Qui ne dit mot
Hélène Mercier
C'est la fin. Ce vieux corps sonne creux comme un jouet.
Regarde.
Mais regarde donc.
Imbécile !
Où vois-tu de la vie dans ces yeux, pour que tu les fixes si fort ? Où vois-tu de la vie dans ces joues hâves, ces lèvres rentrées, ce cou grêle et ces tendons en élastiques claqués ? Tout ce système-là, mon cher, il n'y a que la souffrance qui l'irrigue.
Et puis lâche ma main, veux-tu. Tu me fais mal. Et cesse donc de pleurer. N'es-tu pas un homme ? Tu étais bien plus homme quand tu m'as fait la cour, va, quand il y avait quelque chose à prendre de ce corps pour lequel à présent tu t'entêtes. Tu n'en feras plus rien, tu sais. Et moi pas davantage.
Il ne reste qu'un geste, mon amour, et ce n'est pas celui de me tenir la main. Que je ne puisse la retirer ne t'autorise pas à la broyer ainsi. Un geste. Tous les moyens seront les bons. Un geste, pour moi. Mais l'accompliras-tu ?
Quoi faire alors ? Vivre, encore ? Attendre ? Personne ne va soudain apparaître pour m'emporter. Ce sera toujours cette malhonnête pièce blanche. L'autre jour, quand Antoine y est entré, quand je n'ai pu tourner la tête vers lui, réduite que j'étais à contempler ses mains faute d'avoir pu éperonner ses yeux, j'ai vu ses doigts, Albert, qui battaient le tempo sur son genou, et crois-moi, il n'y avait là-dedans nulle douleur filiale, il n'y avait jamais plus que de l'impatience.
Vas-tu me regarder ? Vas-tu enfin comprendre ? Qu'il n'y a rien d'autre à faire que ce geste-là ? Que tu t'acharnes en vain à ne pas me croire morte ? Mais rien ni personne ne me sauvera, mon Albert, et d'ici là je crèverai de douleur, je baverai de douleur, je suinterai la douleur, et je subirai immobile votre agacement et votre peine et votre deuil sans objet et vos mains serrant les miennes inertes et vos lèvres baisant ce front que je ne puis soulever. Je m'impatiente aussi, moi ! Je suis encore là, moi, j'ai le droit qu'on m'écoute, et qu'on me tue si je le décide. Ne me connais-tu pas assez pour savoir me lire sans qu'il soit besoin de dire ? Mais regarde donc, lâche, bougre d'âne !
Oh mon Dieu, par le diable, pouvoir encore parler !
chapeau bas, bravo
· Il y a environ 8 ans ·Florence