Quand les anges perdent leurs ailes

Pierre Ciran

          Dans son rêve, il avait des copains avec lesquels il allait jouer au foot, avec lesquels il allait en forêt construire des cabanes. Il était libre, et rien ne pouvait l'arrêter, semblable à une feuille de chêne se détachant de sa branche, et évoluant au grès du vent. Une joie de vivre et une envie irrépressible de découvrir le monde sous toutes ses formes animaient son cœur.
Dans son rêve, sa mère le serrait contre elle, le berçant dans sa délicate odeur de maman. Il lui prenait la main et ils allaient se promener au hasard des chemins de campagne. Appréciant la nature, avec ses chants d'oiseaux, sa verdure majestueuse, ses couleurs vives et éphémères, le soleil réchauffant leur corps et leur cœur dans un moment de tendresse et de complicité. Eux deux, rien qu'eux deux, main dans la main, scrutant un horizon sans flamme, sans appréhension de quoi que ce soit, juste heureux et épanouis.
Dans son rêve, il n'était jamais fatigué. Il avait beau courir, sauter, danser, il conservait un tonus hors du commun et rien ne pouvait l'handicaper, pas même son souffle, ni son cœur s'affolant trop vite. Il était le vent animant ses beaux cheveux bruns dans ses tourbillons fortuits. Il était l'eau de sa rivière qui toujours s'écoule, parfois amoindrie ou grossie selon sa saison, mais toujours réelle comme la mer dans laquelle elle se jette. 
Dans son rêve, il avait toujours faim. Et dans son ventre il avait toujours de la place pour les bons gâteaux de sa maman. La vie lui paraissait telle, que rien ne pouvait entraver sa satiété, aucun événement, aucune anxiété. Il était gourmand, goulu même, comme amoureux des bonnes choses de la vie.
Dans son rêve, il partait dans des paysages lointains aux reflets de sensations inconnues. Découvrant la vie sous d'autre angles, s'employant à générer le bonheur dans son cœur et dans celui de ses proches, donnant aux visages de ses rêves des couleurs de sourires, peint sur du bien-être.
Dans son rêve, il était heureux et n'avait peur de rien, il se laissait porter par le rythme de sa vie trépidante. Grandissant chaque jour et donnant à ses parents le bonheur, la récompense d'être là, à leurs cotés. Il les aimait, et eux aussi l'aimaient pour ce qu'il était, sans se soucier de rien.

Mais ce n'est qu'un rêve, et dans un rêve nous ne faisons que projeter des situations, des sensations, et des émotions que l'on aimerait voir un jour se réaliser. A huit ans nous avons des rêves plein la tête, mais parfois quand nous sommes malades, ces rêves s'appauvrissent et se terrent dans une parcelle de notre cœur.

Ce rêve c'est celui de Paul. Dans sa chambre d'hôpital, il en fait souvent éveillé. Une manière bien à lui de donner quelques couleurs à son quotidien. 


Dans sa chambre d'hôpital, il n'a pas beaucoup de copains avec lesquels il pourrait jouer dans les couloirs trop éclairés. Pas de copains pour parler ou même jouer au foot avec le maillot de son joueur préféré. Il est grabataire du fait de sa maladie, comme un petit coléoptère prit dans les mailles d'une toile d'araignée sadique. Il est triste, et ne veux voir personne, animé par le dégoût de son destin, le retenant dans ses draps délavés.
Dans sa chambre d'hôpital, sa mère vient tous les soirs car son travail l'empêche de venir plus tôt. Elle s'installe toujours à ses cotés et lui serre la main doucement. Paul fait semblant de dormir pour ne pas montrer sa peine à sa maman. Le parfum qu'elle met tous les jours pour aller au bureau, ce parfum si insistant ce met à envahir la pièce, Paul le déteste. Elle sait bien qu'il ne dort pas, elle lui raconte une histoire afin de l'emmener ailleurs, hors de cette chambre si morose. Mais à chaque fois Paul semble rater le train, il reste dans cette gare qu'il ne connaît que trop bien, car c'est là qu'il vit. 
Dans sa chambre d'hôpital, il a du mal à se mouvoir. Il ne peut se mettre sur ses deux jambes car elles ne supportent plus le poids plume de son corps si chétif. Paul n'a plus de cheveux du fait de son traitement. Alors il reste nuits et jours silencieux dans son immobilité et son ennui. Les fleurs que lui apporte sa mère tout les deux ou trois jours, lui font penser à lui-même, prisonnières d'un vase trop grand pour elles, et si laid aussi. Elles restent là toute la journée, comme prise en photo par la dégénérescence de leur sève, qui ne s'écoule plus correctement dans leurs tiges affaiblies. Comme moi se dit souvent Paul.
Dans sa chambre d'hôpital, il ne mange jamais. Pour lui manger, c'est aller mieux, et ça, il ne le veux pas. Il pense qu'il n'y a rien qui pourrait arranger sa situation, encore moins le fait de manger, ce n'est pas pour lui ça. Cela l'écœure, il préfère le laisser à d'autres. Les gens qui travaillent à l'hôpital lui ont planté des tuyaux dans les bras, soit disant pour le nourrir, sans quoi il ne pourrait pas survivre. Si cela ne tenait qu'à lui, Paul les arracherait, mais il ne veut pas faire pleurer sa maman. Il pense que si quelqu'un  doit pleurer c'est bien lui, et  seul.
Dans sa chambre d'hôpital, il ne dort pas ou très peu. Et quand il y arrive, ses songes s'obscurcissent. Des nuages lourds surplombent son cœur, et soudain, car à chaque fois c'est ainsi, le tonnerre se met à gronder dans son sommeil, et finit par le réveiller. Quand il sort enfin de ce cauchemar affreux, il a toujours froid, il se met à regarder tout autour de lui, sa chambre, les fenêtres, et à chaque fois il  s'aperçoit qu'il est seul comme dans son sommeil.
Dans sa chambre d'hôpital, il pleure, souvent mais doucement afin que personne ne l'entende. Il a peur de tout, des autres, de son avenir, de sa maladie le rongeant de jours en jours, mais pour lui, paradoxalement, peu importe. Il se laisse partir, brisant toutes les attaches qu'il a dans ce monde, qu'il juge si sombre. Involontairement il blesse le cœur de ses parents, il les aime, oh ça oui, et eux  aussi bien sûr. Mais plus le temps passe plus il croit que s'il n'avait jamais existé, rien ne se serait passé comme ça. Cela lui fait de la peine de voir son papa et sa maman souffrir par sa faute, mais aveuglé par sa douleur il pense que sa souffrance et plus grande que la leur. Quand il arrive à en parler avec son père, il lui dit qu'il le comprend, mais que cette souffrance est selon lui différente.

Paul n'a beau avoir que huit ans, il est incroyablement mature pour son âge, et comme certains des enfants se trouvant dans sa situation, dans sa vision, il lui tarde qu'une seule chose, c'est de s'en aller. Il pense que c'est assez égoïste mais il n'en a que faire. Pour lui, le sort en a décidé ainsi, il l'accepte peut-être, mais avec une certaine résignation.
Il aurait tant aimé naître autre, vivre comme tout le monde, mais hélas cela n'a pas été le cas. Et s'il n'avait eu qu'un seul souhait, qu'un seul rêve à avoir, car pour lui c'est du pareil au même, c'est de ne pas s'appeler Paul, de ne pas être ici dans cette petite chambre d'hôpital, de ne pas s'affaiblir à chaque fois que la grande aiguille passe d'un chiffre à l'autre, sur le cadran de son vieux réveil fétiche. Et surtout plus que tout être heureux. 
A son âge son espoir et ses envies disparaissent peu-à-peu de notre cœur, car une chose effroyable y a élue place. Cette chose c'est la maladie. Leucémie, leuco dystrophie, myopathie ou autres, elle se ressemble toutes. Certaines personnes les combattent avec force et vigueur, mais d'autres comme Paul les acceptent. Pour eux c'est un choix de vie ou plutôt un choix de mort, tout dépend de quelle façon nous l'entendons. Ce qui est sûr, c'est qu'aucune personne au monde, peu importe qui nous sommes ou se que nous sommes, nul n'est en droit de juger ce choix.  La liberté ne serait-elle pas tolérante et de droit, pour celui qui sait que bientôt il n'en aura plus l'usage ? Paul lui, ne sait pas cela. 
Dans sa chambre d'hôpital, il a pris il y a longtemps une décision, sans en connaître le sens, la valeur et le symbole. Mais cette décision, c'est de son propre chef qu'il l'a prise, avec l'aide de sa douleur enfouie dans son corps, et sans influence d'une tierce personne.

Dans son rêve, il n'a pas à comprendre ce choix. Mais si pour lui ce n'est pas compréhensible, pour l'humanité, qui est insatisfaite de toutes ses envies non comblées, crées de toutes pièces par son besoin irrépressible d'atteindre la moyenne standard du bonheur, cela pourrait l'être. Et ce, afin de  nous rappeler une chose essentielle: Ce que l'on a en ce monde, ce qui inconsciemment nous tient le plus à cœur, ce pourquoi nous nous levons le matin et que nous nous endormons le soir, ce sont les choses auxquelles on ne pense jamais, car pour nous elles sont banales, et voilées par nos besoins matériels. Le fait de vivre, le fait d'exister, le fait d'être une identité à part entière, n'est souvent retenue à nous que par un fil. 
Ça, Paul le sait, car dans sa vie  ce fil est un tube reliant son bras droit à une poche de glucose, installé à coté de son lit d'hôpital…

Signaler ce texte