Quand j'ai rencontré Richard Ford

Bastien Bachet

Mes rencontres avec Richard Ford ont toujours été désastreuses. 

De la trilogie Bascombe, je n'avais pas réussi à dépasser la soixantième page du week-end dans le Michigan, malgré deux tentatives.

De Rock Spring j'avais adoré l'ambiance et la narration, mais aussitôt le bouquin refermé, je n'avais gardé aucun souvenir des histoires qu'il venait de me raconter.

J'avais réussi à aller au bout d'une mort secrète au deuxième essai, et même si je l'avais trouvé balèze et brillant dans son genre, il m'avait un peu ennuyé.

Il faut dire que je m'étais replongé dans le livre après avoir traversé l'état du Mississippi, et être passé aux environs de l'île où se déroule le roman. Ça rehausse l'intérêt d'une lecture ce genre d'expérience.

Au cours de mon voyage dans le Mississippi (l'état de naissance de Ford, tiens donc), j'avais fais escale à Oxford, ville natale de Larry Brown où se situent tous ses romans. J'avais arpenté la campagne aux alentours avec les yeux de Fay, de Joe, de Aron, de Larry Brown. Le patron de la librairie Square Books m'avait tuyauté sur quelques coins à voir et m'avait invité à une lecture en fin d'après-midi. Aussi, après un détour par l'université où je consultais les archives de Larry Brown et par la maison de William Faulkner, qui perdu au milieu des bois, donnait l'impression d'un navire grandiose échoué depuis toujours, je regagnais le centre d'Oxford et la librairie. Juste avant la lecture, un petit pot était offert alors j'accostais le bar où chacun se servait à sa guise. Un grand type aux yeux aussi bleus que des billes de verre se tourna vers moi avec la bouteille qu'il avait encore entre les mains et, aussi sûr de lui qu'un exécuteur testamentaire, me proposa à boire. Putain ce regard, cette confiance. Il me sert, merci, on échange deux trois banalités et je me dis que j'ai déjà vu cette tête quelque part. Et puis je vais avec mon verre saluer le patron de la boutique, qui sympa comme un américain, mais avec un tact presque anglais, me demande si j'ai reconnu Richard Ford. Richard Ford ! Bon sang, les yeux comme des billes, la confiance extravertie du nobelisé, bien sûr Richard Ford. Mais comme je n'ai pas adoré ses livres (rencontres désastreuses), je ne vais pas lui tenir la jambe pour de rien, alors je m'abstiens.

Et puis la lecture commence, je m'accroche aux mots que l'auteur sur scène arrache à son bouquin, je suis trop concentré sur la compréhension de l'anglais pour apprécier le sens des phrases et la construction de son texte. En vrai je suis plutôt absorbé dans la contemplation de Richard Ford, qui quelques chaises plus loin, est à l'aise comme un bouddha au sommet d'une montagne, et contemple le monde avec un ravissement forcené.

On est très peu, un douzaine tout au plus, un petit cercle d'amateurs de littérature qui ont du, en leur temps, éprouver une grande fierté avec ce pompier du coin qui devenait un écrivain à succès et côtoyait les même bars qu'eux, Larry Brown. Et puis il y a l'héritage Faulkner, Ford qui passe et repasse, Tom Franklin qui va peut-être venir, du beau monde pour un coin paumé. On est peu et l'ambiance est convivial. Alors c'est tout naturellement que je me retrouve à discuter avec Richard Ford. Je lui parle d'Olivier Cohen, son éditeur en France, je lui parle de la fameuse anecdote relatant la partie de pêche avec lui et Cohen et Raymond Carver, ou le petit français avait eu la chance du débutant de sa vie en prenant la plus belle prise de la journée. Il se marre, il joue le jeu, je suis à l'aise, il a une puissance communicative qu'il distribue, une aura démesurée et débordante qui ne fait pas d'ombre mais tire vers le haut, j'en conclue que c'est l'apanage des grands, et c'est à ça que je voudrais ressembler dans trente cinq ans. Je lui parle de mon dernier manuscrit qui a atterri sur le bureau de ce même Cohen, avec l'avale de son comité de lecture, mais qu'il avait décidé de ne pas publier mon texte, je ne savais pas trop pourquoi alors que sa collaboratrice m'avait téléphoné chez moi pour qu'on puisse se rencontrer. Ford m'a répondu qu'Olivier Cohen était dur en affaire, très dur, et que c'était quelqu'un qui voulait être sûr de rentrer dans ses frais. Je comprenais, et en même temps ça ne voulait rien dire.

Mais je suis plein de l'énergie et de la confiance transmise par l'auteur d'Indépendance, Nunc est bibendum, "C'est maintenant qu'il faut boire", comme disait Horace, et pour immortaliser le moment, je sors le livre que je viens d'acheter de Larry Brown, un recueil de conversations, et je demande à Ford s'il veut bien me le signer, pour garder un souvenir de la rencontre. C'est là que son visage vira au pourpre et se tend, que ses yeux me balancent des flèches et qu'il met fin à notre conversation sèchement :

No way, je ne signe pas le bouquin de quelqu'un d'autre, surtout pas de ce pauvre Larry qui est mort et enterré.

Je comprenais brutalement que je venais de piétiner un grand principe d'auteur et restais sans voix, pas convaincu pour autant que ce ne soit pas un de ces grands principes à la con.

Je me défendais aussitôt en arguant que je ne lisais pas les romans en anglais, que j'avais lu les siens (sans préciser que je ne me souvenais d'aucun moment d'extase) et que là, j'avais un recueil de conversations de Larry Brown introuvable en France et que c'était l'occasion. Il s'en fichait déjà pas mal et ses yeux brillant comme des glaciers s'étaient déjà détournés. Encore une rencontre désastreuse.

Il m'a fallu lire Canada quelques mois plus tard pour vraiment la regretter. 

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