feel

Elvire Volta

La première fois au café Moro, j'ai passé du temps à attendre en terrasse qu'un serveur prenne la commande. Comme il ne se passait rien, j'ai compris qu'il fallait la chercher soi-même au comptoir prés de la caisse. 

Au moment de régler le café, la patronne rechigne à me céder sa dernière carte de fidélité qui me faisait de la peine perdue au fond du présentoir. Ne m'ayant jamais repérée dans le coin, elle préférait faire bénéficier les gens du quartier de "l'offre fantastique d'un café offert au bout du dixième consommé" dans l'intérêt d'un voisinage bien entretenu.

Pour m'amuser un peu - car depuis mon intrusion dans son établissement tout n'était qu'affliction - j'évoquais cette magnifique vertu qu'est la fidélité, le lourd tribu de la trahison avec tout son lot de bile affreuse qui en découle et lui fis la promesse de revenir chez elle et uniquement chez elle, toutes les fois que l'envie d'un café me prendrait, et quel que soit l'endroit où je me trouverais si elle concédait à me donner cette carte.

Je ne suis pas addict aux cartes de fidélité, ni pingre au point d'économiser 1€40  mais sa mesquinerie fut sans doute contagieuse pour qu'elle me donne l'envie de lui arracher sa dernière carte qu'elle finit par me céder.  

Virevoltant dans les parages, je revins quelques semaines plus tard au café Moro pour la même collation et fis tamponner cette carte si chèrement gagnée à 1,40 € le poinçon. 

Un autre soir, particulièrement pluvieux, j'eus soudain l'envie d'une halte en terrasse et bien abritée. J'entre à l'intérieur et découvre un bouchon d'indécis encombrant la caisse. Mais un serveur doux m'interpelle et me demande ce que je désire :

- un café 

- très bien, je vous l'apporte. 

De surprise, je suis carrément touchée par l'attention extraordinaire de la maison,  des sensations de ravissement commençaient par gicler à fortes doses dans mon corps ébahi, m'extrayant comme par enchantement du miasme de ma torpeur de solitaire reclus. 

Je lui réponds qu'il est adorable - avec malgré moi des lueurs saugrenues dans les yeux - et prend place en terrasse. 

La mélodie des gouttes de pluie sur la bâche, l'asphalte mouillé aux reflets dorés participent à cet enchantement et quand son bras dépose le petit plateau café, c'est accompagné de :

- ce sera 2€10

Comme une bulle d'air dans un fix, je comate un instant. Le temps que la connexion se replace, je réalise que je m'étais enchantée pour rien. Pire, je m'étais montrée à ses yeux ridicule de l'avoir trouvé "adorable" alors qu'il faisait tout simplement son boulot de serveur à raison d'un supplément service en salle.  

Il y a quelque chose d'humiliant dans cette façon dissonante dont on prend les choses banales avec euphorie et je me sentais honteuse d'avoir eu une attitude disproportionnée.

Alors quand on est humilié, Humilié, humhuilé, on se sent tout gras, avec la panique de ne jamais réussir à s'en débarrasser. Et qu'est ce qu'on fait ? et bien c'est simple: on assèche.

Je lui ai dit que je retirais le mot "adorable" en lui exposant brièvement le malentendu. Il fut médusé. Je redevins sèche. Tout redevint banal et froid.  

Je ne remis jamais plus les pieds au café Moro qui a fermé depuis. 

Je ne dis pas que mon histoire a un lien de cause à effet avec la fermeture de cette enseigne mais,  je ne sais pas pour vous, la vie tient à un feel. 

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