Qui veut la peau de Roger Rannit ?

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Le tic-tac de l'horloge comtoise perturbait à peine Roger Rannit, plongé dans les mots croisés de Notre Temps perdu, le magazine des seniors qui attendent qu'un employeur les rappelle (il avait acheté la version maxi, celle de 372 pages). Il avait pourtant tout fait dans les règles de l'art. Pour vous le prouver, il pourrait vous ressortir des centaines de lettres de motivation, sagement empilées dans son buffet Henri III, acquis en 1988 avec une remise de 50 % (l'affaire du siècle lui avait promis le camelot) à la foire-exposition de Chaumont.

Mais, bon Dieu, qu'est-ce qui clochait ? Il avait pourtant acheté expressément un stylo à plume Waterman qui ne bavait pas et qui lui permettait de coucher sur le papier de sa plus belle écriture ses trente années d'expérience professionnelle. Peut-être le prénom antédiluvien ; ne devrait-il pas le changer pour un plus contemporain Kevin ?  Peut-être la photo ? Hormis sa calvitie apparente, il se trouvait pourtant crédible avec son blazer, sa chemise rose bonbon et sa cravate Snoopy qui lui donnait une petite touche de fantaisie. Sa mobilité ? Il avait expressément précisé qu'il pouvait se déplacer jusqu'à Langres voire Dijon ou Besançon, à supposer que sa 307 diesel break puisse encore tenir 100 000 kilomètres ; c'est dire son degré de motivation. Investir dans une machine à écrire ?

Il y a trente ans, il était pourtant presque une star locale. Il avait même été interviewé par Ginette Dubois, l'étoile montante de FR3 Bourgogne-Franche-Comté. Il avait réussi, c'était une première, à grimper durant trois années consécutives sur le podium du championnat de France des commerciaux. Il faut dire qu'il avait de la gouaille notre Roger. S'il n'avait pas été qualifié pour la phase finale de la coupe européenne, il s'était consolé grâce au voyage aux Baléares qui lui avait été offert. Dans le salon, accrochés au papier peint en toile de Jouy, la quintessence du bon goût bourgeois, trônaient fièrement une paire de castagnettes et un sombrero.

Il n'avait pas son pareil pour placer ses trombones et ses punaises dans toutes les papeteries du département. Bon, on peut l'avouer désormais ; il y a prescription. Dans les arrière-boutiques, après une blague graveleuse dont il avait le secret et une main aux fesses bien placée, les élastiques des culottes féminines ne lui résistaient pas longtemps. Il repartait à coup sûr avec une commande de 20 000 anciens francs. On avait essayé de le débaucher chez Calon. Il avait refusé. Lyon, c'était loin et il n'y croyait pas trop à l'avenir du photocopieur ou du fax.

Tout ça, il en était certain, c'était de la faute aux Arabes et aux Chinois. C'est à croire qu'ils s'étaient ligués contre notre beau pays pour le faire couler. D'un côté, les bridés qui produisaient pour une bouchée de pain ; de l'autre, les pastèques qui traversaient la Méditerranée pour nous voler le pain de la bouche et profiter de nos allocations en faisant des gosses. C'est ce qu'il avait d'ailleurs sorti aux quatre entretiens qu'il avait décroché ces soixante-douze derniers mois. Il en était presque venu aux mains avec un recruteur, un petit con à l'air basané. Comme si ces abrutis avec leur Bac+12 y connaissaient quelque chose à la vente. On vous rappellera lui avait-on dit. Toutes les minutes, il vérifiait que son téléphone n'était pas déchargé ou que la sonnerie de son GSM Nokia 3210 n'était pas en mode silencieux.

Que dire des socialos ? Il ne pouvait plus les sentir. Surtout depuis l'élection de Marcel Choulin à la magistrature suprême de la municipalité. C'était que magouilles et compagnie. Pour preuve, c'est lui qui avait décroché il y a une décennie l'exclusivité du marché des agrafes pour le réseau de fournitures de bureau Pupitre Colline. Depuis, il avait opté pour le RN. Ils avaient des couilles ceux-là. Dans les campagnes retentiraient bientôt la Marseillaise et des airs d'accordéon.

On sonna à la porte. C'était le facteur qui lui apportait un recommandé et qui refusa poliment le verre d'eau-de-vie proposé par Roger. Le courrier provenait de Pôle Emploi qui le prévenait de la fin du versement de ses allocations le mois prochain. Il décrocha la chevrotine pendue dans le couloir. À la radio, on entendait Eddy Mitchell chanter Le cimetière des éléphants.

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