Psy-schisme -chapitre vingt-deuxième

Juliet

"Tu sais, Asagi, moi, j'ai toujours eu tendance à vivre dans le passé. Même parfois des passés si lointains qu'ils ne m'ont jamais appartenu. C'est pour cela que j'ai toujours pensé que seul un noble pouvait épouser un noble."
 
 
 
 


-Bonjour, Monsieur. Je vous prie de m'excuser pour l'impromptu dérangement. S'il vous plaît, j'ai été mis à la porte de mon appartement. Je viens vous implorer de m'accorder le refuge en votre humble demeure.

Mashiro est d'abord resté interloqué durant plusieurs secondes, affichant une face de lune aussi touchante que drolatique, puis une moue boudeuse est venue affaisser ses lèvres et il a fermé la porte avec indifférence -du moins fût-ce ce qu'il aurait voulu laisser paraître.
Aussitôt, des coups timides ont retenti.
-Je suis désolé, je pensais que ce serait drôle.
-Tout est moins drôle quand tu essaies d'être drôle, rétorqua Mashiro à travers la porte.
-Tu ne veux pas m'ouvrir ?
-Je n'ai rien à te dire.
-Pourquoi es-tu venu me voir chez Ryô et moi, alors ?
-Je ne voulais pas te voir.
-Alors, pourquoi es-tu venu ?
-Je ne m'en rappelle plus. Laisse-moi.
-Je le savais... fit la voix étouffée et amère de Asagi. Ils pensaient que c'était de leur faute, mais si tu es parti si précipitamment, c'est que tu m'en veux... Mashiro, je sais quelle erreur j'ai faite. Pardonne-moi, s'il te plaît.
Asagi a entendu un cliquetis et Mashiro s'est présenté sur le seuil, renfrogné.
-Entre. J'avais quelque chose à te donner, de toute façon.
Asagi a pénétré à l'intérieur de l'appartement, la mine coupable, comme Mashiro s'éloignait dans une autre pièce pour en revenir quelques secondes plus tard, les bras chargés.
Il s'est délesté dans les bras d'Asagi qui demeura coi.
-Il y a pire qu'une mauvaise réaction ; l'absence entière de réaction. Il y a un problème avec cela ? Je voulais te les donner tout à l'heure mais, tu vois, devant ton frère, Satsuki et Kyô, je n'ai pas pu.
-Je le concède, mais pourquoi des roses rouges ? balbutia Asagi dont la peau d'ordinairement diaphane était devenue blafarde.
-Parce que tu aimes ces fleurs. Ce sont celles que tu préfères, n'est-ce pas, Asagi ? fit Mashiro d'un ton suppliant. Du moins, elles étaient ce que tu aimais par-dessus tout lorsque tu étais adolescent... Je suis désolé, sans doute que tes goûts ont changé depuis. Mais tu vois, quand je suis passé devant elles... j'ai aussitôt pensé à toi, et à tes paroles d'antan.
-Mes paroles d'antan ?
-Mais oui. Celles que tu m'avais prononcées quelques heures avant que mon opération ne commence, il y a dix-sept ans... "Il n'existe rien de plus noble que rendre heureux les gens qui nous aiment". Alors, je me suis dit que...
-Tu places mon bonheur en des roses, c'est bien cela ?
-Si mon cadeau ne te fait pas plaisir, jette-le, trancha Mashiro.
-Je suis désolé. Je ne voulais pas dire cela, tu sais bien. Je suis infiniment touché de ton geste, Mashiro.
-Tu m'en vois ravi, ironisa le garçon qui ne semblait nullement convaincu.
-Eh bien, je crois que je suis d'autant plus touché par le fait que, si longtemps après, tu te souviennes de ces paroles que j'avais prononcées alors que tu n'étais qu'un jeune enfant...

Mashiro laissa s'effondrer son armure de glace que le sentiment de honte l'avait obligé à dresser et, contrit, posa ses mains sur les joues d'Asagi.
-Il n'y a pas lieu de pleurer.
-Je ne pleure pas. Je suis simplement heureux, tu sais. Toutes ces attentions que tu as envers moi, Mashiro... je ne pourrai jamais t'en remercier.
-Asagi, tu sais, les roses, je les ai achetées aussi pour moi.
Interloqué, Asagi rendit le bouquet à Mashiro dans de plates excuses. Avec un petit rire gêné, le jeune homme le lui rendit en secouant la tête.
-Ce n'est pas ce que j'entendais par-là. Si j'ai voulu t'offrir ce bouquet, Asagi, c'est aussi pour moi.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Mais, tu ne comprends pas, l'admonesta gentiment le garçon. Je viens de te le dire. "Il n'existe rien de plus noble que rendre heureux les gens qui nous aiment." Eh bien, Asagi, j'ai pensé prétentieusement que tu m'aimais, au moins juste un petit peu, et j'ai pensé aussi que ces roses te rendraient heureux... même si le terme de "plaisir" serait plus adapté que celui de "bonheur".
-Je ne vois toujours pas où tu veux en venir.
Mashiro soupira longuement, paupières fermées puis, après avoir pris une longue inspiration, riva sur Asagi un regard empli de gravité.
-En t'offrant ce bouquet, je voulais devenir noble.
 

Asagi l'a regardé fixement, ébahi, avant d'éclater d'un rire nerveux.

-Mais qu'est-ce que tu racontes ? dit-il en serrant le bouquet contre lui.
-Enfin, ne ris pas quand la situation n'y est pas appropriée ! protesta le jeune homme. Je suis en train de te dire que je voudrais devenir noble. Noble dans l'âme, tu comprends ? Dis-moi ce qu'il y a de risible !
-Mais, voyons, tu t'y prends mal... Je veux dire, que tu aies ainsi pensé à moi est adorable mais... la noblesse ne vient pas de ce qui a une valeur marchande... Plus que par des cadeaux, même sentimentaux, elle s'exprime par d'autres actes... Tu comprends ?
-Ce que je comprends, conclut tristement Mashiro, c'est que je suis pitoyable, hein...
-Mashiro... je ne saisis pas très bien. Que cherches-tu ? Tu es à mes yeux la personne la plus noble qui ait jamais existé.

Mashiro leva les yeux vers Asagi, lui adressant un pâle sourire de reconnaissance, mais son moral était au plus bas.
-Si j'étais noble, ça aurait marché...
-Quoi ?
-Tu ne penses pas comme moi ? s'enquit hardiment le garçon. Je croyais que seul un noble peut épouser un noble. Cela fonctionnait ainsi, dans les temps jadis...
       Asagi hocha la tête en signe d'assentiment mais l'incompréhension se reflétait toujours sur son visage.
Mashiro gardait la tête baissée, les bras croisés contre sa poitrine en tremblant comme s'il eût pu avoir froid en ce mois de plein été.
-Asagi... murmura-t-il. Enfant, j'ai pensé que si tu ne voulais pas m'épouser, c'était dû à mon jeune âge... Ensuite, j'ai cru que tu ne voulais pas de moi car je ne suis ni prince, ni princesse, bien que j'avais promis de le devenir un jour... Puis il m'est apparu comme évident, des années plus tard alors même que nous ne nous voyions plus depuis bien longtemps, que tu ne l'avais simplement pas voulu parce que je n'ai pas pu devenir une fille non plus... Et puis, plus grand encore, je me suis souvenu de cette phrase... "Il n'existe rien de plus noble que de rendre heureux les gens qui nous aiment." Alors, j'ai pensé... que si tu n'avais pas voulu m'épouser, c'est parce que je n'étais pas noble... Mais oui ! Seuls les nobles épousent des nobles ! Asagi, toi tu étais noble déjà en ce temps-là. Tu étais le plus noble de tous. Et moi, qu'est-ce que j'étais à côté de toi ? Je ne sais pas comment c'est possible, tu sais. Je n'étais qu'un enfant alors. Mais, me marier avec toi, je ne sais pas pourquoi, cela m'apparaissait comme une évidence dans mon esprit naïf et ignorant. Et tu vois, encore maintenant, j'ai pensé qu'il me suffirait de devenir noble pour mériter d'être à tes côtés... Alors...

Il n'a pas pu finir sa phrase comme sa bouche se trouva collée contre la poitrine d'Asagi qui resserrait autour de lui ses bras comme s'il s'eût été agi de sa propre vie. Le bouquet de roses gisait au sol, éclatant de splendeur.
-Lâche-moi...
-Pourquoi ? Que je te lâche, ce n'est pas réellement ce que tu veux.
-Comment peux-tu être si égocentrique ? Je t'en veux encore, Asagi, tu sais. Je n'arrive pas à te le pardonner.
-Pardonne-moi... fit la voix chaude de l'homme au creux de son oreille. Je le savais. Tu m'en veux parce que je t'ai repoussé, ce soir-là, dans les sources chaudes... Lorsque tu m'as embrassé. Je le sais, tu ne peux pas me pardonner mais tu sais...
-Tu te trompes ! s'écria Mashiro en se libérant péniblement de son étreinte pour pouvoir river ses yeux graves sur lui. Je me fous de cela, j'ai agi sur une impulsion, et je m'y attendais ! Cela, j'ai pu te le pardonner, et je peux tout te pardonner Asagi, mais une chose comme elle, je n'ai pas pu !
Et Asagi a cru revoir un enfant, un enfant qui tapait du poing contre sa poitrine, ses joues rondes baignées de larmes, un enfant qui, en même temps qu'il le frappait, collait son visage contre lui, fragile. À la fin, vidé de forces, Mashiro n'a pu qu'accrocher ses petites mains à ses bras. Il a respiré longuement et peu à peu, ses halètements saccadés se sont arrêtés comme Asagi passait tendrement ses mains dans ses cheveux.
-Dis-moi, Mashiro. Dis-moi quelle erreur si impardonnable j'ai pu commettre.

Alors, comme lavé de toute rancœur, Mashiro s'est légèrement redressé et a déposé un baiser sur sa joue, timide. Avant de chuchoter à son oreille :
-Tu les as crus...
-Quoi ?
-Pourquoi les as-tu crus, Asagi ? Pourquoi as-tu cru mes parents lorsqu'ils t'ont dit que j'étais mort ? Pourquoi est-ce que tu n'as pas compris qu'alors, ils cherchaient simplement à t'éloigner de moi de peur que tu me sois un danger ? Pourquoi est-ce que tu n'as rien fait pour en être sûr ? Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas cherché ? Dis, Asagi, moi, je voulais te voir mais tu n'étais plus à l'hôpital, tu étais parti je ne savais où et je ne connaissais même pas ton nom de famille... Je n'avais rien pour partir à ta recherche. Et pendant tout ce temps, moi...j'ai pensé que tu m'avais oublié. Alors, tu vois Asagi... Ce jour où je t'ai vu dans la rue, alors que tu te faisais arrêter par la Fourrière sous les yeux mauvais des badauds... Malgré l'atrocité des circonstances, malgré le fait que toi ne me voyais pas, Asagi, j'étais si heureux de te voir que j'ai oublié toute ma rancœur... Ou plutôt, elle s'est dirigée vers ces monstres qui te faisaient souffrir pour rien. Ces ordures qui ignoraient tes cris de douleurs physiques et morales, tes supplications, et qui ignoraient toute ton innocence... Car moi, j'étais persuadé de ton innocence. Dis, Asagi, tu sais, je t'ai reconnu aussitôt, plus de quinze ans après...

Mashiro s'est tu et a fermé les yeux en signe de bien-être lorsqu'il a senti que quelque chose le soulevait. Il s'est détendu, a abandonné son corps aux bras fermes d'Asagi. La cascade blonde de ses cheveux pendait dans le vide comme il semblait s'endormir.
-Mashiro ?
-Oui ? a-t-il murmuré tandis qu'il s'en allait déjà ailleurs.
-J'ai oublié de te le rendre.
Mashiro a à peine entrouvert les yeux, intrigué, mais n'a pas posé de question. Plongé dans la félicité de cette étreinte princière, il s'est laissé faire tandis qu'il se sentait transporté ailleurs. Bientôt, il s'est retrouvé allongé sur quelque chose de confortable, et a ouvert les paupières. Il a souri, doucement, lorsqu'il a vu le corps d'Asagi le recouvrir de toute sa longueur comme ses yeux le couvaient de toute la tendresse du monde.
Il avait un peu honte, Mashiro, et il avait un peu peur, Asagi, mais tout cela s'en est allé quand, d'un accord tacite et énamouré, ils ont accepté cette situation.
-Je ne sais plus de quoi tu parles, a marmonné Mashiro comme pour s'excuser.
Asagi a ri et a passé délicatement sa main sous la nuque du garçon qui s'est légèrement redressé, approchant par-là même son visage du sien.
-Le baiser que tu m'as donné ce soir-là, Mashiro. J'ai oublié de te le rendre.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Où est-ce que tu vas ?
Alors qu'il avait entendu des bruits de pas s'éloigner rapidement suivis d'un claquement de porte, Hakuei était sorti précipitamment de la salle de bain et s'est présenté face à Natsuki qui détourna le regard. Vêtu d'une simple serviette de bain enroulée autour de la taille, ses cheveux trempés dégouttant sur le sol, Hakuei l'a regardé d'un air hagard.
-Où est-ce que tu vas, si tôt le matin ?
-Cela ne te regarde pas, protesta Natsuki. Et puis, ne te présente pas à moi de façon si indécente.
Sur ces mots, il s'en est retourné, prêt à partir, quand Hakuei le rattrapa.
-Mais, j'ai le droit de savoir.
-Ma vie n'est pas détenue entre tes mains, tu sais.
Natsuki avait fait volte-face et le dévisageait à présent avec une amère rancœur. Hakuei n'a pu répondre, désorienté.
-Bien, tu as peut-être contribué à ce qu'elle soit épargnée... Mais rappelle-toi, Hakuei, ma vie, ce n'est pas toi qui l'as créée. Je ne te dois pas d'explication quant à mes faits et gestes.
Ils se sont dévisagés, l'un impitoyable, l'autre placide. Hakuei a hoché la tête d'un air pensif et a lâché Natsuki.
-Bien. Tu peux y aller. Sais-tu quand tu rentreras ?
-Lorsque j'aurai trouvé, commenta Natsuki avec froideur.
-Trouvé ? Quoi donc ?
-Mais, un appartement.

Comme il a ressenti l'effet d'une douche froide, les gouttes d'eau chaude dégoulinant sur Hakuei ont semblé devenir subitement glacées. Mais il n'a rien dit, comme s'il attendait autre chose. Il semblait trop éprouvé pour prononcer la moindre objection.
Natsuki attendait aussi, une réaction, un geste, une mimique, une expression, même infime, mais Hakuei était l'inertie même.
-Je vais faire le tour des agences immobilières, annonça Natsuki dans un soupir. Ne m'attends pas pour le repas.
Il allait claquer la porte derrière lui avec résolution quand une voix minuscule, une voix si fragile qu'elle semblait être celle d'un nouveau-né est apparue, et Natsuki a ressurgi, ébahi. Cette voix sortant de la gorge de Hakuei avait quelque chose de foncièrement dénaturé.
-Qu'est-ce que tu as dit ?
Alors qu'il fit un pas en avant, Hakuei s'est brusquement arrêté comme si le fil de ses pensées s'était soudainement rompu.
-Oui, mais pourquoi ?
Natsuki l'a considéré avec un mélange de chagrin et de circonspection. Il a secoué la tête, exaspéré.
-Je ne t'en empêcherai pas, bien sûr, mais enfin, pourquoi est-ce que tu veux partir ?
Natsuki s'est avancé et a saisi les mains de son ami dans les siennes, lui faisant face avec la plus grande gravité.
-Parce que ce n'est pas chez moi, ici. Ce n'est qu'un abri, un lieu où je suis hébergé, un lieu où je suis accepté pendant un temps, mais ici, Hakuei, ce n'est que chez toi et je ne peux pas te voler ce qui t'appartient en échange de rien. Non, je ne t'offre rien en retour, alors je veux te rendre ta liberté, et je veux prendre la mienne.
-Je ne peux pas t'en empêcher, mais pourquoi ? répéta Hakuei d'une voix vide comme un robot détraqué.
-Je viens de te dire pourquoi, s'impatienta Natsuki avec colère.
-Mais, tu as parlé de liberté. Prendre ta liberté... je te l'enlevais ? Jusqu'ici, je pensais que tu avais fini par m'accepter, non ? Natsuki, je suis désolé si je t'ai privé de ta liberté. J'ai trop pensé à moi et...
-Non.

Natsuki a lâché un rire à mi-chemin entre la désillusion et la tendresse et, avec douceur, a passé ses mains sur les joues de l'homme. Les vestiges des gouttes d'eau ruisselant encore sur son visage semblaient être des larmes naissantes. Comme une résurrection.
-Tu n'as rien à voir avec ça. Mais, Hakuei, je ne veux pas rester ici, moi.
-Pourquoi ?
"Pourquoi ?"
Natsuki l'a observé, contrit. Son ami d'ordinaire si fier, si fort et imposant, semblait être redevenu un fragile enfant demandant la raison pour laquelle il était sanctionné.
-Pourquoi ? réitéra Hakuei d'un ton plus grave.
Bien qu'il semblât éprouvé, il ne paraissait pas lui en vouloir. Mais il avait besoin de comprendre, reconnaître son erreur si elle venait de lui pour tenter d'empêcher ce qu'il n'arrivait à admettre malgré toute sa bonne volonté.
-Parce que, Hakuei, toi et moi, ça ne peut plus être comme avant.
L'homme a penché la tête de côté en signe d'interrogation. Natsuki a vu, sur ses bras forts, naître des frissons. Comme en réponse à ce brusque tremblement, Natsuki s'est doucement blotti contre lui et l'a étreint. Mais sans répondre à cette démonstration de tendresse, Hakuei est demeuré bras ballants.
-Je ne comprends pas, a-t-il simplement dit.
-Y a-t-il quelque chose que tu ne puisses pas comprendre ? murmura Natsuki. Peut-être ne le veux-tu pas. Si tu ne veux pas comprendre, Hakuei, je ne peux t'en blâmer. Cela signifie seulement que tu n'es pas en mesure de me donner ce que j'attends de toi. J'ai toujours demandé bien trop, et ayant reçu plus que je ne le méritais, je n'ai cessé de revoir mes espérances à la hausse. À la fin, je ne suis devenu qu'un égotiste imbu de moi-même et persuadé de ma valeur. Je me disais que ce n'était pas grave, Hakuei, tant que je restais conscient de la tienne. Tu ne l'as pas perdue. Tu as toujours autant, peut-être plus, de valeur à mes yeux. Mais tu vois, elle n'a pas la même essence.
-La même... essence ?
-Mais oui. Tu ne comprends pas ? Toi, tu m'aimes. Je pense que c'est indéniable, et en-dehors des sentiments, il suffirait d'un peu de logique pour comprendre que tu m'aimes. Suivant le bon sens, pourquoi aurais-tu fait tout cela pour moi si je t'étais indifférent ? Je ne crois pas que tu l'aurais fait simplement pour suivre le vœu de mes parents, des années plus tard. Tu n'es pas comme ça, Hakuei, à te sacrifier pour ce qui n'en vaut pas la peine. Alors pour toi, je la valais la peine, pas vrai ? Sans doute que je ne peux même pas imaginer, de plus, la lourdeur de cette peine... Alors, tu m'aimes, c'est tout ce dont je suis sûr. Pour cela, j'ai été comblé, je te suis reconnaissant, et je t'aime d'autant plus qu'avec tout l'amour que tu m'as apporté, j'en ai à revendre, mais tu vois... Il y a eu un changement. Tu me suis ?

Hakuei a fait non de la tête, mais il restait les yeux rivés sur Natsuki, fasciné, buvant chacune de ses paroles comme s'il eût voulu en faire sa sève.
Un nuage de tristesse est venu assombrir le ciel des yeux de Natsuki. Pourtant il a souri, et son sourire semblait fait d'une joie réelle.
-Disons que, durant l'acheminement de l'amour venant de toi qui venait jusqu'à moi, il a dû se passer quelque chose... Comme l'eau coulant le long d'un rocher petit à petit emporte avec elle des particules minérales, l'eau de ton amour, coulant vers moi, a dû emporter autre chose avec elle... Quelque chose qui n'existait pas au départ, que tu n'avais pas, mais que cet amour a rencontré en chemin et dont il s'est imprégné... L'amour qui est parvenu à l'intérieur de moi, ensuite, avait changé de nature. Ce que je veux dire, Hakuei, c'est que la manière dont tu m'aimes est devenue différente de la manière dont je...

Il a marqué une pause, et Hakuei a attendu, attendu le dernier mot comme un secours ultime, mais rien n'est venu. Natsuki gardait le visage tourné sur le côté, mélancolique, puis soudain reporta son attention sur son ami et l'affubla d'un fabuleux sourire.
-C'est bon. J'y vais, à présent. Je ne pense pas revenir avant ce soir, dis.


-Je comprends ce que tu veux dire. Mais je ne comprends toujours pas.
Natsuki s'est à nouveau retourné, mais un soupçon de colère semblait cette fois s'être glissé dans ses traits.
-Ne me prends pas pour un idiot, clama-t-il.
Il tenait sa main figée sur la poignée de la porte, tremblante.
-Ce n'est pas le cas, s'excusa Hakuei. Ce que je veux dire est que, bien que j'aie compris parfaitement ce que tu essaies de me dire, je ne comprends en revanche pas pourquoi tu peux en être si sûr.
-Sûr ? Mais de quoi ? s'impatienta le jeune homme.
-Que mon amour n'est pas de la même nature que le tien.
Les lèvres de Natsuki se sont étirées en une grimace amère, farouchement fermées comme s'il se faisait force pour ne pas proférer quelque parole qu'il eût pu regretter, puis il a éclaté d'un rire strident.
-Eh bien, je suppose que si ton amour était le même que le mien, tu ne m'aurais pas repoussé, Hakuei.
-Quoi ?
-Tu as déjà oublié ? Bien sûr, ça n'avait pas d'importance pour toi. Mais hier, lorsque j'ai essayé de t'embrasser avant que tu ne m'amènes à l'endroit où mes parents reposent... Tu m'as repoussé, non ? Hakuei, tu m'as repoussé, et puis, tu as dit quelque chose ensuite qui m'a blessé, tu sais.

Mais Hakuei ne semblait pas, ou plus, savoir. Natsuki a tenu son crâne entre ses mains, exaspéré.
-"Ne te méprends pas". C'est ce que tu m'as dit, Hakuei, après m'avoir repoussé. Ça veut dire ce que ça veut dire, non ? Je ne te le reproche pas, s'empressa d'ajouter Natsuki face au visage déconfit de son ami. C'est juste que je crains que rester à tes côtés me devienne trop douloureux. Je crains de te devenir trop attaché, Hakuei, et dépendant de toi si bien que je te priverais de liberté. C'est pour cela que je veux te la rendre.

Les lèvres de Hakuei étaient entrouvertes par l'hébétude, comme les portes entrebâillées du Paradis. Et Natsuki a voulu s'en approcher, de ces portes qui offraient une promesse éternelle, et, les yeux brillants, il avancé son visage vers le sien, espérant un Miracle, mais alors que ses lèvres frôlaient presque celles de Hakuei, il s'est ravisé, amer. La peur de se voir fermer ces portes du Paradis était trop pesante. Que Hakuei ne fermât les lèvres, cela aurait pu blesser Natsuki davantage. Il a souri comme pour rassurer son ami et cette fois, s'en est retourné sans plus attendre.

Il dévalait les escaliers quand il sentit quelque chose le tirer vivement vers l'arrière. Il a poussé un cri de surprise, cri aussitôt étouffé par la main ferme et chaude de Hakuei. Natsuki a voulu se débattre, mais sa volonté de s'échapper était bien faible comparée à celle bien plus forte de Hakuei de le tenir.
-Je n'ai pas pensé un seul instant que tu aies pu l'interpréter de cette manière, Natsuki. C'est vrai, avec le recul, je me dis que ça paraissait bien plus logique mais pourtant, le sens de mes paroles m'était alors si évident que je jugeai inutile de le préciser. Cependant, Natsuki, je veux que tu m'écoutes.
 "Ne crois pas que je t'ai repoussé parce que je ne t'aime pas. Mais je voulais attendre, pour t'aimer librement, que tu aies retrouvé l'intégrité de ton moi. Plutôt que de te voir te précipiter, je voulais que tu aies retrouvé tes souvenirs, celui que tu étais avant, celui qui t'a construit et te construira, celui dont tu pourras retrouver les sentiments et les bonheurs passés. Je voulais attendre que tu te retrouves dans ton moi entier, Natsuki, parce que comme je t'aimais de tout ton être lorsque nous étions adolescents, à ce jour encore, c'est le toi tout entier que je veux aimer, parce que c'est le toi tout entier que je veux chérir."

Natsuki n'a pas répondu. Il ne le pouvait pas, parce que la main de Hakuei scellait toujours ses lèvres pourtant, il y avait des infinités de choses qu'il aurait voulu dire. Mais alors qu'il ne pouvait pas voir Hakuei, il a fébrilement tendu ses mains vers l'arrière et aussitôt, il a senti qu'une seule main, une seule, reliait ses deux fins poignets entre eux. Et les lèvres de Hakuei se sont déposées avec pudeur au creux de ses paumes blanches.
-Que tu ne prennes pas cela pour un rejet. C'est ce que je voulais dire par "ne te méprends pas", Natsuki.
Un son étouffé est parvenu à travers la main de Hakuei, et Natsuki a vu ses lèvres se libérer. Alors, les larmes aux yeux, il s'est tourné vers lui qui, debout sur la marche supérieure, semblait encore plus grand, plus magnifique aussi.
-Je retrouverai mes souvenirs, Hakuei. Je te le promets. Moi, je peux attendre. Puisque tu es là de toute façon, et même si tu ne l'étais pas, je pourrais attendre tout le temps qu'il faut avant que tu ne puisses m'aimer, si tu en as encore envie à ce moment-là. Qu'importe que cela prenne des années, je retrouverai mes souvenirs. Ce n'est pas seulement pour toi, mais aussi pour moi, tu sais, j'ai le besoin et l'envie de me retrouver. Parce que tu m'as manqué durant ces années où mes parents t'avaient tenu éloigné de moi, Hakuei, aujourd'hui même, c'est moi qui me manque. Tu vois ? Je me manque. Ce n'est pas du narcissisme. J'ai besoin de toi pour me soutenir, mais j'ai besoin de moi pour me construire. Tu ne pourras rien soutenir si je ne suis pas construit. Et je veux que tu me soutiennes. Je veux te soutenir en retour, aussi. Alors je veux me reconstruire et avoir cette force. Alors, c'est bon. Que je vive avec toi ou non, j'accepterai d'attendre des années. Si ces années promettent qu'en me retrouvant, je trouverai en même temps l'amour de toi dont je rêve.

Hakuei a ri. Alors qu'il le dépassait de plus d'une tête quelques secondes plus tôt, Natsuki s'est subitement retrouvé à sa hauteur. Mais il ne sentait plus ses pieds toucher le sol, et il a compris que c'étaient les bras de Hakuei qui l'avaient soulevé. Il a rougi, parce que sont front était collé au sien, et le regard de Hakuei était espiègle, tandis que son rire, léger et doux, n'en finissait pas.
-Peut-être, Natsuki. Peut-être que toi, tu le peux. Mais moi, je n'ai plus vraiment envie d'attendre.
Et, alors que les portes du Paradis étaient à nouveau entrebâillées, elles sont venues d'elles-mêmes s'ouvrir à Natsuki qui alors a connu les sens de la félicité.


 
 
 
 
 
 
 


                                                  ~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 


-Un crime pour instaurer un nouveau crime. C'est avec les armes que l'on bâtit la guerre.
-Plaît-il ?
Ryô a levé les yeux, et son visage trahissait une stupeur sans nom. Il frémit d'effroi lorsque l'homme assis en face de lui se redressa et, se penchant au-dessus de la table, approcha ses lèvres de son oreille.
-Vous faites l'innocent ?
-Je ne vois pas ce dont vous parlez, scanda Ryô d'un ton ferme.
Il avait les mains crispées sur le sac de toile qui pesait sur ses genoux. Mais il n'a pas flanché, n'a pas laissé échapper de lui la moindre lueur de peur. Seule son entière détermination le maintenait droit et presque imposant.
-Ce que j'avance, trancha l'homme d'un ton qui ne permettait pas la contradiction, c'est que vous agissez comme si vous étiez un Saint, mais vous ne faites que nourrir le serpent du mal.
-Sur quoi fondez-vous des propos que seul un être probe aurait le droit de proférer ? s'enquit Ryô en se levant de sa chaise pour faire face à son ennemi.
Celui-ci le scruta profondément avant de partir dans un rire ironique.
-Vous dites ? Je suis désolé, mais je serais tout de même curieux de savoir d'où est-ce que cet argent vient. Vous avez volé ces cinquante millions de yens par je ne sais quels moyens dans le but de m'amadouer avec ça afin que je "laisse Mao tranquille" ? Si je comprends bien alors, vous avez commis un crime pour libérer un criminel qui ne manquera pas de recommencer ses méfaits. Je me trompe ?

L'espace d'un instant, l'homme a senti son sang faire demi-tour dans ses veines. Car alors, il avait peine à reconnaître celui qui se tenait en face de lui. Dans les yeux de Ryô s'était allumée une étincelle que rien ni personne n'avait jamais avivée jusque-là. Et de tout son corps entier émanait une aura de défiance et d'infaillibilité. Il a posé ses mains à plat sur la table et a à son tour approché son visage de l'homme dans les limites de la décence.
-Une vie entière. C'est une vie entière et la mémoire de celle-ci à laquelle je renonce pour sauver celle de Mao. Jamais, vous entendez. Jamais je n'autoriserai que quiconque m'accuse de quelque forfait. Il a fallu toute une vie à mes parents pour mettre de côté cette somme qui nous avait été léguée à leur mort, à mon frère et moi. Osez une seule fois, monsieur, insinuer encore que ces cinquante millions de yens sont le résultat de péchés répétés, et d'une manière ou d'une autre je ferai éclater face au pays entier ce que vous avez fait subir à Mao.

C'est avec, en apparence, une sérénité inflexible que l'homme s'est rassis au fond de son fauteuil et a gravement considéré Ryô, bras croisés.
-Vous faites cela pour une ordure qui était prêt à ruiner la vie de votre frère pour de l'argent ?
-Je fais cela pour une ordure qui a eu le malheur suprême de tomber entre les mains sales d'une ordure bien plus ignoble encore.
-Vous avez du courage.
-Du courage, je ne sais pas. C'est simplement le sens de la justice.
-Eh bien ! Rendre sa liberté à un criminel né, voilà un sens de la justice tout à fait original !
-Puisque vous concédez que la vraie justice devrait emprisonner les criminels, je peux savoir pourquoi vous n'êtes pas à la place de ces pauvres hommes que vous enfermez ici comme des rats pestiférés ? Ne serait-ce pas vous qui mériteriez de mourir dans ce dépotoir délabré et infesté d'une pestilence de pourriture et de mort ? N'êtes-vous pas en train de dire vous-même que c'est ce que vous mériteriez ? Laissez-moi rire. Ne me parlez pas de justice. Le sens de ce mot n'est accessible qu'aux êtres humains.
-Vous ne savez pas ce que Mao a fait.
-Et je ne sais pas ce qu'il fera encore. Je me moque de cela. S'il y a un châtiment à lui donner, ce n'est pas à vous qui êtes souillé de le lui infliger. Je ne sais pas ce qu'il a fait, c'est vrai. Mais je sais une chose : ce que vous avez pu commettre d'inhumain, vous, et que je peux voir rien qu'en venant ici. Admettons que Mao soit un criminel. Qu'en est-il de tous ces gens enfermés qui attendent la mort comme seule issue de secours à ce déshonneur ? Ils ne sont que des malades atteints de troubles mentaux ou psychologiques qui n'ont jamais eu la volonté réelle de faire du mal à qui que ce soit. Je ne comprends pas, non. Je n'essaierai pas de comprendre puisqu'il n'y a rien à comprendre de tant de cruauté et d'infamie, mais ce que je sais, c'est que si vous n'acceptez pas cet argent qui a une valeur -non pas monétaire, mais sentimentale-, inestimable pour mon frère et moi, en échange de quoi vous ne poserez plus jamais ni un doigt ni un regard sur Mao, je vendrai mon âme au diable s'il le faut pour vous faire monter sur l'échafaud. C'est là ma seule et invincible volonté.

Il n'a pas cillé. Comme si une armure aussi solide que transparente enveloppait son corps et son cœur entiers, les paroles de Ryô semblaient n'avoir eu aucun effet sur lui. Il paraissait toujours aussi serein et, étrangement, patient. Patient d'ailleurs comme s'il attendait autre chose de Ryô. Comme s'il pressentait qu'il ne lui avait pas tout dit. Mais Ryô, déstabilisé par tant de calme, sentit son assurance vaciller un moment avant qu'il ne se ressaisisse. Fort de son désir de protéger Mao, il soutint vaillamment son regard.
-Mais, pourquoi lui ?
Ryô a eu un mouvement de recul, surpris.
-Pardon ?
-Pourquoi Mao ? réitéra simplement l'homme d'un ton indifférent. Pour votre frère, je pouvais encore le comprendre... Mais, Mao, je ne vois vraiment pas ce que vous avez avec ce bon à rien. Il vous suffit de sortir de ce bureau et de regarder tout autour de vous ! Il y a plus d'une centaine de personnes à libérer ! Toutes innocentes, comme vous l'affirmez si péremptoirement ! Alors, pourquoi Mao ? Le seul qui ai déjà commis de véritables crimes, c'est lui que vous choisissez de défendre en venant me faire de beaux discours sur la justice ? Et vous ruinez l'héritage de vos pauvres parents qui se sont tant donné de mal pour assembler tout cet argent. Vous voulez que je vous dise ? Je me demande parfois si construire cette Fourrière n'était pas une erreur. Ce doute ne m'est pas survenu à cause d'une quelconque conscience morale, mais la direction et la gérance de la Fourrière me demandent beaucoup trop d'efforts, beaucoup trop de réflexions, beaucoup trop de nuits sans sommeil, beaucoup trop de prudence et de temps, tout ça pourquoi ? Parce que j'ai voulu laver notre territoire national des ordures qui encombraient le sol sans que personne ne pense à les détruire ou même à les recycler. Je l'ai fait pour l'argent, aussi. Surtout pour lui. Mais en échange de quoi ? Jadis, j'avais le temps mais pas l'argent. À présent j'ai l'argent mais pas le temps, alors où est le réel intérêt de posséder tout ceci si, pour empêcher que tout cela ne tombe à l'eau, je ne peux prendre le temps d'en profiter ? Mais cet endroit est ma raison d'être. Je l'ai érigé et maintenant qu'il se tient fièrement debout, c'est moi qu'il soutient. Malgré cela, voyez, je me pose des questions. Dois-je continuer ? Ne vais-je pas, au final, finir au bord de la rupture et devenir comme ces malades mentaux pour qui j'ai tant de dégoût et de mépris ? Je n'ose pas l'effondrer parce qu'alors je m'effondrerais avec lui, mais cet endroit consume mon âme comme j'ai voulu qu'il condamne celles de ces fous, dépressifs, névrosés, hystériques, épileptiques, appelez-les comme bon vous semble. Alors, que faire ? De plus, contrairement à ce que vous pensez si candidement, certaines de ces personnes se sont retrouvées ici non pas parce que je l'ai voulu, mais parce que d'autres l'ont voulu à leur place. Comme s'ils étaient criminels, certains de leurs proches n'hésitent pas à avoir recours à la délation pour se soulager du fardeau trop lourd à porter qu'est celui d'avoir un frère, un père, un fils, un neveu, un cousin, ou même un ami qui apporte le déshonneur à ceux qui le fréquentent de gré ou de force. Vous comprenez ce que ça veut dire, non ? Personne ne veut d'eux. S'ils étaient libérés, ils se retrouveraient comme des chiens de compagnie subitement relâchés dans la nature sans jamais avoir appris à se nourrir. Deux jours suffiraient à les tuer. Ils n'ont plus d'instinct de survie. Ils cherchent à mourir ou, plutôt, ils ne cherchent pas à vivre. Mais il n'existe pas de tangente entre la vie et la mort. Lorsque l'on ne sait comment vivre, lorsque l'on n'en a plus envie, il faut mourir. Mais, mourir, ils y sont de toute façon condamnés ! Ils mourront ici, d'une mort naturelle ou bien piqués s'ils ne sont pas miraculeusement libérés avant. Mais mieux vaut-il crever ici comme un rat ou bien libre comme un être humain ? Telle est la question, et ce n'est pas moi qui vais y répondre. Une fois libres, si seulement une personne en ce bas monde les accepte, si seulement ils ont une volonté même infime de continuer à vivre, alors peut-être seulement trouveront-ils une chance minime de s'en sortir. Alors, je vais vous poser un dilemme, très cher Ryô. Que feriez-vous si je vous disais que, si vous me donnez ces cinquante millions de yens réunis en liquide, je libérerai tous ces prisonniers autant qu'ils sont ?
 


Ryô est resté interdit. Il a secoué la tête en lâchant de petits rires nerveux qui avaient l'acidité de celui qui n'y croyait pas.
-Vous essayez de m'enrôler, encore une fois ?
-Je ne l'essaie pas, trancha l'homme implacablement. Mais je n'ai pas fini. Bien. Alors, en me donnant ces cinquante millions de yens, vous assurez la liberté de tous ces gens. J'ai bien parlé-là de liberté, rien d'autre. Quant à leur survie, elle ne tient qu'à eux ou à leurs proches s'ils en ont encore. Mais à la place de cela, Mao demeurera sous mon joug pour toujours. Je ne vous empêcherai pas de venir le voir, si vous le souhaitez, mais il m'appartiendra corps et âme et ce jusqu'à ce que l'un de nous deux ne meure.
-Espèce de...
-Je n'ai pas fini, dit-il dans sa sérénité extrême en lançant un regard noir à Ryô. Je vous laisse un autre choix. En échange de vos cinquante millions de yens, je libère Mao. Je le laisse libre, tout simplement, et je pourrai vous attester sur l'honneur que jamais plus je ne me mettrai sur son chemin. Mais à la place de ça, je garde mes prisonniers. Alors, il ne tient qu'à vous de choisir, Ryô. Soit vous libérez ce criminel auquel vous semblez tant tenir, au détriment de centaines d'innocents, soit vous libérez tous ces prisonniers... au détriment de Mao.

Le visage diaphane de Ryô a viré au blafard, et il s'est laissé effondrer sur sa chaise, tremblant.
-Non...
-Quelle que soit votre décision, reprit souverainement l'homme, vous devez savoir une chose. Que ce soit eux ou lui que vous choisissez de libérer, vous ne valez pas mieux que moi : vous évaluez leurs vies avec de l'argent. Parce que c'est avec de l'argent que vous avez cru pouvoir me racheter Mao.

Elles ne coulaient pas, mais à travers le rideau de larmes, Ryô ne voyait plus qu'une silhouette indistincte et floue avachie sur son fauteuil. Il a joint ses mains en signe de prière contre ses lèvres humides. Ses prunelles papillotaient indéfiniment de parts et d'autres de la pièce, comme y cherchant un recours ultime, sans jamais se reposer. Il paraissait être sorti de la réalité pourtant, il y était confronté plus que jamais.
-Vous n'avez pas le droit de me faire ça.
-Ce n'est qu'un choix de plus que je vous présente. Dites plutôt que vous ne vous sentez pas le droit de condamner les unes ou l'autre de ces personnes. Vous avez seulement peur de la culpabilité. Cette peur-là, je ne peux pas la connaître.
-Pourquoi ? Vous ne pouvez pas vous résoudre à tous les libérer ?! hurla Ryô dont la tension était si extrême que ses veines saillaient à travers sa gorge et ses mains. Ce sont cinquante millions de yens que je vous offre ! Ça vous laisse de quoi avoir à la fois l'argent et le temps, non ?! Êtes-vous cruel au point de ne pouvoir renoncer à faire souffrir ceux qui ne demandent qu'à vivre ?!
-Je comprends, mais je ne peux faire cela, soupira l'homme comme à regrets. Comme je vous l'ai dit, je ne peux renoncer à la Fourrière, sans quoi je l'aurais fait. J'ai mis toute mon âme là-dedans.
-Et votre âme vous y laisserez. Je vous en conjure, Mao, et les prisonniers, libérez-les tous autant qu'ils sont. Pour une fois, une seule, je vous supplie de commettre un acte de noblesse durant votre vie. Vous n'obtiendrez jamais nulle rémission si vous continuez à vivre aussi bassement. Vous ne pouvez simplement pas faire ça. Vous n'avez rien à y perdre en l'acceptant, mais vous gagnez le droit de vous racheter. Je vous en supplie, libérez ces hommes et Mao. Cessez pour eux ce mal qui se fait père comme fils. Ils ne peuvent simplement pas mourir ici. Ils ne le peuvent pas. Maintenant, laissez-les reprendre conscience qu'ils sont des êtres humains.
-Il est inutile de vous prosterner de cette manière, cela me répulse plus qu'autre chose. Je vous l'ai dit : je n'accepterai que soit l'un, soit l'autre.
-Par pitié ! implora Ryô qui, dans sa crise de larmes, agrippa ses mains autour de celles de l'homme qui en demeura coi. Libérez-les tous, et je vous appartiendrai ! Je vous promets de vous servir au détriment de ma vie, de faire tout ce que vous me demanderez !

Comme subitement vidé de force, Ryô laissa glisser ses mains le long des jambes de l'homme avant de finir prostré au sol, abattu. Son corps se secouait comme le désespoir se faisait de plus en plus grand.
-Qui se ressemble s'assemble, hein.
Tremblant, Ryô leva vers lui des yeux noyés de larmes et brillants.
-Mao a fait la même chose pour votre frère. Il s'est vendu à moi en échange de quoi je libérais Asagi. Je comprends pourquoi vous y tenez tant. Je crois que vous vous ressemblez bien plus qu'il n'y paraît.
Ryô ne disait rien. Il avait même arrêté de pleurer et de hoqueter et, immobile, il fixait l'homme avec des yeux interloqués.
-Vous ne le saviez pas ? lâcha-t-il dans un sourire en coin. Eh bien, je pensais que Mao s'en serait vanté auprès de vous afin de gagner votre affection. Mais à ce que je vois, il ne l'a même pas fait.
-Je le savais, articula Ryô d'une voix blanche.
L'homme l'a dévisagé avec circonspection et, fronçant les sourcils en signe de désagrément, sortit un paquet de cigarettes de sa poche. Après qu'il eût aspiré la première bouffée, il renversa la tête sur le dossier de la chaise et ferma les yeux comme pour mieux s'imprégner de la fumée.
-Il ne me l'a pas dit, mais je le savais, poursuivit Ryô imperturbablement. C'est pour cette raison que je ne vous permets pas de traiter Mao de criminel.
-Quoi qu'il en soit, répondit l'homme dans un haussement d'épaules indifférent, je rejette votre proposition. Je ne veux pas de vous, et je sens que cela ne terminerait jamais. Après vous être vendu à moi, ce serait Asagi qui viendrait se vendre pour vous libérer, puis à nouveau vous pour libérer votre frère, puis Mao... c'est idiot ! Un tel scénario est totalement pathétique pourtant, je suis sûr que cela se passerait ainsi. Non, ça ne m'intéresse pas.
Il vous faut vous décider. Les prisonniers, ou Mao. C'est aussi simple que cela.

Durant un temps indéterminé, Ryô a senti un bruit sourd et violent cogner contre son crâne avant qu'il ne comprenne que c'étaient les répercussions de ses battements de cœur. La douleur à la poitrine lui était intenable et pourtant, elle lui faisait du bien. Peut-être parce qu'alors, il s'est demandé pour quoi, pour qui il serait prêt à supporter éternellement cette douleur. Quand la réponse lui est apparue, il s'est senti envahi par un indicible sentiment de culpabilité pourtant, sa voix n'a pas flanché quand il a prononcé ces mots :
-Libérez Mao.

À nouveau, le directeur n'a pas cillé. Il s'est simplement contenté d'agiter la main, faisant signe à Ryô de s'approcher, ce que fit celui-ci avec prudence.
Il s'est installé sur un siège à côté de l'homme qui l'invitait à s'asseoir et il a vu celui-ci tapoter à toute vitesse sur le clavier de son ordinateur dont l'écran s'est aussitôt allumé.
Et Ryô a vu avec un mélange d'effroi et de stupeur un dossier s'afficher sur l'écran. Un dossier infiniment long et détaillé portant uniquement sur Mao.
Ryô n'eut rien le temps de lire que, en l'espace d'un battement de cils, tout avait disparu. Aux textes et aux photos avait succédé une page blanche.
Après cela, l'homme a sorti un téléphone portable de sa poche dont il montra ostensiblement l'écran à Ryô. Le nom de Mao, affiché sur le répertoire, disparu aussi vite que précédemment.
-Ce n'est pas une preuve, bien sûr. Mais soyez certain que, comme tout a disparu de cet ordinateur et de ce téléphone, l'existence même de Mao disparaîtra de mon esprit.

Il n'a rien dit, Ryô. Il est simplement resté assis, les mains posées sur ses genoux, à fixer l'écran d'ordinateur noir où il ne pouvait plus voir ce visage. Alors il a senti quelque chose, comme un sentiment galvanisant, lorsqu'il s'est dit que bientôt, il pourrait à nouveau le voir. Mais l'amertume empoisonnée de sa culpabilité restait là, derrière son cœur.
-Vous pouvez me faire confiance. C'est la seule chose pour laquelle vous le pouvez.
Et comme si ces paroles étaient un au revoir, Ryô a hoché la tête et, d'un pas lent, s'est dirigé en dehors de la pièce, laissant derrière le sac qui contenait cinquante millions de yens.
Il a attendu d'avoir traversé le couloir interminable du malheur, il a attendu d'être dehors sous les rayons radieux du soleil, pour libérer les hurlements noués dans sa gorge.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Il n'était pas là.
Kyô et Satsuki se reposaient à l'ombre bienfaisante d'une terrasse de café. Les yeux rivés sur leurs verres respectifs, ils n'avaient soufflé mot depuis une bonne dizaine de minutes comme si un nuage de malaise planait sur eux et les empêchait de se regarder en face. C'est pour cela que, en entendant ces mots, Kyô a levé un regard surpris vers celui qui venait de s'exprimer. Il a semblé agacé, mais au fur et à mesure que le regard doux de Satsuki s'imprégnait en lui, il s'est apaisé et, un sourire discret au coin des lèvres, il a porté le verre de thé glacé à sa bouche.
-Tu n'en as pas encore fini avec Mao, pas vrai ?
Satsuki a poussé un soupir désabusé et, se renfonçant au creux de sa chaise, a pensivement observé Kyô, une moue boudeuse sur ses lèvres.
-Je viens de te dire qu'il n'était pas là quand je suis venu le voir.
-Tu m'as dit la même chose la dernière fois, commenta Kyô dans un haussement d'épaules qui voulait feindre l'indifférence. Et ce fut là l'objet de notre dispute.
-Imbécile, c'est différent tu sais.
Kyô s'est figé, saisi, tant la surprise d'entendre Satsuki l'appeler "imbécile" avec tant de naturel était grande. Il s'est tu, rabougri.
-La dernière fois, j'étais allé le voir à la Fourrière. Ne le voyant pas, j'étais paniqué à l'idée qu'il eût été tué. Ce matin, c'est à l'hôpital que je suis venu le voir.
-Oui, c'est vrai, a lâché Kyô en détournant ostensiblement le regard comme pour insinuer la colère. Cet idiot, il est à l'hôpital, qu'il y reste donc.
-Justement, il n'y est plus, te dis-je.

Kyô a malgré lui reporté ses yeux sur Satsuki, parce que le ton sur lequel il avait annoncé ceci alors lui avait paru d'un engouement totalement inapproprié. Les jambes de Satsuki, croisées l'une sur l'autre, se balançaient tranquillement d'avant en arrière. Un sourire serein flottait sur son visage, et Kyô en fut directement touché bien que ce sourire ne fût pas exactement adressé à lui.
-Alors il a été renvoyé à la Fourrière, tu ne penses pas ?
-Il n'est pas à la Fourrière non plus. J'ai bien sûr vérifié cela.

Kyô est demeuré méditatif un moment, les yeux mélancoliquement rivés sur son verre autour duquel il tenait ses doigts resserrés, et a marmonné :
-Écoute, ça n'a rien à voir avec une quelconque haine ou jalousie mais... Je ne veux pas que tu parles de Mao devant moi. Tu sais comme je le hais. À la fin, ça nous mènera toujours à la dispute. Je peux paraître bien immature, mais c'est ainsi. Alors, si tu es inquiet, va te rassurer auprès de quelqu'un d'autre. Ce n'est pas moi qui pourrai te dire "ne t'en fais pas, Mao va bien, j'en suis sûr, et quelqu'un l'aidera." Que l'on condamne Mao à la prison, à la Fourrière ou qu'on le tue, ma vie n'en sera pas changée et la tienne non plus.

Alors que Kyô s'attendait à de vives représailles, à l'indignation et au courroux divin de Satsuki, celui-ci s'est contenté de rester calmement assis, bras croisés, comme son visage restait de marbre. Une telle impavidité était presque plus effrayante que la colère.
-En temps normal, je t'aurais traité d'égoïste, de monstre, et peut-être bien t'aurais-je frappé à nouveau. C'est malheureux à dire, mais je suis même capable de ça, aussi.
-Alors, pourquoi ne le fais-tu pas ? demanda Kyô, intrigué, avant de sursauter brusquement lorsqu'un serveur le bouscula par accident.
L'homme s'excusa platement devant un Kyô anormalement apeuré et s'en alla.
-Parce que je t'y autorise, Tôru.
-Quoi donc ? s'enquit celui-ci en portant son verre à ses lèvres pour se redonner une contenance.
-Je t'autorise à te réjouir de la mort de Mao. Mais cela, je ne te l'autorise que tant qu'il est vivant.
Les sourcils de Tôru se sont froncés en un arc d'incompréhension.
-C'est parce que tu le hais, je l'ai compris. Il est humain de souhaiter la disparition d'une personne que l'on hait tant qu'elle vit. C'est pourquoi je ne peux te blâmer, bien que cela m'insupporte quelque peu. Cependant, si Mao avait été mort, et que tu en étais resté réjoui, je t'aurais haï et méprisé. Les humains sont ainsi faits. En général, ils regrettent d'avoir pensé et souhaité du mal envers une personne lorsque celle-ci décède. Cela s'appelle le remords, la culpabilité. Mais si je t'avais annoncé la mort de Mao, et que tu m'avais dit en être heureux... je n'aurais pu te pardonner, c'est évident. Toutefois, j'ai la certitude que Mao est vivant. Je ne l'ai trouvé ni à l'hôpital, ni à la Fourrière, et j'aurais pu penser qu'il a été tué... Mais tu vois, je le sens, ce n'est pas vrai.
-Quelqu'un te l'a dit ? s'enquit Kyô.
-Personne.
-Tu n'as aucune preuve que Mao soit vivant !
Kyô a tapé furieusement du poing contre la table, si bien que les clients du lieu se tournèrent tous vers lui. La cible de mire s'est renfoncée dans son fauteuil, peu fière.
-Je peux savoir pourquoi est-ce que tu t'emportes ainsi ?
-C'est de ta faute ! Tu te fondes sur du pur néant ! Qui dit que Mao n'a pas été tué, hein ? Et s'il était mort ? Ne te fais pas de faux espoirs, Satsuki. À ta place, je me préparerais à apprendre sa disparition. Je ne veux pas que tu croies ce qui est faux. Si tu es persuadé qu'il est vivant, tu n'en auras que plus mal en apprenant sa mort, puisqu'il te semble tenir à cœur. Et moi, je n'ai pas envie de devoir te consoler.
-Quand bien même il le serait, mort, qui te demanderait de me consoler ?

Le visage de Kyô s'est rembruni, mais au même moment un rayon de soleil filtra à travers le store de la terrasse et l'éblouit. Il a passé ses mains sur ses yeux, et ne les a pas ôtées même quand l'ombre s'installa à nouveau.
-Je ne veux juste pas que tu pleures.

Il y a eu un silence, un long silence durant lequel Kyô ne voyait toujours rien, mais devinait. Il sentait le calme profond et la paix accomplie de Satsuki.
-Je ne pleurerai pas, Kyô. Je te promets qu'il est vivant.
-Oui, mais pourquoi, mais pourquoi ?
Le trouble s'empara de Satsuki qui eut un léger serrement au cœur. Cet homme devant lui qui se couvrait les yeux comme de peur d'être vu et qui semblait supplier avec une voix redevenue enfantine, cela emplit son cœur d'une inexplicable nostalgie.
-Je ne te le promettrais pas si je n'étais pas sûr de cela, Tôru.
-Oui, mais pourquoi ?
Et à nouveau ce silence. Un silence qui éveillait l'esprit de Satsuki et bouleversait celui de Kyô. Alors que la chaleur pénétrait son corps, des frissons glacés le parcoururent.
-Parce que quelqu'un l'aime.

Comme si entendre ces mots l'avait blessé, c'est son visage entier que Kyô a caché dans ses mains avant de l'enfouir au creux de ses bras.
-Il existe en ce monde une personne qui aime infiniment Mao, tu sais. Alors, il ne pouvait qu'être sauvé. Au final, c'est la seule chose qui pouvait en ressortir.

-Est-ce que tu crois...
Kyô a relevé la tête, mais ses mains couvraient toujours ses yeux. C'était comme s'il avait peur de se trouver inopinément confronté à une vérité effrayante. Pourtant, à travers ses mains, Satsuki savait que Kyô rivait ses yeux sur lui. Ses lèvres remuaient mais aucun son n'en sortait. Satsuki a mis un moment avant de comprendre que c'était plutôt qu'il parlait si doucement qu'il ne pouvait l'entendre. Patient, il s'est redressé et par-dessus la table s'est penché à hauteur de Kyô.
-Je ne t'entends pas.
Tôru a eu un sursaut, mais il n'a pas fui. Au contraire, son visage se leva un peu plus vers Satsuki, comme s'il l'appelait.
-Est-ce que tu crois... que moi aussi ?
Satsuki s'est penché un peu plus avant, si bien que ses longues boucles dorées frôlèrent la joue de l'homme.
-Pardon ?
-Tu ne le sais pas, Satsuki... Mais j'ai l'impression, d'une certaine manière, que je suis un peu sauvé...
-J'en suis heureux, alors, sourit l'homme.
-Mais dis, Satsuki, dit précipitamment Tôru comme s'il craignait de le voir partir, dis-moi pourquoi. Est-ce que ce n'est qu'une illusion ? Est-ce que je suis toujours aussi triste et effrayé qu'avant ? Ou bien suis-je vraiment en train d'être extirpé de cette mare de vase et de sable mouvant dans lesquels j'étais enlisé ? Dis, Satsuki, ce que je veux savoir, c'est si quelqu'un m'aime pour accomplir cela.

Ô ce silence, pourquoi toujours le silence ? Au bout d'un moment, Kyô a baissé la tête, les coudes appuyés sur la table. Il a senti que l'on bougeait tout près de lui, et que quelque chose le frôlait. C'est une voix joyeuse et cristalline qui est venue caresser ses oreilles.
-Kyô, si quelqu'un t'aime en ce monde, je ne vois vraiment pas qui cela peut être.

Et même s'il a dit ça, Satsuki, même s'il y avait du monde autour d'eux, et même si Kyô n'avait pas ôté ses mains de devant ses yeux, ce dernier a alors senti comme des pétales de douceur se déposer sur ses lèvres.

 
 
 
 
 
 
 
 

                                               ~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 
 

1er février 2004.


Il a brûlé de l'encens sur la tombe et, comme la fumée s'échappait en fines volutes ondoyantes, il a tapé deux fois dans ses mains qu'il a jointes contre son front. Des prières enfiévrées sont sorties d'entre ses lèvres mais autour de lui, il savait qu'il n'y avait personne pour les entendre.
Ou plutôt, elles ont été entendues par un être à qui il ne pensait pas, et dont il ne soupçonnait alors pas la présence.
Mais que cet homme fût derrière lui depuis quelques minutes déjà, peut-être le savait-il sans simplement y faire attention. Peut-être cette présence vivante lui était si insignifiante, comparée à la présence du mort, qu'il avait alors oublié son existence à partir du moment où il avait commencé à adresser ses prières au vent d'hiver qui les emportait.
À la fin, Takanori s'est tu et a ouvert ses yeux embués sur la photo de son frère. Il s'est demandé alors comment était-il possible que ce sourire défunt et figé derrière un cadre de verre glacé pouvait encore lui apporter le minimum de réconfort vital.
"C'est que tu as forcément existé, dis. Même si tu es mort, tu as forcément existé. Parce qu'un sourire pareil, même dans mes rêves les plus fous, je n'aurais pas pu l'imaginer."

Il se redresse, Takanori, les bras pendant le long du corps, et blotti sous son long manteau noir, il ne se retourne pas. Il a peur de se retourner.
-Je suis venu te voir, toi aussi. Je me doutais que tu te trouverais ici.
Takanori ne dit rien. Il fixe la photographie comme si ces paroles étaient sorties d'elle. Mais bien sûr, il sait. Cette voix n'est pas celle d'Uke, de toute façon.
-Aujourd'hui, c'est ton anniversaire, non ? Je te félicite pour tes vingt-deux ans.
Ruki s'agenouille à nouveau. C'est qu'il a peur que, brusquement, l'inconnu ne vienne se poster face à lui et qu'il soit alors obligé de voir son visage. Et voir ce visage, pas plus qu'il y a un an, Takanori ne l'accepte pas.
-C'est l'anniversaire de mort de mon frère, et tu te soucies du mien ?
-Je pense que puisque tu es vivant, toi, il est normal de s'en soucier.

L'inconnu eut à peine le temps d'esquiver le jet de neige que Takanori lui avait lancé. Dans sa colère, le garçon ne s'était pas retourné et était demeuré à genoux. C'est comme s'il ne voulait pas quitter des yeux le sourire que lui adressait éternellement son frère.
-Ne te fais pas d'idées. Je te porte en horreur. Il pouvait t'aimer de tout son être, moi, je n'ai jamais été comme lui. N'essaie pas de le remplacer, et n'essaie pas de faire de moi son remplaçant. C'est comme si tu disais que Kai n'était pas unique.
-Il l'était. Je le pensais et le penserai toujours.
-Alors, pourquoi est-ce que tu ne déposes pas de fleurs sur sa tombe ?
-Je ne sais pas. Ça le rendra triste.
-Tu dis n'importe quoi. Il ne peut pas le savoir, de toute façon. Dis, tu le sais, non ? Quelles que soient nos croyances, de toute façon, je sais qu'il ne saura jamais ce que nous faisons.
-Tu te trompes.
-Comment ?
-S'il ne pouvait pas nous voir, alors Kai n'aurait pas eu peur de mourir.
-Va-t'en. Lui qui aimait tant la vie, comment aurait-il pu ne pas avoir peur ?
-Ce que je veux dire, c'est qu'il n'aurait peut-être pas eu peur de nous laisser seuls. Seulement, il était terrorisé à l'idée de nous voir tristes. Je pense qu'il savait qu'il nous verrait. Alors, en ce moment même, je crois que Kai nous voit. Et il serait désolé que je dépose ces fleurs sur sa tombe comme tu viens de le faire.
-Mais ce que tu racontes n'a vraiment aucun sens, tu sais...

Maintenant Ruki pleure. Il ne fait pas de bruit, ses dents mordent son poignet pour étouffer le moindre son pourtant, l'inconnu derrière lui sait qu'il pleure. Il avait suffi d'entendre l'infléchissement de sa voix pour le savoir.
-Cela lui fera de la peine. De les voir se faner.

Takanori secoue frénétiquement la tête sans démordre son poignet. De face, il aurait pu ressembler à un pauvre chiot affamé se battant désespérément pour garder son bout de viande. Mais de dos, Ruki ne ressemblait pas du tout à ça. Du statut de chiot il passait à celui d'enfant. Un enfant de vingt-deux ans recroquevillé dans le froid.
-Va-t'en, à présent. Tu ne sers à rien ici.
-Takanori, regarde-moi, je t'en prie.
-Je ne le veux pas.
-Pourquoi ?
-Tu me serais laid à voir.
-Pourquoi ?
-C'est ainsi.
-Tu m'as laissé te tenir dans mes bras, il y a un an.
-Il y a un an, tu sais ce qu'il s'est passé. J'étais dans la plus profonde détresse. Non, j'avais perdu toute notion de réalité. Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais.
-Tu t'en rendais compte, j'en suis certain.
-Pourquoi ?
-Parce que malgré tout, comme maintenant, tu te refusais obstinément à me regarder l'espace d'un instant.
-Mais ne viens pas vers moi par pitié.
-Ce n'est pas de la pitié.
-C'est de la culpabilité, alors. Tu aurais honte de me laisser, simplement parce que je suis son frère. Tu es méprisable.
-C'est certain. J'aurais honte de te laisser.
-Va-t'en, t'ai-je dit.
-Parce que tu es un être humain, j'aurais honte de te laisser tel que tu es maintenant.
-Pourquoi est-ce que tu ne dis que des choses insensées ?
-Tu penses que Kai m'aurait regardé, si j'étais si laid à voir ?
-Peut-être étais-tu beau auparavant. Non, c'est même sûr. Tu étais magnifique lorsque Kai était en vie.
-Qu'est-ce qui m'a rendu si laid, à présent ?
-Parce que tu es comme moi.
-Ce qui veut dire ?
-Tu ressembles à un cercueil...

Suzuki Reita a senti que le temps se figeait. Tendu à l'extrême, avec la sensation désagréable qu'un vide béant se trouvait à la place de son cœur, il regardait la forme prostrée de dos de Takanori.
-Il est mort, pour toi aussi. Tu as été obligé de l'enterrer en toi. C'est la même chose. Tu contiens un mort en ton cœur. Tu ressembles à un cercueil.
La neige s'est mise à tomber, doucement. Bientôt, la forme noire de Takanori se poudrait de blanc. Et alors qu'elle se fondait de plus en plus dans le paysage, Suzuki Reita ne la voyait que plus précisément, et c'est comme si la silhouette de Ruki se gravait minutieusement dans ses prunelles.
-C'est faux, tu sais. Je ne contiens pas la mort en moi. J'ai envie de vivre. Je n'aime que la vie. Je ne veux qu'elle. Je ne prends qu'elle. Ce qui n'est pas elle, je le tiens éloigné de moi. Ne me compare pas à quelque chose qui contient une telle horreur. Ne me compare pas à une chose qui ne vit pas. Ne te compare pas à ça, Takanori. Il n'existe pas de cercueils qui pensent et qui pleurent comme toi. Les cercueils ne pleurent pas sur leurs morts. Tu n'es pas obligé de pleurer non plus pourtant. Tiens-toi éloigné d'elle. Moi, c'est ce que je fais.
-Alors tu l'oublies ?!
"Tu l'oublies ?"

L'écho de son cri s'est répercuté jusque dans le ciel laiteux, et ils ont entendu des froissements d'ailes comme des corbeaux s'envolaient par-dessus le cimetière, effrayés. Une de leurs plumes est venue doucement se déposer au milieu de l'étendue blanche. Une tache. Une tache noire, une seule, minuscule, qui pourtant noircissait avec violence cette étendue jusqu'alors immaculée.
-C'est parce que je ne l'oublie pas qu'il peut continuer à vivre. Il en est de même pour toi. Moi, quand je te vois, même de dos, je me dis que tu ne ressembles pas à un cercueil.
-N'essaie pas de me consoler. J'ai l'impression que tu me traites comme un gosse. Écoute, je n'en suis plus un, d'accord ?
-De toute façon, si tu étais un cercueil, je ne m'approcherais pas de toi.
-C'est que tu ne peux pas dessiller tes yeux sur la réalité.
-C'est que tu ouvres tes yeux sur le mensonge.
-Qu'est-ce que tu veux, à la fin ?
-Je voulais te rencontrer. Il y un an, le jour de ton anniversaire, je n'ai pas pu le faire.
-Je suis désolé. Tu arrives trop tard. Il y a un an, je me suis suicidé.

Et Ruki se plonge dans le silence. Il sent quelque chose chanceler en lui. Sa détermination. Mais il ne flanchera pas, il le sait. Tant qu'il regardera le sourire de Kai sur la photographie, même à travers le flou de ses larmes, il ne se tournera pas pour découvrir son visage.
Pourtant, quelque chose le perturbe. C'est que l'inconnu avait un ton naturel. Il avait vraiment eu un ton naturel lorsqu'il avait dit "le jour de ton anniversaire", quand lui-même aurait dit "le jour de la mort de Kai".
Takanori se dit que c'est peut-être de sa faute. Qu'à force de se voir comme un cercueil, il a choisi pour ne pas devenir fou de voir en les autres le reflet de lui-même. Juste pour se sentir moins seul. Juste pour se sentir moins coupable. Non.
Takanori se souvient. Il ferme les yeux et doucement se berce d'avant en arrière. Il se souvient des bras de l'inconnu qui se sont refermés sur lui à l'hôpital. Ces bras qui cherchaient sans doute du réconfort en même temps qu'ils en apportaient. Finalement, elle était douce cette étreinte. Peut-être est-ce parce qu'il avait été serré si fort que la croissance de son désespoir avait été entravée et n'avait pu finir en folie pure.
Mais, quand même, il ne veut pas voir ce visage. Parce que s'il regarde ce visage, il a peur d'oublier celui d'Uke.
-Grâce à toi, cela fait vingt-deux ans qu'il est heureux. Takanori, aujourd'hui, cela fait vingt-deux ans que tu existes.

Il entend un bruit sourd, un corps qui s'affaisse sur la neige, et autour de lui il voit deux bras apparaître et se refermer. Takanori se laisse faire. Un souffle chaud caresse sa nuque. Il frémit.
-C'est bon. Tu n'es pas obligé de me voir. Si j'étais magnifique avant, c'est parce que ses yeux m'embellissaient. Sans doute est-ce à présent différent. Mais ne reste pas dans le froid comme ça.


Il est resté, pourtant. Sous le ciel blanc, au milieu du vent d'hiver, Takanori est resté. Pour rester dans la chaleur de ces bras tendres et anonymes qui l'enserraient de derrière.
-Je ne veux pas qu'ils viennent me chercher.
Takanori avait à peine murmuré ces mots, en fait il pensait seulement les avoir pensés, c'est pour cela qu'il a été étonné que la voix de l'homme lui répondît.
-De qui parles-tu ?
Takanori a essayé d'imaginer son visage. Il n'y est pas parvenu. Pourtant, il a eu la sensation que ça lui manquait. Il voulait pouvoir mettre un visage aussi doux qu'elle sur cette voix. Mais il ne s'est pas retourné. Il ne sait pas qu'il lui faudra encore de nombreuses années avant de le voir.
-Ils vont venir me récupérer. Je me suis enfui de l'hôpital psychiatrique.

À ce moment-là, des cris retentissaient dans le loin. Des cris qui apparaissaient comme une menace. Les bras de Reita se sont resserrés plus fort contre lui, nerveux. Mais cela était vain.
-Adieu.
Déjà, les cris venaient à peine de se faire plus puissants que Ruki se sentit violemment empoigné. Ils étaient violents, les cris. Et ils ne s'arrêtaient pas. Mais, aussi violent que furent tous ces cris, c'était celui de Suzuki Reita qui marqua le plus Takanori.

Signaler ce texte