Psy-schisme -chapitre vingtième

Juliet

-Je ne le répèterai jamais assez : c'est malsain.
Natsuki a poussé un soupir, las, puis a émis un léger rire narquois. Feignant l'indifférence, il a bâillé et s'est étiré de tout son long avant de s'étaler sur l'herbe, goûtant aux rayons du soleil au bord du lac.
-Ne fais pas semblant de pas m'entendre.
-Pardon ? fit Natsuki de sa voix la plus innocente en le fixant avec un sourire en coin. Je ne vois pas de quoi tu parles.
-Tu es irritant.
-Et toi irritable. Au lieu de jouer les grognons, viens t'allonger à côté de moi.

Plutôt que de s'allonger, Hakuei s'est agenouillé devant lui et a penché son visage sur le sien. Natsuki ouvrait de grands yeux brillants, joyeux.
-Cet homme dont l'on parlait dans le journal, je t'avais dit que c'était malsain de venir le voir. Mais tu l'as quand même fait.
-Pourquoi, Hakuei ?
-Tu ne le connais pas. Et puis, venir l'observer comme s'il était une bête de foire, c'est l'enfoncer dans sa descente, l'engluer dans son malheur. Enfin, tu ne comprends pas. Il devait penser que tu te moquais de lui.
-Bien sûr que non, protesta Natsuki avec agacement.
Il se redressa en position assise et le dévisagea avec une fausse colère.
-Tu peux parler ! Ce n'était pas toi qui venais voir un certain Asagi à la Fourrière avec ce garçon nommé Mashiro ? Ne dis pas le contraire, tu me le racontais.
-Oui, mais...
-Il n'y a pas de "mais". Ce Asagi, tu ne le connaissais pas non plus, pas vrai ? Je me demande pourquoi est-ce que tu venais le voir.
-Je ne sais pas, la première fois que je suis venu à la Fourrière, il a attiré mon attention...
-Mao avait attiré la mienne, c'est tout. Il n'y a aucun mal à ce que nous allions voir ces personnes. D'habitude, lorsqu'on les regarde, c'est avec haine et mépris. Moi, je ne ressentais aucun sentiment négatif à l'égard de Mao, malgré ce qu'il se disait sur lui dans les médias.
-Quoi qu'il en soit, pénétrer à l'intérieur de la Fourrière... Même en tant que simple visiteur, cela reste une dure épreuve.
-Ne me dis pas ça comme si j'avais pu l'ignorer.

Natsuki semblait réellement en colère, cette fois. Sans plus rien dire il a détourné le regard et s'est rallongé. Malgré l'ardent soleil de juillet, la peau de l'homme était restée tout aussi diaphane.
Comme s'il n'avait pas été fait de main d'homme, les lois de la nature semblaient n'avoir aucun effet sur lui. Hakuei l'a contemplé longuement comme ça, cet homme aux yeux fermés qui ne savait rien de l'attention portée sur lui, et résigné, il s'est allongé à ses côtés.
Seul le silence était leur communication. Méditant chacun de son côté, bercés par le bruissement infime de feuilles d'arbres plus loin et les battements d'ailes des oiseaux, ils étaient là, côte à côte, lovés dans la nature.
De manière subreptice d'abord, la main de Hakuei est venue caresser la joue du jeune homme, puis dans un élan sentimental il s'est collé à lui et c'est son bras entier qui a enserré sa poitrine.
Natsuki n'a pas cillé.
-Je me disais juste qu'il devait être innocent.

Sa voix semblait lui parvenir de si loin que durant un instant, Hakuei s'est demandé s'il n'avait pas rêvé.
Comme il ne répondait pas pourtant, Natsuki a fini par ouvrir les yeux et tourner la tête vers lui.
-Tu sais pourquoi ? Bien sûr, tu vas encore me dire que c'est idiot, mais quand j'ai vu son visage dans le journal, je me suis dit qu'il était forcément innocent.
-Pourquoi en être si sûr ? murmura Hakuei en se collant un peu plus à Natsuki.
-Je ne sais pas. Parce que je suppose que les véritables criminels qui se font prendre sont terriblement en colère. C'est la honte de s'être fait prendre, tu vois. Mao, lui, il n'y avait aucune colère sur son visage. Mais sur cette photo prise durant l'annonce de sa peine, il semblait vraiment triste, tu sais.

Natsuki aussi, semblait vraiment triste. C'est la constatation que s'est faite Hakuei, à regrets. Mais lorsqu'il a posé ses lèvres sur sa joue, cette tristesse a semblé s'estomper et se fondre dans la blancheur de son visage.
-Tu sais quelle est la chose qui m'a le plus surpris lorsque je suis entré dans la Fourrière ?
Hakuei l'a interrogé du regard, avide de savoir.
-C'était qu'il n'y avait que ces gens. Il y avait les gardiens, il y avait les prisonniers. Mais il n'y avait qu'eux et personne d'autre.
-...C'est normal, non ? s'est enquis Hakuei, intrigué.
-Moi, ça ne m'est pas apparu comme quelque chose de normal.

La voix de Natsuki était éthérée et semblait ne tenir que dans un souffle prêt à rendre l'âme. Pourtant elle était claire et cristalline, au moins comme l'eau du lac s'étendant en face d'eux, attirant l'attention avec ses milliers de reflets éclatant sous le soleil comme autant de minuscules diamants scintillants.
-Ce que je veux dire, c'est que personne ne venait voir ces pauvres gens, Hakuei. Pourtant, c'est bien marqué, non ? À l'entrée du bâtiment, il y a un panneau précisant que les visites sont permises du lundi au vendredi, de dix heures jusqu'à vingt heures. Lorsque je suis venu voir Mao, c'était un mardi. Alors pourquoi est-ce que durant tout ce temps où je suis resté, il n'y avait personne ? Bien sûr, tu pourras me dire que c'était le hasard, mais j'ai eu le sentiment que les couloirs étaient toujours déserts, comme ça. Déserts d'amour et d'affection. Ça m'a vraiment rendu triste, sur le coup.

Sous son bras qu'il pressait contre la poitrine de Natsuki, Hakuei sentait les battements de cœur doux et réguliers. Contrit et en même temps envahi par un subit sentiment de tendresse et de fierté envers le jeune homme, il a de nouveau déposé un baiser sur son visage, tout contre ses lèvres cette fois.
-Non, Natsuki. Tu as raison. Toutes ces fois où je suis venu voir Asagi, il n'y avait personne. Jamais personne pour aucun d'entre eux. Sauf Mashiro. Je t'ai plusieurs fois parlé de lui, non ? Ce garçon qui venait voir Asagi bien plus souvent que moi. À chaque fois que j'y allais, il était là. Mais si l'on ne tient pas compte de Mashiro, il n'y avait jamais personne pour aucun d'entre eux.


-Oui, a déclaré Natsuki, les yeux dans le vague après un long instant de silence. Ce Mashiro, je voudrais vraiment le connaître. C'est un héros, non ?
-Je crois que oui, a répondu Hakuei dans un sourire.
-Tu vois, Hakuei...

Non. Il ne voulait pas pleurer. Natsuki ne voulait pas pleurer, comme ça, alors qu'il était paisible sous le soleil, à l'abri des regards, avec la personne à qui il tenait le plus en ce monde. Ce n'était pas décent de pleurer dans des circonstances pareilles, alors avec force, Natsuki a fait refluer ses larmes avant qu'elles ne puissent apparaître dans ses yeux. Et il s'est retourné pour enfouir son visage au creux du cou chaud de Hakuei. Instinctivement, son ami a resserré son étreinte sur ce corps qui, même s'il avait perdu de sa maigreur, était encore frêle.
-Même si c'était moi, Hakuei, tu vois, je me suis dit que quelque part, même juste un peu, rien qu'un tout petit peu, ça pouvait l'aider. J'ai pensé que, même de la part d'un inconnu, savoir que quelqu'un fait attention à nous peut sauver, au fond de soi.
Hakuei a senti son cœur se serrer, et ses battements se renforcer contre sa poitrine. Tout collé à Natsuki, il s'est mis de manière naturelle et presque machinale à déposer une série de petits baisers partout sur son visage, son cou, ses épaules nues. Il a ri quand Natsuki s'est mis à frissonner.
Comme honteux, l'homme a poussé un gémissement et s'est enfoui plus profondément encore contre Hakuei pour cacher sa timidité.
-C'est ce à quoi j'ai pensé, Hakuei. C'est une question de raisonnement, si l'on peut ranger les sentiments dans la catégorie de la raison.
-Ce à quoi tu as pensé ?
-Mais...oui ! C'était la même chose pour eux aussi, non ?
-Attends, j'ai du mal à te suivre.
-Je te parle d'eux tous. Je te parle de Matsumoto Takanori, cet homme venu de la Fourrière qui a partagé ma chambre d'hôpital. Je te parle de cet Asagi, aussi, que toi et ce garçon Mashiro veniez voir. Et puis, je te parle aussi de moi. Moi, que tu venais voir tout le temps, sans même que je ne comprenne pourquoi.

Hakuei a gardé le silence. Non parce qu'il ne savait que dire, mais parce qu'il sentait que Natsuki n'attendait pas spécialement de réponse.

-Il y a un lien entre chacun de nous trois, Hakuei. C'est que, malgré la profondeur de la tragédie dans laquelle nous étions, malgré nos conditions inhumaines et misérables, il y avait quelqu'un pour nous montrer que nous n'étions pas seuls. Même si cela était très dur à croire pour nous, il y avait une personne qui venait nous voir, parce qu'elle le voulait. Tu ne peux même pas imaginer ce que ça fait. Tu ne peux pas imaginer ce que ça a pu me faire, tout comme je ne peux pas imaginer ce que ça a pu faire à Matsumoto Takanori et à Asagi. Pour Takanori, il y avait Suzuki Reita, pour Asagi, il y avait Mashiro, et pour moi, il y avait toi. Est-ce que tu penses que c'est un hasard, dis ?
-Un hasard ? a bredouillé Hakuei qui contenait de plus en plus son émotion.
-Mais, oui. Ce que je veux dire, c'est qu'au final, nous trois qui avions quelqu'un pour se soucier de nous, avons tous les trois été sauvés.

Silence. Natsuki s'est rendu compte avec stupéfaction qu'il n'avait plus besoin de se retenir de pleurer. Cette envie s'en était allée, tout simplement. Les yeux que Hakuei posait sur lui avaient tout pour le conforter dans son sentiment de sérénité.
-Alors, je voulais juste sauver Mao.
 
 
 
 
 


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-Je ne voulais pas le reconnaître, tu sais. Je ne voulais pas te reconnaître, aussi.
Comme il déclarait cela d'un ton grave, Asagi saisit les mains de Mashiro et força le garçon éberlué à soutenir son regard.
-Pourquoi... Pourquoi tu me dis une chose pareille, d'un coup ? bafouilla le jeune homme qui sentit le rose monter à ses joues et ne savait pas où se mettre. Qu'est-ce que tu ne voulais pas reconnaître ?
-Mais que c'est toi qui m'as sauvé.
Mashiro est d'abord resté inerte, le visage figé dans une expression d'incrédulité. Ce visage lunaire au milieu duquel brillaient deux grands yeux noirs teintés d'incompréhension. Serrant les lèvres comme à regrets, il a hoché la tête.
-Tu te trompes de personne, Asagi. Je ne suis malheureusement pour rien dans ta libération.
-Bien sûr que si.
-Ce n'est pas moi ! insista-t-il avec amertume.
Il s'est dégagé de l'emprise d'Asagi et, comme pour se donner une contenance, s'est dirigé vers la cuisine pour se servir un verre d'eau qu'il n'a pas bu. Il s'est juste contenté de le fixer, morne. Il a poussé un râle de désagrément lorsqu'Asagi lui a administré une pichenette sur le front.
Comme pour le provoquer, il lui a arraché le verre d'eau des mains et en a avalé la moitié avant de le remettre au creux de sa paume. Mashiro l'a dévisagé, plus intrigué qu'en colère.
-De quelle libération parlais-tu ? a demandé Asagi en le toisant avec une condescendance parfaitement feinte.
-Mais... de ta libération de la Fourrière.
Agacé, Mashiro l'a bousculé et a vidé le reste du contenu dans l'évier avant de nettoyer le verre avec hargne.
-Non, tu n'es pour rien dans celle-là, a commenté Asagi, bras croisés.
-Je le sais.
-Tu es jaloux ?
-De qui ?
-Je ne sais pas, reconnut l'homme avec un étonnement inadapté. Jaloux de la cause de ma libération.
-Tu dis n'importe quoi, grogna Mashiro sans le regarder.
-Si jamais tu es jaloux, sache que tu n'as aucune raison pour ça.
-Je ne suis pas jaloux.
Mashiro l'a bousculé et a quitté la pièce d'un pas résolu et martelant.
-Moi, je parlais de mon esprit.

Mashiro s'est retourné, comme tétanisé, et subitement son visage parut empreint d'une tristesse insondable. Désarmé, Asagi est venu serrer l'homme dans ses bras. Mais alors qu'il s'attendait à recevoir en retour une étreinte et à sentir le visage de Mashiro s'appuyer contre sa poitrine, il n'a eu droit à aucune réaction. Mashiro restait bras ballants, tête tournée sur le côté.
-Je ne voulais pas reconnaître que si j'ai été sauvé, ce n'est pas uniquement grâce à Ryô, ni grâce au fait que j'aie pu être libéré par miracle, mais c'est aussi, et peut-être surtout, parce que toi, Mashiro, tu étais là.

Mais Mashiro continuait à secouer la tête sans rien dire. On aurait dit que prononcer un mot lui eût demandé trop d'efforts psychiques.
-Mashiro, dis quelque chose sinon je vais croire que tu me détestes.
-C'est pourtant toi qui me détestais.
Il disait ça sans reproche, mais l'amertume se trahissait dans sa voix. Il a appuyé ses mains contre la poitrine d'Asagi, a appuyé de toutes ses forces comme s'il voulait le repousser, mais il semblait que ses forces l'avaient quitté.
-Je ne pouvais pas t'aider puisque tu me détestais.
-Mais ça, c'était avant que je n'apprenne à mieux te connaître. Même si, je l'avoue, j'ai dû l'apprendre plus de force que de gré.
-Pourquoi... me détestais-tu autant ?
Pour la première fois Mashiro a osé lever le regard vers lui. Et c'est par ce regard implorant qu'Asagi a senti sa muraille flancher. Contrit, il a effleuré du dos de sa main la joue du jeune homme.
-Je t'ai dit que je ne voulais pas reconnaître que tu étais la cause de ma libération psychique. Mais si je te détestais, ça... C'était parce que je ne pouvais pas te reconnaître, toi.

Blanc total.

-Tu t'appelles Mashiro. Mais je ne pouvais pas croire que la personne qui se présentait devant moi était toi.
-Alors, tu te souvenais de moi ? bredouilla le garçon, les yeux brillants.
-J'aurais dû t'oublier ?
Mashiro a secoué la tête, avec beaucoup plus de véhémence cette fois, et retenait les larmes qu'il sentait affluer sans son accord.
-Je suis vraiment désolé. Mais vraiment... sur le coup, je n'ai rien vu. Pourtant avec le temps j'ai commencé à trouver que ton visage ressemblait un peu à celui de l'enfant que tu étais... Malgré tout, j'avais beau te regarder sans rien laisser paraître, observer ton physique et ton comportement sous toutes les coutures pour tenter de trouver en toi celui que j'avais connu... Je ne pouvais vraiment pas te reconnaître.
-Idiot, a lâché Mashiro, accusateur. Asagi, lorsque j'étais petit, je te l'avais pourtant dit, que je serais devenu une fille ! En voyant un garçon travesti comme moi, tu ne t'es douté de rien ?

Et là, chose inhabituelle, chose incroyable.
Mashiro a vu des larmes de détresse déborder des yeux d'Asagi. Pour la première fois, la sensibilité d'Asagi se manifestait devant lui à travers des larmes.
-Non, non, mais pourquoi est-ce que tu pleures ? Je suis désolé si je me suis emporté, Asagi, je ne suis pas en colère, tu sais.

La vue du visage décomposé de Mashiro a presque paru comique à Asagi qui n'a pu s'empêcher de rire. Le garçon a semblé déconcerté, puis a maugréé :
-Ce n'est pas drôle. Je m'inquiète pour toi.
-Je suis désolé. Tu penses que je pleurais ?
-Je ne pense pas, je vois ! protesta-t-il.
-Tu ne vois pas ce qu'il faut voir, alors.

"Qu'est-ce qu'il y a à voir ? Moi, je vois juste que tu pleures, peut-être à cause de moi." C'est ce qu'aurait voulu dire Mashiro, mais il n'a pu prononcer un mot parce qu'Asagi lui avait mis un index en travers de ses lèvres. Le sourire à la fois tendre et énigmatique qui s'étirait sur son visage accrut l'intrigue du jeune homme qui l'interrogea du regard.
-Je te pardonne, de toute façon.
Les yeux de Mashiro se sont mis à briller de reconnaissance. Alors qu'il pensait, à tort, que ce pardon concernait le fait qu'il l'avait fait pleurer, il a hoché la tête avec vigueur et lorsqu'Asagi a ri en se remettant à pleurer, Mashiro n'a su que faire, que penser face à ce visage dont les émotions se contredisaient.
-Je te pardonne d'être bête.

Et puis, comme terrassé par une émotion indicible, Asagi s'est laissé tomber à genoux, a agrippé ses mains à la taille de Mashiro, a enfoui son visage contre son ventre. Le jeune garçon, déstabilisé par cette marque d'affection teintée de ce qu'il pensait être du désespoir, ne put rien faire d'autre que passer ses mains dans les longs cheveux soyeux d'Asagi. Les épaules de l'homme à nouveau se secouaient.
-Dis-moi... Dis-moi ce que j'ai fait de mal, implora Mashiro.
-Idiot ! fit la voix étouffée d'Asagi. Tu ne comprends pas ? Si je pleure, c'est que je me sens tellement soulagé !

Comme si Asagi de par son étreinte aussi forte qu'étrange avait voulu lui faire passer ce sentiment, Mashiro à son tour sentit au fond de son cœur un intense soulagement. Il renifla et s'agenouilla à hauteur d'Asagi pour se blottir contre lui. Des deux, l'on n'aurait pu dire qui ressemblait le plus à un enfant. Asagi, lui d'habitude si fier, arrogant ou même intimidant, semblait si vulnérable, en proie à une indescriptible émotion. Et tous deux se serraient, apportant à l'autre et puisant en lui le réconfort dont ils avaient besoin.
Combien de temps ont-ils pleuré de soulagement ainsi, dans les bras l'un de l'autre ? Eux-mêmes avaient perdu toute notion du temps et, lorsqu'il rouvrit les yeux, à moitié endormi, Mashiro ne sut dire comment est-ce qu'il s'était retrouvé dans le lit aux côtés de l'homme qui semblait avoir veillé sur lui.

Et ses yeux, à Asagi, étaient si emplis de tendresse et le dévoraient avec tant d'intensité que sur le coup, Mashiro ne put que détourner la tête, le cœur battant.
Il se sentait heureux, pourtant. Paisible et heureux aux côtés de celui à qui il devait tant, mais ce regard, là, ce regard qu'il n'avait pas l'habitude de voir en Asagi depuis qu'il était enfant, comme si ce regard appartenait à une tout autre personne, le troublait au plus haut point.
-La raison pour laquelle je ne voulais pas te reconnaître, Mashiro...
-Je le sais. J'étais travesti, et puis, après tout ce temps, ça devait te sembler absurde...
-Tout ce temps ? Mashiro, tu ne sais pas ?

Le ton était grave et humide. Inquiet, Mashiro l'a tacitement interrogé. Tout en caressant son front, Asagi déclarait de sa voix étranglée :
-S'il n'y avait eu que le temps passé qui m'ait amené à croire que c'était impossible, oui, te voir alors m'aurait peut-être simplement semblé absurde. Mais Mashiro, ce n'est pas ça ! Il y avait autre chose, bien pire que le temps, bien pire que tout, qui me séparait de toi et... te voir à ce moment-là... le malade mental que je suis ne pouvait même pas y croire. Parce que, tu vois...
Sa voix s'est éteinte. Avec une brusque vivacité comme s'il ne voulait pas que Mashiro ne le vît, Asagi s'est jeté hors du lit et est venu appuyé son front contre le mur.
Le garçon l'a entendu sangloter, comme ça, sans rien faire d'autre que rester impuissant.
-De tout mon être, j'ai détesté...

Il avait parlé d'une voix si faible que Mashiro ne fut pas certain d'avoir entendu. Intrigué, il s'est approché lentement d'Asagi avant de poser sa main sur son épaule, craintif.
Alors qu'il s'attendait à une réaction brusque, Asagi n'a pas changé de position. Son front était toujours collé au mur, les yeux fermés comme s'il voulait y garder enfermées les images de son esprit.
Et ce qu'il a dit a enfoncé le cœur de Mashiro dans un gouffre béant.
-J'ai détesté ces années où je te croyais mort.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Lorsque Mao a enfin ouvert les yeux, le visage radieux et souriant de Ryô le dominait, veillant sur lui. Dans un bougonnement Mao s'est retourné sous les draps pour échapper à son regard.
-Tu es enfin réveillé, a murmuré Ryô d'un ton qu'il voulait neutre mais qui laissait transparaître quand même trop de tendresse.
-Non. Je l'étais déjà. Je t'entends parler depuis le début.
Ryô blêmit, mais fort heureusement pour lui, Mao ne put le voir.
-Ce que je disais presque à moi-même... tu as entendu ?
-Tu ne le disais pas à toi, mais à moi, non ? le provoqua Mao en lui jetant cette fois un regard accusateur.
-Pas vraiment.
-Tu prononçais mon nom, pourtant.
-Oui, mais je ne...
-Ou alors, c'est que tu n'as que mon nom à tes lèvres, si bien que tu le prononces sans même t'en rendre compte. Ah, mais il y a le sien aussi. Et le sien.
-Le sien et le sien ?
-Le nom d'Asagi. Et celui de Mashiro. J'ai l'impression que ce sont les seuls mots que tu connais.
-Tu es jaloux ? plaisanta Ryô.
-Décidément...
Dans un mouvement ostensible, Mao se couvrit entièrement du drap.
-Tu le détestes, hein...souffla Ryô, presque abattu.
-Bien sûr, je le hais de tout mon être.
-Je ne t'en tiens pas rigueur... Mais il est très important pour moi, tu comprends.
-Et alors ?
-Je voulais seulement comprendre pourquoi est-ce que tu le hais tant.
-Tu dis cela comme si je comptais aussi à tes yeux et que ça te faisait souffrir de nous voir ennemis.
-Je n'en ai pas le droit ?
-Eh bien, tu serais juste stupide.
-Tant pis. Je suppose que ma stupidité m'empêchera à jamais de comprendre la raison pour laquelle tu hais Asagi.

D'un coup de pied Mao retira le drap avec tant de brusquerie que celui-ci vint recouvrir la tête de Ryô qui était en position assise. Il retira le tissu qui le couvrait et, consterné, fixa Mao qui semblait troublé.
-Asagi ? répéta ce dernier comme un saint répéterait un blasphème.
Devant l'air dubitatif et niais de Ryô, il poussa un soupir qui ressemblait presque à un cri d'agacement.
-Ne me parle pas d'Asagi. J'en ai fini avec lui, désolé. Celui que je déteste, ce n'est plus lui. Et d'ailleurs, tu ne connaîtras jamais la raison qui me poussait à le détester. De toute façon, elle n'a plus de raison d'être.
-Alors... fit Ryô dont le visage soudain blêmit. C'est moi, celui que tu détestes ?
-Bien sûr que non !
Mao a regardé Ryô avec crainte. Il avait déclaré ces mots avec tant d'entrain qu'il avait peur d'avoir laissé transparaître quelque vérité embarrassante à l'homme. Heureusement, Ryô semblait si marqué par l'affliction qu'il ne devait avoir remarqué cela.
-Non, répéta Mao avec retenue cette fois. Tu devines bien que l'objet de ma haine n'est autre que Mashiro.
-Mashiro ?
Comme si ce nom l'avait soudain plongé dans une profonde mélancolie, les yeux de Ryô se perdirent dans le vague, absents.
Ils sont restés engloutis dans le silence, avant que celui-ci ne se brise enfin par quelque chose qui semblait beaucoup plus brisé encore.
-Je ne lui ai jamais montré, bien sûr, mais moi, j'aime beaucoup Mashiro.

La voix de Ryô était à la fois boudeuse et plaintive. Comme un enfant victime d'une injustice qui n'ose pas se rebeller. Il demeurait les yeux rivés sur ses doigts qui se trituraient les uns les autres, nerveux.
-Alors pourquoi est-ce que tu le détestes à ce point ?
Mao a fait quelque chose qui parut étrange à Ryô. Étrange, mais un peu attendrissant. Le jeune homme s'est mis debout sur son lit, a avancé de deux pas et, juste à côté de lui, s'est assis, les talons de ses pieds nus sous ses fesses.
Il a approché son visage vers celui de Ryô qui demeurait de profil, comme s'il l'examinait avec un mélange d'intrigue et de fascination. Mao semblait plongé dans une profonde torpeur, et comme il finit par s'en sortir soudain en réalisant le caractère insolite de son acte, il recula, presque effrayé.
-Mashiro me fait peur.

Mao n'en revenait pas de l'avoir dit lui-même, et venait seulement de réaliser alors que cela était vrai. Depuis le début, il avait juste peur de Mashiro, de celui qu'il n'avait toujours vu que comme un gamin excentrique, naïf et pleutre.
Mao est demeuré silencieux, morose, lorsque le rire cristallin de Ryô s'est mis à retentir. Après un instant qui lui parut éternité, ce rire s'éteignit enfin et Ryô, les larmes aux yeux, tourna le visage vers lui.
-Peur ? De Mashiro ? Ta phrase tient compte de l'oxymore, non ?
-Ne te moque pas, protesta Mao qui sentit la honte le gagner. Ce garçon, sous ses airs d'ange... c'est un sorcier.
-Ah bon.
Il avait dit cela sans ironie ni moquerie, d'un ton juste un peu étonné, en haussant les épaules.
-Je ne l'aime pas... marmonna Mao comme s'il se parlait à lui-même. J'ai l'impression qu'il devine tout... Qu'il peut lire dans les esprits et les cœurs des gens... Les personnes comme lui me font peur. Je ne veux pas être déshabillé par un étranger.
"Je ne veux pas être déshabillé par un étranger."
Cette phrase a replongé Ryô dans une profonde mélancolie. Pourtant, c'est un sourire joyeux et réconfortant qu'il a adressé à Mao.
-Ce n'est pas un sorcier pour cela, mais simplement un être humain. Si ce que tu dis est vrai -et je pense aussi que ça l'est-, c'est juste qu'il est une personne sensible qui peut comprendre les pensées et sentiments d'autrui, même ceux que les autres s'évertuent à taire. Ce n'est pas un défaut, dis. C'est en comprenant les autres, ce qu'ils ressentent et ce qu'ils pensent, qu'on peut les aider.
-Oui, mais...
-N'aie pas peur de ça comme si tu avais quelque chose de laid à cacher en toi.

Maintenant, c'était Mao qui ressemblait à un enfant, et Ryô l'adulte qui essayait de le consoler. Mao gardait la tête baissée, sans rien dire, et Ryô a passé sa main dans ses cheveux en broussaille.
-J'ai pensé que c'était de ma faute, a-t-il murmuré.
En guise de réponse, Mao s'est contenté de secouer la tête machinalement sans même savoir de quoi il parlait. Puis il a réalisé et a levé vers Ryô un regard interrogateur. C'est avec trouble qu'il a vu la main de Ryô prendre la sienne avec tendresse et reconnaissance.
-Parce que, si toi et moi nous sommes rencontrés, c'est tout d'abord parce que j'avais fait appel à toi en tant que détective afin que tu en apprennes plus sur Mashiro qui, alors, m'intriguait énormément. Alors j'ai pensé que si tu le détestais, c'est parce qu'il était la cause de notre rencontre que tu regrettes.
            Avec un geste presque violent, Mao a détaché sa main de la sienne.
-Ce que tu dis est tellement ridicule et pathétique que j'en viendrais à te détester si je le pouvais. Tu cherches à te déprécier pour attirer l'attention sur toi ou bien tu es juste bête ? Je n'y crois pas, hein, quand je t'ai vu pour la première fois, tu m'as semblé si fier, si sûr de toi, presque intimidant, tu sais... Celui que j'ai en face de moi maintenant, ce n'est pas toi. Ou bien tu portais seulement un masque ce jour-là. Bien, je m'en moque. Je ne te hais pas, de toute façon. Je ne peux haïr qu'une personne à la fois, et ce n'est pas toi.
-Toutefois, je ne tolérerais pas que tu haïsses ainsi Mashiro, quelles que soient tes raisons, déclara Ryô avec un aplomb qui laissa l'homme sans voix.
-Tu disais tolérer que je déteste Asagi, celui que tu aimes plus que tout au monde, et cela t'insupporte que je n'aime pas Mashiro ? fit Mao dans un ricanement nerveux. Décidément, tu es illogique.
-Oui, mais ce sont les miracles qui font les miracles.
Mao a fixé Ryô comme s'il n'était plus certain de qui se trouvait en face de lui. Il s'est recroquevillé au fond du lit, adossé au mur, intrigué.
-Qu'est-ce que tu racontes ?
Étrangement cette question a paru déstabiliser Ryô, comme si lui-même eût été perplexe quant à la signification de ce qu'il venait de dire. Il a semblé réfléchir un long moment, profondément plongé dans ses pensées, puis un léger sourire est venu illuminer son visage.
-Eh bien, le miracle qui a fait celui qu'est Asagi, c'est Mashiro.
 
 
 
 
 
 
 
 


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1er février 2003.
Il n'a pas fait attention. Alors qu'il courait à toute vitesse à travers le hall d'entrée, il s'est heurté violemment à un enfant qui passait par là.
Le petit s'est étalé à terre, sonné, et a fixé cette "grande personne" avec des yeux éberlués en oubliant de pleurer.
-Faites attention ! Espèce de monstre !
Celui qu'on avait traité de "monstre" s'est retourné et a vu un homme et une femme qui, tout en s'approchant avec précipitation de l'enfant pour l'aider à se redresser, le dévisageaient avec colère.
-Je suis désolé, je suis désolé, répéta l'autre dans sa confusion. Je ne l'avais pas vu.
-Arrêtez-vous ! criait l'homme.
Mais lui déjà s'éloignait, comptant chaque seconde comme la plus précieuse qu'il avait à perdre, et alors qu'il entendait au loin la voix douce de la femme prononcer "viens, Mashiro", lui déjà grimpait les escaliers quatre à quatre, manquant trébucher à plusieurs reprises, se cognant au coin d'un couloir à un homme qui, avec le même regard qu'avait l'enfant, le fixa avec consternation avant de passer son chemin, car il semblait très pressé, lui aussi.
Alors que lui continuait inlassablement à monter, il entendit les pas précipités d'une infirmière s'approcher et crier "Asagi !", et il eut à peine le temps de tourner la tête pour voir ledit Asagi -celui qu'il avait heurté- suivre comme à regrets l'infirmière dans la direction opposée à celle qu'il allait prendre.
À l'étage supérieur, en passant devant la salle d'attente, il a détourné le regard et son cœur, qui battait à une vitesse folle, a manqué s'arrêter tant l'angoisse se faisait forte.
Un jeune homme d'à peu près son âge pleurait dans les bras d'un médecin déconfit et prononçait à vitesse démesurée des mots écorchés et étouffés par les sanglots. La seule chose qu'il pouvait comprendre alors, sortant d'entre les lèvres de ce jeune homme, était un nom. Lequel ?
"Hakuei, Hakuei".
Il répétait ce nom sans arrêt et le médecin, lui, consolait comme il le pouvait cet être terrassé par un chagrin dont il devinait la nature.
Il existe des milliers de raisons de pleurer, dans un hôpital, mais au final elles se ressemblent toutes.
"Je veux le voir."
Il s'est demandé si ces mots venaient de la bouche du jeune homme en pleurs ou bien s'ils étaient la retranscription en hallucination auditive de ce qu'il ressentait lui-même.
Comme il a senti les larmes monter dans ses yeux, il a encore accéléré sa course et s'est écrasé sur le sol.
Il n'a même pas essayé de se redresser. Étouffé par les larmes, il n'avait même plus assez d'air pour se donner la moindre force. Alors il est resté front contre le sol durant un instant, comme ça, secoué de tout son être, jusqu'à ce qu'il sente des mains fermes mais délicates le saisir pour le redresser.
-Quel est ton nom ?
Lui n'a pas levé les yeux, si bien qu'il n'avait aucune idée de ce à quoi pouvait bien ressembler cet homme qui lui parlait. À en juger par sa voix, il devait être jeune, lui aussi. Toujours en sanglotant, il a réussi à articuler :
-Matsumoto Takanori.
Au début, il y a eu un silence seulement entrecoupé par les sanglots qui peu à peu s'évanouissaient, comme si ce nom avait plongé l'inconnu dans de profondes réflexions.
-Où te diriges-tu ?
-Lâchez-moi, je veux voir mon frère...
Il a dit "lâchez-moi" pourtant, il s'est collé contre la poitrine de cet inconnu pour y écraser sa peine. Et cet homme anonyme dont il n'osait toujours pas regarder le visage l'a serré contre lui comme il l'eût fait de son plus proche ami. Alors qu'il aurait voulu un peu plus longtemps rester dans ces bras malgré tout réconfortants, Takanori a brusquement repoussé l'homme et s'est mis à courir sans se retourner. L'autre l'a laissé s'échapper sans rien dire ni faire. "Je ne connaîtrai jamais son nom", a pensé Takanori.
Mais à ce moment-là, peu lui importait.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

"Je suis désolé.
J'aurais voulu dormir aux côtés de ton nom un peu plus longtemps."
 
 
 

Son cri a résonné à l'intérieur de la chambre de l'hôpital comme à l'intérieur de son cœur. Comme si son cœur était devenu comme cette chambre d'hôpital : blanc et porteur de la mort.
-Kai !
Il s'est jeté au pied du lit de son frère et a saisi sa main qu'il a embrassée avec une ferveur éplorée de ses lèvres mouillées de larmes.
-Réveille-toi, mon Dieu, réveille-toi.
Plus pâle que jamais, le garçon affaibli sur son lit a entrouvert des yeux vitreux dont l'éclat intrinsèque à sa personne avait disparu derrière un voile laiteux d'inconscience. Il a souri, pourtant. Alors qu'il semblait même ne rien réaliser, il a souri.
C'est peut-être parce qu'il ne réalisait pas qu'il a justement pu sourire.
-Uke...
-Je suis désolé, Takanori.
-Désolé ?
-Je n'ai pas pu retenir... Papa et Maman.
Takanori a dégluti, ravalant ses larmes, et a souri en hochant la tête pour le rassurer.
-Ce n'est pas grave. C'est toi que je voulais voir.
-Pas comme ça...
-Quoi ?
-Je ne voulais pas que tu me voies dans cet état...
-Ne pleure pas, a supplié Takanori en pensant que si son frère pleurait, son monde à lui était fini.
Il était condamné à finir, de toute façon. Puisque Kai l'était aussi.
Takanori s'est redressé et a appuyé ses lèvres contre le front pâle de son frère. Il a réprimé un frisson. Sa peau était froide.
Uke tantôt fuyait le regard, tantôt rivait sur lui des yeux emplis d'émotion. Ses lèvres s'ouvraient et se fermaient comme s'il ne pouvait pas se décider à dire quelque chose qui pourtant lui pesait sur le cœur.
-Uke...prononça tendrement Ruki.
-S'il te plaît, n'aie pas peur.

Alors il n'a rien dit. Takanori n'a rien dit, a étiré sur ses lèvres le plus beau sourire dont il était capable, et a hoché la tête.
"Pourquoi ? Pourquoi tu me dis ça alors qu'en ce moment même, c'est toi qui es mort de peur ?"
Takanori s'agenouilla et appuya son visage au creux des reins d'Uke qui, trouvant cela étrange, finit par rire tant bien que mal.
-Je t'aime, tu sais.
Uke a passé sa main tremblante dans les cheveux ébouriffés de son frère.
-Au fait, est-ce que tu l'as vu ?
Uke avait demandé cela d'un ton presque chantant. Takanori a relevé les yeux vers lui, interrogateur.
-Quoi donc ?
Uke a semblé hésiter un moment, le regard fixe, puis a fini par secouer la tête.
-Ce n'est pas grave. Tu le verras plus tard.
-Je veux savoir, à présent ! bougonna Takanori en adressant une pichenette tendrement vengeresse sur son front.
Il l'a chatouillé, menacé, mais dans des éclats de rire irrépressibles Uke ne cédait pas au chantage.
-Non, non, écoute, tu le verras bien assez tôt. Du moins je l'espère.
Il a ajouté ces derniers mots avec un fond d'inquiétude, puis a saisi la main de son frère pour la porter à son cœur.
-Takanori, tu veux bien rester avec moi, comme ça ?
-Je resterai pour toujours avec toi, Uke.
Les yeux du garçon se sont assombris avant de se diriger pensivement vers la fenêtre. À travers elle, il voyait les feuilles d'arbres se balancer sous le poids du vent de février. C'était vrai, le 1er février. À cette simple pensée une amertume profonde a envahi Kai qui ne laissa rien transparaître.
-Non, non, pas pour toujours.
Il parlait si doucement, et sans même le regarder, que Takanori s'est demandé s'il s'adressait bien à lui.
-Je veux dormir avec toi. Aux côtés de Matsumoto Takanori.
Sans répondre, Ruki s'est redressé et, en silence, s'est faufilé aux côtés de son frère sous les draps. Ils étaient serrés mais, l'un contre l'autre, c'est comme si la froideur qui régnait à l'intérieur de la pièce faisait partie d'un tout autre monde.
Ils se sont blottis dans les bras l'un de l'autre, Uke cramponné à Takanori comme à sa seule chance de survie, et Ruki caressant Kai comme s'il était sa survie elle-même.
-Donne-le moi, Ruki. Donne-moi ton nom. Je veux être sûr de partir avec lui pour ne jamais l'oublier.
Mais un nom ne peut pas se donner. Parce qu'il savait ne pouvoir attendre aucune réponse, Uke s'est mis à sangloter bruyamment, longtemps, longtemps, avant de s'endormir.
 
 
 
 
 
                                                    ~~~~~~~~~~~
 
 
 


Ruki ne voyait plus rien à travers le rideau de larmes. Décidément, les rideaux pouvaient être atrocement dangereux. Celui de Kai, qui s'était abattu définitivement devant ses yeux, avait été mortel.
Il avançait la mort dans l'âme, et l'âme dans la mort, l'âme en Uke, à travers les couloirs de l'hôpital. Ces couloirs trop éclairés par une lumière juste artificielle qu'il haïssait.
Quelle mauvaise blague, quelle ironie, quelle cruauté, cette lumière aveuglante en un jour si noir.
Il ne savait même pas où il allait. Il ne voulait rien voir, rien attendre, et surtout ne penser à rien, pas même à son frère.
Il n'était même plus certain que le Uke qu'il connaissait eût déjà existé. Ce visage pâle comme la mort, ce corps si froid, ces yeux sans vie,
ça ne lui ressemblait pas.
Ce qu'il venait de voir était forcément un cauchemar, ou bien ce frère avec qui il avait fait sa vie n'avait toujours été qu'un rêve.
Les rêves sont si faciles à oublier une fois que l'on se réveille. Lorsque Takanori réalisera, lorsque Takanori ouvrira ses yeux horrifiés de lucidité sur la réalité, alors est-ce qu'il oubliera tout d'Uke ?
Il vaut mieux. Il se dit qu'il vaut mieux oublier pourtant, au fond de lui, cet amour-là l'en empêche.
Il ne se rend même pas compte qu'il hurle. Et comme en écho, un autre hurlement, plus grave, plus rauque, s'est violemment répercuté contre ses tympans. Alors qu'en dévalant les escaliers, Ruki dérape et choit sur le sol, il sent à nouveau ces mêmes mains fermes mais délicates le saisir et le redresser. À nouveau, il s'est retrouvé collé contre cette poitrine anonyme qui l'avait déjà accueilli plus tôt.
Et à nouveau encore, il n'a pas pu lever les yeux.
-Matsumoto Takanori.
C'était lui, qui avait hurlé en écho à ses cris ? Ruki tremble, Ruki a froid, Ruki a peur, et enfermé au creux de cette étreinte, c'est comme s'il cherchait quelque chose. Oui, il sent qu'il cherche désespérément, mais quoi ?
Et puis il s'est mis à entendre les battements de cœur de l'homme et a ressenti une haine immense l'envahir.
"Pourquoi ? Pourquoi ce ne sont pas ceux de Kai ?"
-Matsumoto Takanori, ne restons pas ici.
Mais en un instant, Ruki tend ses bras et ses mains s'appuient avec force, comme pour l'empêcher d'avancer, contre la poitrine qui l'avait accueilli.
Il garde la tête baissée, obstinément. Il avait compris, de toute façon.
-Je ne veux pas te voir. Ce n'est pas toi que je veux.
Et sans rien attendre, parce que sans Kai il pensait ne rien pouvoir attendre de quoi que ce fût, Takanori s'est mis à courir loin de l'inconnu, loin du cadavre de son frère, loin de ses parents qui arrivaient en catastrophe, effondrés, loin de l'hôpital, loin de lui-même.

Ce jour-là, Takanori fêtait ses vingt-et-un ans.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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-Ce n'était pas une bonne idée.
Ce disant, Mashiro a affiché un air bougon sur son visage et s'est retourné comme pour signifier à Asagi qu'il ne lui pardonnait pas. Mais il n'a rien reçu d'autre que des rires amusés en réaction. Puis, alors que Mashiro appuyait ses coudes contre le rebord rocheux du bassin, il a senti que les bras de l'homme se refermaient autour de sa taille. Il a protesté, en vain. Asagi avait appuyé son visage au creux de son cou humide de vapeur et de sueur.
Mashiro l'a brutalement repoussé et s'est réfugié hors de l'eau brûlante, son corps quasi-nu offert à la vue des étoiles. Sa serviette qui entourait sa taille, il l'a relevée jusqu'à sa hauteur de sa poitrine. Il remerciait le ciel qu'il n'y eût personne d'autre que tous les deux dans les sources chaudes, mais en même temps il eût aimé ne pas avoir à se confronter en tête à tête avec Asagi. Mais moins de monde voyait son corps, mieux cela était pour Mashiro.
-Viens. On retourne à l'auberge.
-Pas question, a rétorqué Asagi. Je suis bien ici, moi, j'y reste. Depuis combien de temps ne suis-je pas retourné dans un bel endroit ? Les sources chaudes, la montagne, et les nuits paisibles et étoilées comme celles-ci... Tout cela m'avait tant manqué.
-Pourquoi est-ce que tu n'y es pas allé seul ?
-Si tu ne le voulais pas, pourquoi n'as-tu pas refusé ?
Sous le halo blafard de la lune et la lumière argentée des étoiles, les traits de Mashiro ont semblé onduler, se décomposer, se recomposer.
-C'est vrai, c'est de ma faute, mais...
-Je ne te pensais pas si pudique.
Pudique ? Ce mot a eu une résonance étrange à l'intérieur de l'esprit de Mashiro. Non, pudique, il ne pensait pas l'être. Et voir le corps nu d'Asagi simplement recouvert d'une serviette le laissait presque de marbre. Disons que ç'aurait été le cas s'il ne se fût pas agi de lui. Mais la honte que ressentait Mashiro à se découvrir ainsi n'avait rien à voir avec la pudeur.
-Arrête, c'est monstrueux, implora-t-il.
Asagi eut d'abord l'air stupéfait, puis accablé.
-Pardonne-moi. Je suppose que c'était égoïste. Comme je ne voulais pas y aller seul et que mon frère refusait de partir à cause de Mao... j'ai pensé à toi. Mais je n'ai pas réfléchi au fait que tu te forcerais à venir pour ne pas risquer de me mettre en colère.
-Bien sûr que non ! s'insurgea Mashiro avec violence. Celui qui est monstrueux, c'est moi... Alors ne me regarde pas.

-C'est parce que tu ne sais pas, alors.

Après un instant de silence, Asagi avait déclaré cela d'un ton si triste, infiniment triste que Mashiro crut avoir rêvé. Quelle raison d'être pouvait avoir cette tristesse ? Mais alors qu'il l'observait, Mashiro a compris que cette tristesse-là était réelle. Hésitant, il s'est approché et, les pieds dans l'eau, s'arrêta devant Asagi qui ne releva même pas la tête vers lui.
-Tu as honte d'elle, mais tu ne sais pas ce que signifie pour moi cette cicatrice.
          Contrit, Mashiro s'est abaissé et, passant ses doigts sous le menton d'Asagi, força celui-ci à soutenir son regard et c'est alors qu'il découvrit les larmes dans ses yeux. Une lueur rutilante de rage est apparue dans ses prunelles, subreptice, et l'espace d'un battement d'ailes Mashiro crut qu'Asagi allait l'attaquer, mais ce n'est qu'une étreinte tendre qui l'assaillit. Ces deux corps presque nus entrelacés au milieu de la vapeur avaient quelque chose de foncièrement émouvant. Ils ne formaient presque qu'une seule entité, pourtant leurs silhouettes respectives se découpaient nettement dans l'atmosphère de la nuit. Sa sueur à lui, et les larmes venant d'Asagi, Mashiro a senti des gouttes salées se mélanger entre elles. Désolé, il a passé ses mains sur le visage diaphane de l'homme. Asagi lui a adressé un sourire pâle et a essuyé ses pleurs d'un revers de la main avant de porter ses doigts sur la serviette enroulée autour de Mashiro, à hauteur de son torse. Le garçon a vivement reculé, effrayé.
-Laisse-moi la voir.
-Je ne veux pas !
Mashiro a poussé un cri d'horreur lorsqu'Asagi l'a vivement saisi par le poignet. Il s'est détaché de lui en se propulsant en arrière avec tant de force qu'il s'étala dans l'eau, coudes et genoux écorchés. Asagi s'est précipité sur lui avec affolement mais Mashiro le repoussa d'un coup de pied et le dévisagea avec haine, les joues ruisselantes de larmes qui étaient plus de la colère que du chagrin.
-C'est humiliant ! Tu ne réalises pas ce que tu fais ! Ou bien tu le réalises et tu prends un malin plaisir à me torturer ! Je ne veux pas que tu la voies !
-Pourquoi ? s'enquit Asagi avec une douceur nullement feinte.
-Non ! Elle fait de moi un monstre, tu ne sais pas comme elle a fait de mon corps un tableau horrible ! Personne ne la verra jamais, tu entends ? Personne, surtout pas toi ! J'en ai fini avec ça, je ne veux plus !
-"Avec ça" ? répéta Asagi que les mots de Mashiro blessaient chacun un peu plus.
-Mais tu le sais, non ? Asagi, je te racontais tout lorsque je venais te voir, étant petit ! Comment j'avais perdu tous mes amis à cause de cela ! Ils se moquaient tous de moi, je ne pouvais même plus faire de natation sinon ils se liguaient à plusieurs contre moi, même les professeurs me regardaient comme si j'étais devenu une chose immonde, et puis, jamais... jamais personne n'a compris ce que ça fait. Ce que signifie, pour un enfant, de devoir porter une telle cicatrice toute sa vie. C'est comme si j'étais condamné à vivre caché pour ne pas me mettre en danger. Moi, je ne veux pas... Je ne veux plus que l'on la voie si c'est pour subir ce mépris. À croire qu'elle m'a déshumanisé, comme si je n'étais plus moi. Ne jamais pouvoir se dévêtir en public, même l'été, ne pas pouvoir se baigner, s'amuser avec ses camarades, toujours trouver des excuses, faire semblant... Un jour, au collège, ils m'ont déshabillé de force et, me prenant en photo, ont fait circuler ça sur le site de l'école... J'ai dû m'en aller à cause de ça. Qu'est-ce que tu crois ? Dès que les gens la voient, ils cessent de me parler et me regardent comme si j'étais une créature dangereuse. Moi, si j'avais su cela, enfant, je ne t'aurais pas écouté... Tu ne m'avais pas dit que je deviendrais si hideux ! Tu ne m'avais pas dit qu'ils me rejetteraient ! Tu m'avais dit que je serais comme un héros ! Où est-ce que tu vois un héros, là-dedans ? Tu crois que les héros se font persécuter ? Et je t'avais perdu ! En plus de tout cela, je ne pouvais plus te voir, tu étais parti, parti de l'hôpital sans me prévenir, et je ne savais pas où te trouver ! Alors maintenant que je t'ai enfin à nouveau, Asagi, je ne te laisserai plus la voir !

Il a poussé un cri de surprise. Il est tombé sur Asagi, qui est tombé à la renverse dans l'eau, et les deux hommes se sont retrouvés allongés l'un sur l'autre. À travers la pénombre de la nuit et la brume de la vapeur, ils ressemblaient à deux fœtus jumeaux collés l'un à l'autre.
Asagi s'est redressé, haletant. Mashiro a reculé, démuni, et le dévisageait avec une profonde stupéfaction.
-Asagi ?
Il n'a pas répondu. À nouveau, le cri de Mashiro a retenti, plus effrayé cette fois, alors même qu'Asagi l'immobilisait fermement au creux de ses bras et, d'un geste vif, défit la serviette de bain qui cachait la poitrine de Mashiro. Le pan de tissu a flotté à la surface de l'eau alors que le garçon pleurait, se débattait, tout cela collé à Asagi qui l'empoigna délicatement par les épaules et le tint face à lui. Mashiro se couvrit les yeux des deux mains, ses lèvres tordues par une douloureuse résignation.
Mais le regard que posait attentivement Asagi sur la cicatrice qui recouvrait tout son abdomen n'avait rien d'humiliant. Ce regard-là, s'est dit Mashiro, aurait peut-être pu le sauver s'il l'avait vu des années plus tôt. Parce qu'alors les yeux qu'Asagi posait sur lui à ce moment-là étaient juste remplis d'un amour profond et d'une émotion sincère.
-Je le sais, a déclaré Asagi d'une voix étouffée. Je le sais, que tu n'es pas né avec elle. Qu'elle ne faisait pas partie de toi, que tu ne lui appartenais pas, et que ta vie aurait sans doute été meilleure sans elle... Mais moi, cette cicatrice, je l'aime. Un monstre, ça ? Non, Mashiro, ce sont les autres les monstres. Ceux qui ne comprennent rien, ceux qui ne savent pas ton courage, ni ta valeur, ceux qui ne réalisent pas que sans elle, tu ne serais plus là. Pour moi, c'est ce qu'elle signifie. Elle t'a sauvé la vie, Mashiro. Grâce à elle, tu es en vie, et tu vois...

Mashiro, trop submergé par l'émotion pour faire ou dire quoi que ce fût, observa Asagi avec un mélange d'espoir et d'angoisse lorsque celui-ci avança sa main et y posa la paume à plat sur le côté gauche de sa poitrine. Asagi a souri et, lentement, appuya son oreille contre son cœur.
Combien de temps est-il resté ainsi, lové contre cette poitrine mutilée qui renfermait avec force et courage un cœur battant, un cœur qui pourtant n'était pas le sien ? Sentant un brusque sentiment de reconnaissance l'envahir, Mashiro referma ses bras autour d'Asagi qui, les yeux fermés, continuait à écouter les battements tant chéris.
-Asagi ?
Il semblait ne pas l'avoir entendu. Alors que Mashiro allait insister, il a entendu un souffle, à peine perceptible :
-Si seulement je l'avais su avant, Mashiro. Si seulement j'avais su que tu étais vivant, j'aurais peut-être été sauvé aussi.

"Mais, quelle raison avais-tu de croire à ma mort ?"
Incapable de prononcer le moindre mot, Mashiro a saisi le visage d'Asagi et, sans lui laisser le temps de réagir, a collé ses lèvres contre les siennes.

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