Quelques souvenirs de Martha

Teri Nour

Il pleuvait ce jour-là à La Palma. Martha avait commandé une bière. Sa tête était tournée en direction de la baie vitrée du bar. Que regardait-elle dehors ? En fait elle ne regardait pas vraiment dehors, mais en elle-même. Elle tenait sa cigarette en l'air comme elle le faisait toujours et pouvait rester ainsi des heures. Elle était tellement plongée dans ses pensées qu'elle ne vit pas le serveur lui apporter une Dorada.

La vérité c'est qu'elle pensait à une femme à l'autre bout du monde. Elles s'étaient rencontrées à Tokyo et, dans son souvenir, tout s'était passé très vite. Elles étaient arrivée en même temps sur la terrasse d'un restaurant où il ne restait qu'une table de libre. Elles décidèrent de manger ensemble. Dans la conversation elle avait dit à Martha :

– J'aime toutes les causes, mais j'ai une préférence pour celles qui sont désespérées.

Pour cette phrase, Martha l'avait aimée aussitôt. Elle avait arboré un air détaché tout en tenant nonchalamment sa cigarette en l'air. Elle se souvins de ces deux lampes de papier colorées au-dessus qui semblaient veiller sur elles, tels deux anges. La lumière diffusée par ces deux orbes, quoi qu'intense, ne pouvait égaler l'émotion qui la submergeait. Le bout de leurs doigts s'effleurèrent un instant. La soirée était déjà bien avancée. Les autres clients partaient les uns après les autres. Ils s'éloignaient tandis que Martha et l'inconnue se rapprochaient. Lorsque la plupart des clients furent partis, les yeux fermés, elle l'embrassa sur les lèvres.

Quand Martha rouvrit les yeux elle se retrouva près d'un pont de pierre enjambant une rivière tranquille. Le pont séparait deux landes brumeuses. Martha su qu'elle venait d'atteindre une autre étape de son voyage onirique. Pourtant, ce n'était ni un souvenir ni un rêve. Un vieil homme au visage familier la regardait avec un regard compatissant. Les couleurs vives avaient cédées leur place à des tons pastels et évanescents. Rien ici ne semblait tangible.

– Vous avez l'air si triste, quelque chose ne va pas ? Demanda simplement le vieil homme

Martha retenait ses larmes.

– C'était il y a longtemps maintenant, mais je n'ai rien oublié… Réussit-elle à lui dire.

– Vous ne voulez pas abandonner le passé, pas vrai ?

– C'est moi que l'on a abandonnée, tellement de fois

– C'est pourtant la condition humaine, non ? Des gens, des événements et toutes sortes de choses entrent et sortent de notre vie

– Oui, c'est vrai

– Quelque chose est toujours présent et ne nous abandonne jamais ? C'est la même personne qui passe du bonheur à la tristesse n'est-ce pas ? Qui est cette personne ?

Le vieil homme laissa Martha à ses pensées et traversa le pont.

– Attendez !, lança t-elle

Mais tout était déjà en train de disparaître dans la brume. Quand elle se dissipa, Martha vit une porte. Elle était dans une ancienne galerie marchande, aujourd'hui à l'abandon. Un store aux lames tordues et poussiéreuses pendouillait à la porte vitrée. Des logos, tels des hiéroglyphes, témoignaient d'un passé aujourd'hui révolu. Sa vie intérieure avait un temps ressemblé à cet endroit, dépouillée de sa substance. Elle distingua une fleur au milieu des gravas. Elle avait trouvé.

Martha sortit de sa rêverie, bu une gorgée de Dorada et tira une bouffée sur sa cigarette. Les volutes de fumée prenaient la forme d'une île ou d'un archipel. Cela pouvait bien être La Palma, son île, ou le Japon. Cela pouvait être le présent, le passé ou le futur. Ce qui était proche semblait lointain, et inversement. Elle sourit. Peu importaient les souvenirs, ce qui lui été arrivé ou ce qui lui arriverait. Le plus important, c'est qu'elle s'était retrouvée.

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