Quatre Démons 1/4
Nathan Noirh
Je viens ici toutes les nuits maintenant. Planqué comme un loup des villes derrière des bagnoles. Au début j'ai vu un truc de loin. Puis j'ai entendu une rumeur. Une rumeur fumeuse, entre les verres et les cigarettes grillées en vitesse. Enfin, j'ai voulu voir par moi même. Une fois de temps en temps. Deux fois par semaine. Maintenant tous les jours. Tous les soirs pour être précis. J'en ai vu un rentrer il y a quelques minutes. Ça dépend, mais en général ça ne dure pas très longtemps. Je grille une cigarette dans mon coin. Je ne quitte pas des yeux l'endroit. Le bâtiment. La maison. La grande. La Maison des Quatre démons.
Je l'ai vu sortir comme les autres avant lui. Et toujours en marmonnant la même chose que les autres, comme si on l'obligeait à répéter les mêmes mots : « Quatre démons. Plus que trois démons. Quatre démons. Plus que trois démons.»
Avant de continuer l'histoire, je dois vous raconter comment ça a commencé. J'habite rue Notre Dame, à Bordeaux. Je travaille pas loin, le quartier est vivant. Un soir je vais courir. Pas sur les quais, pas parmi tous ces gens. Les Jardins me suffisent. Je rentre par le cours de la Martinique, et en passant je vois un groupe de trois jeunes, plantés devant une maison. Je baisse le son de ma musique par réflexe. Et j'entends tout simplement : »Allez n'ait pas peur, vas-y ». Et le type tremble des jambes, et rentre dans une maison. Le curieux tableau. Je rentre chez moi sans y réfléchir. Mais le lendemain, quand même. Ça gratte, ça frictionne dans mon dos. Ça m'irrite, ça occupe mes pensées. Faudrait que je repasse devant la prochaine fois, histoire de. J'irais la semaine prochaine. Mais bon, comme je suis allé courir hier, j'irais dans deux jours. Demain ça peut le faire aussi, j'aurais récupéré. Puis le soir même, j'y vais. Incapable de me retenir. Je vais courir. Pas longtemps. Incapable de garder mon souffle. J'abrège et je me dirige vers le cours de la Martinique. Je ralentis. Des jeunes. Je ralentis encore. Deux jeunes. Je m'arrête. Les mêmes qu'hier. Je regarde. Ils sont devant, comme si ils attendaient que l'autre sorte. Mais non. Finalement l'un des types rentre à son tour. Celui qui reste ne bouge pas. Puis il se retourne. Il me regarde. On se regarde. Si vous aviez vu ses yeux. Pas rouge, pas cernés. Mais une lueur. Comme un camé qui voit une seringue de loin. Un alcoolo devant une bouteille. La tentation, l'envie, le désir. Tes pupilles se dilatent, tu ressens tout fois dix. Toi aussi tu aurais vu cette lueur. Celle de celui qui, de toute façon, ne renoncera pas. Mal à l'aise, je me tire. La douce nuit me prends et m'embrasse. Je frissonne à cause du froid ou à cause de ce que j'ai vu. J'étais persuadé de rien, je ne savais pas ce que j'ai vu exactement. Rien d'anormal. Mais quand même. Je devais revenir. Ne pas savoir, c'est la même chose que ne pas pouvoir enlever un morceau coincé dans les dents. Ça ne gène pas tant que ça, mais on sait que c'est là. Et on n'arrive pas à l'avoir. Fallait que j'y retourne. Je serais devenu cinglé sinon. Le soir même j'y retourne. Encore. Pas de course. Pas de semblant. Je pointe de l'autre côté de la rue, et je regarde. Y'en a plus qu'un devant. Il rentre aussi. Cette fois je reste. Je dois savoir. Deux minutes. Cinq minutes. Huit minutes. Douze minutes. Quinze minutes… il sort. Plus les mêmes yeux. Plus la même démarche. Il a dû avoir sa dose. Son cachet. Alors c'est tout. Une planque où on se défonce. Puis il marmonne un truc, il sourit. Il marmonne encore. Il parle plus fort. Et j'entends : « Quatre démons. Plus que trois démons. Quatre démons. Plus que trois démons ».
Mais après cette nuit où je reste encore à épier ce qui se passe dans cette maison, j'en suis venu à me demander ce que je fichais là. Après avoir passé mes soirées, prostré devant cette maison, à voir des types rentrés et sortir en prononçant toujours les mêmes choses. Je me suis lassé. C'était chiant. De la drogue et sûrement une t'en fait voir.
J'ai raconté un soir à qui voulait l'entendre ce que j'avais vu. Dans un bar et puis dans un autre. Verre après verre, je racontais cette histoire pour faire marrer les copains. Amusé de ma propre obsession. Persuadé qu'il y avait un truc. Il y a toujours un truc. Et dans ce dernier bar, Jonas m'a trouvé. Il a posé la main sur mon épaule, je me suis retourné. Il souriait, une satanée lueur dans les yeux aussi. Qu'est-ce c'était déjà ? Pas la même que l'autre. Plutôt celle d'un mec qui savait à l'avance. La confiance. La ruse. L'expérience. Tout ça à la fois. Il m'a demandé de répéter mon histoire. Puis il a dit :
« - Peu sont capable de la voir. Cette baraque. Elle n'a l'air rien de comme cela, mais je t'assure qu'elle représente sans doute la plus grand expérience de toute ta vie. Elle représente tout ce que tu ne feras jamais dans ta vie, et tout ce que tu feras. Tout. C'est la vérité.
- Mais c'est quoi ? Je capte pas une étagère. T'es rentré dedans déjà ?
- Oui.
- Et alors ?
- J'en suis à l'étape deux.
- L'étape de quoi ? Y'en a combien ? Tu prends quoi comme drogue ?
- Ce n'est pas de la drogue. Ce n'est pas de l'alcool. Pas de shoot. Pas de patch. Pas de faux semblant. C'est du vrai, du liquide de vérité, la parole d'une déesse.
- Mais non sérieux. Faut que tu m'en dises plus là.
- Disons que si tu y rentres une fois, tu ne seras plus le même. Le même homme. La même certitude. Rentres, et si tu survit, reviens me voir. Laisses moi maintenant ».
Je suis retourné avec mes potes, rongé par les mots. Dévoré par les questions, par ses réponses à lui. Jonas. Je suis retourné le lendemain devant cette maison. Ça commençait à m'empêcher de dormir, à m'empêcher de cogiter rond. Je devais y aller. Je devais. Je suis resté plusieurs minutes devant. Une grande maison rouge. Deux étages. Pas de lumières. On penserait presque à un squat. Fenêtres fermées. Porte entrouverte. Je monte les quelques marches pour accéder à la porte. Je l'ouvre, j'entre doucement. Je prends mon portable et j'allume la torche. Je ne vois rien de particulier. Je ne ressens rien de particulier. J'avance au milieu de ce qui semble être le salon. Chaque porte que je vois est fermée. Un grand escalier semble partir des deux côtés de cette pièce, mais je suis incapable de voir autre chose. Je ne voyais rien d'extraordinaire. Mais, quelque part entre l'odeur de la pièce et l'obscurité pesante, je l'entends.
« Au commencement il était seul. Puis les autres sont arrivés. Devant lui. Ils se sont entendus, ils se sont montrés. Le Premier, le plus puissant, ne l'est pas pour le mort. Le vivant a tout à craindre, et rien à combattre. Il doit le laisser l'emporter. Sinon, il vivra et rencontrera le Deuxième. Et ainsi de suite. Le prix ultime, ne l'est pas pour vous. Mais le sera. Aujourd'hui et demain, jusqu'au dernier Démon. Aujourd'hui, Quatre démons vous rencontre. »
Je suis resté quelques minutes, me demandant qui venait de parler. J'avais peur, je ne savais pas quoi faire, je suis sorti. Et en franchissant le seuil, quelque chose a changé. Il y avait quelque chose avant, mais plus maintenant. Je restais là sur le pallier, à tenter de comprendre. C'était comme une vague qui montait. Encore et encore, et encore. Une vague puissante des pieds qui électrise tout le corps et l'esprit. Je ne le sentais plus. Enfin, je ne la sentais plus du tout. La peur. Pas une peur, pas une phobie. Mais La peur. Celle de mourir. Je ne ressentais plus cette envie de me protéger, de faire attention, de regarder à gauche et à droite. Je ne savais plus comment avoir peur. Je regardais avec de nouveaux yeux cette rue, ces marches devant moi, ces voitures qui traversaient la rue. Je n'en avais pas peur. Pas peur de mourir. Je savais que si je traversais la route sans faire attention aux voitures, je ne mourrai pas. Je ne pouvais pas mourir. Alors j'ai compris. Le Premier démon. Je savais. Comme les autres, j'y ai pensé. Très fort. Assez pour avoir envie de le dire.
Quatre démons. Plus que Trois démons.