-Je suis désolé. Tu t'es cogné le front ?
-Oui. Enfin, aucune importance, je ne suis pas un enfant, bougonna Kyô qui commençait sérieusement à se sentir mal à l'aise.
Sans transition il vit le manteau blanc de Satsuki s'arrêter devant lui et au moment où il leva la tête, les lèvres rosées et tendres de l'homme se déposèrent sur son front. Ses yeux étincelaient comme des cristaux de neige traversés par la lumière des rayons du soleil.
-Baiser guérisseur. Tu n'as plus mal, pas vrai ?
Kyô entrouvrit les lèvres mais seule de la buée blanche en sortit.
En un seul instant, il semblait à Satsuki que Tôru venait de perdre vingt-cinq ans d'âge. Il ressemblait à un enfant intimidé. Il allait dire quelque chose quand Kyô le coupa :
-N'agis pas avec moi comme si j'étais un gosse.
Il repartit à toute vitesse, le pas raide, sans but précis.
-Dis, Kyô...
-Quoi, encore ?
-Tu es allé le retrouver ? Le frère de Yutaka Uke... N'est-ce pas, tu es allé le retrouver ?
Kyô hésita un instant avant de hocher la tête, silencieux.
-Pourquoi ? interrogea Satsuki.
-Pour le lui dire... à propos d'Asagi. Je veux dire... il y avait ce garçon, Mashiro, et cet homme appelé Ryô dans la chambre de l'hôpital... Mais celui qu'appelait Asagi, c'était Takanori. Tu ne trouves pas ça bizarre ? J'ignorais que ces deux-là se connaissaient, et j'ignore toujours comment ils se sont connus mais, je me suis dit tu sais que ce serait dramatique... qu'Asagi se réveille sans voir Takanori.
-Tu t'es dit cela ?
D'un seul coup, le visage de Satsuki s'était assombri. Si subitement que sur le coup, Kyô se demanda si c'était bien la même personne qu'il avait en face de lui. Kyô s'est arrêté de marcher, lui aussi si subitement qu'un homme marchant derrière lui le heurta. Kyô se confondit en excuses et, après que l'homme se fût éloigné dans un regard sévère, il leva le visage vers Satsuki et le fixa profondément.
-Oui, je me suis dit cela. Cet homme, Asagi... Bien que je ne le connaisse pas, j'ai éprouvé de la peine à le voir dans cet état. Je veux dire, cet état physique, mais aussi moral. Dans son sommeil, la ferveur désemparée avec laquelle il prononçait le nom de Takanori m'a troublé... J'ai eu l'impression, comme ça, que ce devait être une personne indispensable pour lui. Il aurait été injuste que je ne dise rien à Takanori, n'est-ce pas ? Qu'Asagi se réveille sans voir son visage... peut-être qu'il ne l'aurait pas supporté.

La voix de Kyô s'est éteinte, et il a baissé la tête.
-Tôru ?
Pas de réponse. Kyô porte les mains à son visage, immobile.
-Est-ce que tu pleures ?
Mais le silence de Tôru veut tout dire. Contrit, Satsuki s'approche de lui et, faisant fi des regards réprobateurs que certains passants lui jettent, doucement attire l'homme au creux chaleureux de sa poitrine.
-Kyô, tu veux donc que je pleure à mon tour.
Tôru secoue vigoureusement la tête mais toujours son visage est caché derrière ses mains. Avec peine Satsuki passe ses doigts dans ses cheveux blonds raides et emmêlés, effleure son crâne et sa nuque.
-Tu disais que j'étais un Ange... murmura Satsuki du bout des lèvres. Tu vois à présent combien c'était stupide de dire et penser une telle chose. C'est que, Kyô, normalement personne ne peut pleurer en présence d'un Ange. Tu ne crois pas, dis ?
Tôru s'est appuyé un peu plus fortement contre Satsuki qui resserra d'autant plus son étreinte. Lorsque Kyô retira ses mains de son visage, il n'y avait qu'une trace de larme sur sa joue. Il a levé des yeux candides et éplorés vers Satsuki qui sentit son cœur se serrer.
-Tu ne t'en souviens pas ?
Perplexité. Satsuki pencha la tête de côté, interrogateur.
-Cette fois-là, Satsuki... Seulement quelques jours après notre première rencontre... En pleine nuit, j'étais venu devant ta porte en appelant ton nom sans même penser que tu m'entendrais...Tu as oublié ?
Les yeux brillants, Satsuki passa furtivement sa main contre la joue de l'homme en secouant la tête.
-Je n'ai pas oublié. Tu avais une entaille profonde, juste là, tu saignais tellement... Et je n'ai jamais su comment était apparue cette blessure sur ton visage. Tu disais que tu te l'étais faite toi-même après avoir bu mais, ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Tu n'étais pas saoul, Kyô. Alors comment...
-Ce qui est important, le coupa-t-il avec empressement, c'est que cette nuit-là, Satsuki, alors que je prononçais ton nom derrière ta porte rouge, tu m'as entendu. Non, Satsuki, plus que de m'entendre, tu as fait bien mieux que ça encore. Alors que nous nous connaissions seulement à peine, tu n'as pas hésité à venir m'ouvrir ta porte. En pleine nuit. En chemise de nuit. J'étais plein de pluie et misérable. Toi, tu m'as ouvert ta porte. Et Satsuki, tu sais...
Kyô a lentement passé ses bras autour du cou de Satsuki et a à peine rapproché son visage du sien. Il aurait été presque comiquement attendrissant de le voir, sur la pointe des pieds, si seulement il n'avait pas l'air si éprouvé.
-Satsuki, cette nuit-là... Je m'étais réveillé sans voir ton visage.

Derrière le teint diaphane et la mine impavide de Satsuki, le trouble s'empara de son esprit. Que faire ? Que répondre à cela, quels gestes entreprendre ?
Mais Kyô ne semblait rien attendre de Satsuki. Il parlait, juste.
-C'est idiot, je le sais. Tu étais un inconnu pour moi, j'avais tant peur des hommes mais toi, je suis venu te retrouver devant ta porte sous la pluie, et pourquoi ? Parce qu'en me réveillant chez moi au milieu de la nuit, j'ai réalisé que c'était de toi que j'avais rêvé, et que c'était toi que je voulais voir... Alors...

Kyô s'est laissé faire, naturellement. Avec sérénité et en silence, il n'a pas bougé lorsque Satsuki s'est penché sur lui pour déposer un baiser au coin de ses lèvres. Un baiser chaste mais empreint de merveilles. Un baiser silencieux et empli de mots. Lorsqu'il s'est redressé, Kyô a levé des yeux brillants vers lui.
-Alors, que Asagi se réveille sans voir Takanori, cette simple pensée m'a fait peur... Je ne voulais pas qu'il ressente à son réveil ce que j'ai ressenti cette nuit-là lorsque toi, l'inconnu aux yeux qui ont la couleur de ce ciel dont tu me sembles être descendu, n'étais pas devant moi.

Cette fois, Kyô semblait attendre. Toute trace de chagrin s'était effacée de son visage, mais au fond de ses yeux brillait cette lueur d'espoir mêlée d'imploration.
-Tôru Nishimura... souffla Satsuki.
Le jeune homme a imperceptiblement hoché la tête sans détacher son regard ahuri et larmoyant de ce visage inhumainement pur. Et Satsuki a ri. Encore, cristallin et apaisant. Un rire qui portait des flots de joie comme les reflets argentés d'une rivière de printemps. Sa main s'est attardée sur sa joue, caressante.
-Que je le veuille ou non, et que toi le veuilles ou non, Tôru, je ne suis pas un Ange. Mais voudrais-tu seulement me laisser tenter ma chance ? La chance d'essayer d'être un Ange, même le moins pur, même le plus maladroit, mais un Ange quand même, juste pour toi.

Kyô a entrouvert les lèvres. Oh, vraiment entrouvert à peine, comme les portes entrebâillées du Paradis.
Par-devers lui Satsuki s'est dit qu'il aurait bien voulu y entrer un peu, dans ce Paradis.
Mais parce que Kyô était trop troublé, trop heureux peut-être pour répondre, Satsuki n'a pas voulu prendre le risque de forcer ces portes du Paradis et, pudiquement, a saisi la main de l'homme.
Leurs deux silhouettes se sont éloignées au milieu de la foule, mais seules au monde.
 
 
 
 
 
 


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Décembre 2008. 21h34.
-Je te l'ai déjà dit, non ? Tu es d'ores et déjà foutu. En t'enfonçant dans le mensonge, tu ne fais qu'aggraver ton cas et nous faire perdre du temps. Je te jure que l'on n'a pas que ça à foutre que de s'occuper d'un petit braqueur de merde. La racaille comme ça, on l'élimine facilement. Toutes les preuves sont contre toi, que peux-tu faire ? Ton obstination est aussi désespérante que risible. Je ne sais même pas si je dois pleurer ou me laisser tomber dans l'hilarité. Alors, je te le redemande pour la centième fois, Masao...
-Mon nom n'est pas Masao.
-La ferme. Que tu le veuilles ou non, ton nom est Masao. Il y a un problème avec ça ?
-Je ne m'appelle plus ainsi depuis longtemps.
-C'est le nom marqué sur tes papiers d'identité, pourtant.
-Un papier, qu'est-ce que ça veut dire ?
-Tu comptes éluder le sujet ? Ce n'est pas le moment. À chaque minute qui passe tu t'enfonces un peu plus dans la galère. À ta place, je me montrerais tout sage et tout doux. Sale chien, tu ferais mieux de baisser la queue au lieu de tenter de t'enfuir. Ce n'est pas non plus en faisant ces yeux de cocker battu que tu attendriras quiconque. Les ordures, on les met à la poubelle. Tu le savais ? Il n'y a pas de meilleure poubelle que la prison. Alors, encore une fois : reconnais-tu avoir commis ce braquage le 14 novembre 2008 ?
-...Ce n'est pas moi...
Masao marmonnait du bout des lèvres, la tête baissée. Devant la lumière blafarde et aveuglante ses pupilles papillotaient de manière incontrôlée. Il ne s'en rendait pas compte. Sa jambe droite se remuait toute seule, comme animée par une volonté propre. La nervosité alarmait son cœur qui tambourinait contre sa poitrine, si fort qu'il semblait vouloir enfoncer la cage thoracique pour s'en libérer, et il passait toutes les dix secondes environ une main secouée de tremblements dans ses cheveux gras.
De temps en temps, il jetait un furtif coup d'œil sec vers l'homme assis en face de lui et alors, il se passait la main devant la bouche et se mordait le poignet.
Il paraissait juste fou.

-Qu'est-ce que tu espères obtenir, au juste ?
-...Je ne veux pas aller en prison.
Plus que fou, il paraissait totalement déconnecté de la réalité. Plongé dans ses rêves illusoires et destructeurs.
L'interrogateur a ri. Jaune. Il le fixait dans le blanc des yeux et cela ne faisait qu'accroître l'anxiété de Masao. Ses lèvres semblaient agitées d'un tic, le coin droit remontait compulsivement vers le haut. Sur ses tempes battantes s'écoulait de la sueur brûlante.
Un relent de vieux tabac embaumait la pièce. Il s'en imprégnait de tout son être comme pour mieux se détendre. Mais sous la table, croisées sur ses genoux, ses mains s'agitaient, ses ongles s'enfonçaient dans sa peau.
Un grésillement trottait dans sa tête. Comme une chanson entendue de très loin passée sur un vieux tourne-disque complètement foutu.
-Tu penses qu'il existe des gens en ce monde qui ont envie d'aller en prison ?
 Masao n'a pas répondu. Parce qu'il ne connaissait pas la réponse. Il lui semblait que oui, que certains pouvaient le désirer pour échapper à un destin encore plus cruel, mais il s'est ravisé.
-Quand on ne veut pas finir sa vie en prison, on ne va pas à l'encontre de la loi.
-Je n'ai tué personne, s'étrangla Masao dans une voix rauque.

Le rire gras et sonnant de l'homme a retenti dans l'atmosphère et a pénétré le corps de Masao jusqu'à venir en faire trembler ses entrailles.
Il se rongeait les ongles, jusqu'à sang.
-Tu crois qu'il n'y a que le meurtre qui soit à l'encontre de la loi ? a-t-il ricané d'un ton qui n'avait plus rien de comique.
-Je n'ai tué personne, a répété la voix blanche de Masao, et aussitôt il a senti une vive brûlure sur sa joue.
Il est resté immobile et silencieux. Il essayait de se concentrer sur la douleur pour ne plus penser au reste.
-C'est sûr, tu n'as tué personne. Tu n'étais juste pas assez intelligent pour avoir le temps de le faire. Sans quoi je suis certain que tu en aurais été capable.
-Je ne veux tuer personne.
-Menteur.

Blême, Masao a levé ses yeux papillotants vers l'homme. Il semblait horrifié, mais peut-être que la surprise l'emportait même sur le sentiment d'effroi.
Son interlocuteur le glaçait de ses yeux froids.
-En ce moment même, tu as envie de me tuer, pas vrai ?
Masao a secoué la tête, grignotant le bout de son index entre ses lèvres.
Presque enfantin, Masao.
-Menteur. Tu veux me tuer.
-Non.
-Pour quelle raison ? le défia l'interrogateur avec une rage contenue.
-Je n'aime pas les gens...
-Quoi ?
Il s'est redressé et s'est penché au-dessus de la table, approchant son oreille des lèvres tremblotantes de Masao.
-Je n'aime pas les gens morts.

 
 


L'homme l'a dévisagé comme il contemplerait une espèce inconnue. Avec un mélange de curiosité et de dégoût. Il a soupiré, ricané, et s'est lentement rassis sur sa chaise.
-D'après toi, il existe un moyen pour t'en sortir ?
Masao est resté inerte. Ses yeux étaient fixes, exorbités et dénués d'expression, dépourvus même de vie. C'étaient des yeux qui reflétaient du vide et rien d'autre. Son cœur forçait de plus en plus sa cage thoracique. Il s'est même demandé un instant s'il n'allait pas mourir. Ça ne l'inquiétait pas vraiment, mais ça lui semblait étrange. De mourir.
Il n'arrivait pas à concevoir la mort, c'est pourquoi l'idée de mourir faisait naître dans son ventre une sensation bizarre.
D'un seul coup, une illumination a traversé l'esprit de Masao. Comme un soudain déluge d'évidence sous lequel il se sentit terrassé.
Il y avait des infinités de façons de mourir. Cela voulait dire qu'il y avait aussi des infinités de façon d'être mort.
-Je ne veux pas aller en prison, vous savez.
-Tu penses que c'est mon problème ? Que tu avoues ou pas, de toute façon, c'est ce à quoi tu es voué.
-Je ferais n'importe quoi pour que vous m'aidiez.

Il y a eu un instant de silence. Un silence tumultueux.
Un face-à-face inerte et intense, un face-à-face terrassant.
Le bruit d'une chaise qui se renverse sur le sol.
Et le bruit sourd d'un corps qui tombe à genoux.
Après, le corps prostré en signe de soumission de Masao s'est secoué de sanglots.
-Aidez-moi, et je vous appartiendrai corps et âme.

À ce moment-là, il y a eu une brutale coupure de courant et les deux hommes se sont retrouvés dans le noir le plus profond.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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Mars 2011.
-Qu'est-ce que tu fais là ?
Le ton était calme et ne laissait déceler aucune surprise, pas la moindre irritation non plus. Sur son fauteuil, le Directeur de la Fourrière aspirait sa cigarette avec tant d'ardeur qu'il semblait vouloir se gonfler de la fumée.
Il n'a pas levé les yeux vers lui. D'un simple signe de la main, il lui a intimé d'entrer puis de refermer la porte.
Mao s'est avancé en silence, piteux.
-Je suis sorti de l'hôpital.
-Je le vois bien, ça, ricana-t-il en jouant avec la flamme de son briquet.
-Je voulais vous parler.

Et Mao a compris une chose.
Une chose qui fit naître en lui un sentiment de solitude écrasant.
En ce monde, il existait une chose bien pire encore que la haine ou le mépris.
C'était l'indifférence.
Cette indifférence qui émanait puissamment de l'attitude du Directeur confortablement affalé dans son fauteuil.
-C'est important, a fait Mao avec détresse.
-Alors parle ! a rugi l'homme en lui lançant un regard assassin.
Mao a dégluti. Ses prunelles papillonnaient comme si elles n'étaient pas capables de rester fixées sur le Directeur.
-Je vous l'avais dit, pas vrai ? chevrota-t-il.
-Quoi ?
Il y avait une certaine impatience dans sa voix. Une impatience que Mao connaissait mieux que quiconque. Une impatience foncièrement dangereuse.
Mao s'est agenouillé, asservi.
-Que je me donnerais à vous corps et âme si vous faisiez en sorte que je ne sois pas emprisonné... en ce temps-là.

Une longue plainte étouffée est parvenue jusque dans les oreilles de Mao.
Cela ressemblait au cri d'un homme que l'on torture. Ça venait du couloir.
Il a inspiré longuement avant de reprendre :
-Et vous l'avez fait.
Son interlocuteur a fermé les yeux. Il a déposé la cigarette encore fumante sur le cendrier avant de tourner la tête vers lui, considérant gravement ce corps misérablement prostré.
-Pour l'argent que tu me promettais, oui. J'ai tout mis en œuvre pour que tu sois innocenté.
-Et l'argent que je vous ai promis, je vous l'ai apporté. Cela m'a pris plus de deux ans avant de pouvoir vous satisfaire pleinement, mais je l'ai fait, n'est-ce pas ?

Il y a eu une autre plainte. Beaucoup plus aigue, beaucoup plus longue, beaucoup plus déchirante cette fois.
Mao a relevé la tête et l'a regardé, les yeux humides.
-Oui, a fait le Directeur avec un sourire morbide. Je toucherai l'argent une fois que le dossier d'Asagi aura fini d'être traité. Cela ne mettra plus que quelques jours avant qu'il ne revienne ici.
-Oui mais, pourquoi ?

"Pourquoi ?"

La question n'avait aucun sens.
Il a essayé, pourtant. L'homme a été tant troublé et désorienté sur le coup qu'il a vraiment essayé de comprendre la raison d'être de cette question. Sans en trouver aucune. Alors, pour se donner une contenance, il a lâché un rire maladroit et a saisi sa cigarette dont il tira une longue bouffée, fixant Mao de ses yeux vifs.
-Je ne comprends pas.
-Mais moi, je ne comprends plus.

Il était désespéré, Mao. Du moins c'est ce que les tremblements au fond de sa voix laissaient paraître.
Mais Mao et le désespoir, pour l'homme c'était une notion qui tenait compte de l'oxymore. C'est qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer ainsi.
Il n'a pas levé les yeux vers Mao, n'a pas bougé.
-Qu'est-ce que tu ne comprends plus ?
-La raison pour laquelle j'ai fait ça.
La poitrine de l'homme s'est secouée sous les rires naissants. Hilare, il a passé ses mains sur son visage sans pouvoir se défaire de ce rire crispant et angoissant.
-Attends, dit-il entre deux hoquets, tu veux dire que tu as des remords ?
-Non, ce n'est pas ça. Asagi, encore maintenant, je le déteste. Mais...

"Je n'aime pas les gens morts."

C'était vrai. Qu'il y avait plusieurs façons de mourir, plusieurs façons d'être mort.
Mao s'est demandé, quelle importance qu'Asagi meure d'une manière ou d'une autre ? Asagi, il le détestait déjà.
Mais quand il a pensé à ça, Mao s'est aussi dit par-devers lui qu'il était le seul à détester Asagi.
D'ailleurs, la raison pour laquelle il le haïssait autant, quelle était-elle ?
-C'est une question de logique, dans le fond. Je veux dire, une question de justice...
-Justice ?
Cette fois, le Directeur a baissé vers lui un regard mêlé de mépris et de curiosité.
-Quelle justice ? Je croyais que tu haïssais la justice. C'est d'ailleurs à l'encontre de la Justice que j'ai fait en sorte que tu demeures un citoyen libre, non ?
-Oui, Monsieur, et je vous en serai éternellement reconnaissant, c'est pourquoi encore à ce jour je vous suis entièrement dévoué, mais...
-Quel "mais" y a-t-il à tenir ?! vociféra l'homme.


Il s'est redressé brusquement, surplombant Mao de toute son imposante longueur.
Mao tremblait. Il a enfoui son crâne au creux de ses bras, et sanglotait pathétiquement.
-Lorsqu'il y a deux ans, je vous ai promis de vous être dévoué corps et âme... Est-ce que cela voulait donc dire que je devais impliquer les corps et les âmes des autres ?

Une kyrielle d'anges est venue surplomber leurs têtes, imposant un silence magistral sur eux.
Depuis le couloir, plus aucun son ne venait. Qu'était devenue cette plainte atroce et étouffée ? Cette plainte humaine emplie de douleur et d'imploration désespérée ?
Ce n'était pas la plainte qui avait de l'importance. C'était celui qui l'avait poussée.
Le front toujours collé au sol, Mao a par-dessus son crâne joint ses mains en signe de prière.
-Je disais détester les gens morts mais alors... Pourquoi ai-je fait ça ? Pour ne pas avoir été puni de la faute que j'avais commise... Pourquoi ne suis-je pas le seul à payer le prix de mes propres actes ? Impliquer des innocents... est-ce que j'en avais le droit ?
-Tout ce que tu avais à faire, c'était me procurer cet argent que tu m'avais promis en échange et qui m'était dû, cracha l'homme avec dédain. Peu importe le moyen employé.
-Cette faute était la mienne, a gémi Mao dans un flot de paroles entrecoupé et inarticulé. La faire payer aux autres... Celui qui devait finir derrière des barreaux, c'était moi. Alors, pourquoi lui... Pourquoi un homme qui, contrairement au criminel que je suis, a pour seul crime eu le malheur d'être la proie de ses tourments et de l'infamie des autres  ?
-Mao, écoute-moi... Ou plutôt, Masao.

D'une poigne de fer l'homme a agrippé Mao par une poignée de cheveux et l'a forcé à se redresser. Ignorant son cri de douleur, il a approché son visage du sien, dépassant les limites de la pudeur.
-Ce n'est pas maintenant que tu dois éprouver des remords. Les criminels n'ont pas de remords, tu le sais ? Toi, tu es un criminel, rien d'autre. Tu es mon chien, tout ton être m'appartient et c'est moi qui décide ce qui se fera ou non. Les dix millions dans ma poche, tu seras libre. Tu ne seras plus obligé de faire le larbin pour moi comme tu l'as été durant deux ans. Alors... jusqu'à ce que ce chien retourne dans sa cellule et y crève, tu obéis bien sagement, tu te soumets comme à ton habitude, et après ça seulement, tu seras libre. Il est inutile pour toi d'avoir des remords. Ça ne fera que retarder ta liberté et de plus, tout cela n'est que pur orgueil personnel. Mais d'orgueil tu n'as pas le droit d'avoir, car tu n'es rien, rien d'autre que ma marionnette, que mon jouet, il est alors déplorable d'essayer de penser comme un être humain doté de sensibilité. Tu comprends ce que je te dis ?

Mao ne comprenait pas.
Le visage crispé par la haine qui se collait dangereusement au sien, Mao ne le voyait plus à travers ses larmes.
Mao se souvient.
Le souvenir proche et hantant du visage de Ryô qui lui faisait face, ce visage décomposé et rendu méconnaissable par une haine et un désespoir qu'il ne lui avait alors jamais vus, et puis la sensation de ses mains, les mains de Ryô qui se resserraient autour de sa gorge.
Les mains de Ryô qui voulaient l'assassiner, lui le criminel, ces mains qui avaient dû tant de fois caresser Asagi l'innocent.
Mao pleure. Mao suffoque.
Mao ne comprend pas. Il ne comprend plus.
Il ne veut pas, en fait.
Ce n'est pas pour Asagi.
Ce n'est pas pour Mashiro.
Ce n'est pas pour lui non plus.
Ce n'est pas par notion de logique, ni de justice.

Mais il y a trop de façons de mourir pour prendre ce risque. Le risque de tuer Asagi en le dépouillant de sa condition humaine.
Tuer Asagi, cela revenait à tuer Ryô.
Et au fond de lui, Mao ressentait ce sentiment étrange. La sensation profonde et inexpliquée que voir mourir Ryô d'une manière ou d'une autre n'était pas quelque chose qu'il pourrait supporter.
-Rendez-leur les dix millions... Je vous retrouverai cet argent... Je vous jure que je vous le rendrai... Bien plus si vous le voulez.


Il pleure tant que ses mots sont incompréhensibles. Un enchevêtrement de sons entrecoupés et déglutis.
Le Directeur le dévisageait avec circonspection et, sans lâcher sa poignée de cheveux, il tira son crâne un peu plus en arrière, tendant le cou aux veines saillantes de Mao.

Mao a hurlé. Ce n'était pas parce qu'à ce moment-là, l'homme l'avait brusquement poussé à terre pour le rouer de coups de pieds sur tout son corps.
Si Mao a hurlé, c'est parce qu'alors, un nouveau hurlement, incomparable à tous les autres, aussi déchiré et déchirant que peut l'être une âme suppliciée, retentissait depuis le couloir à travers tout le bâtiment.
Et au moment où Mao allait fermer les yeux, la conscience engourdie par la douleur des coups qu'il recevait sur le visage, des mots sont parvenus jusqu'à son esprit :
-Il y a une chose qui m'intéresse encore plus que l'argent.

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