Qui veut un doigt ?

Thierry Kagan


Je devais passer l'aspirateur sur le chien.

Ou prendre connaissance de ma voisine, en épluchant ses poubelles.

Ou peut-être, faire l'amour à ma femme.

 

Ou les trois à la fois, je ne sais plus.

 

En tous les cas, j'étais en pleine activité domestique, seul avec moi-même.

 

C'est important d'être seul avec soi-même, non ?

 

J'étais bien, mais… le grand vide de ma vie m'est apparu d'un coup.

A 50 ans.

Donc, fallait pas traîner : juste temps, encore, de se boucher un trou.

 

L'idée m'est venue dans un Franprix.

Une dame, vieille – trop vieille peut-être -  à mes côtés, devant les conserves cuisinées. Face à la dernière boîte de lentilles, sans hésitation, je la lui ai tendue avec le sourire… pour la lui reprendre illico, toujours avec le sourire.

Lentille, vieille, sourire… pas vraiment de lien avec ce qui suit, mais pas grave : mes biographes accommoderont a posteriori.

 

L'idée, je l'ai initiée avec ma fille.

A mon départ de ce monde, je lui ai promis mes genoux.

Plus précisément, mes rotules.

Tout est signifié chez le notaire : en contrepartie, elle en fera un pendentif de ses mains.

Depuis, son regard est plus doux, surtout lorsqu'il se porte sur ses promises.

Mieux encore : elle les protège, s'y intéresse dès le matin, me demandant si « nous » avons bien dormi, si « nos » rêves ont été beaux.

Elle surjoue un peu, mais cette bienveillance me fait chaud au cœur.

Plus précisément, aux genoux.

 

Pour le reste du corps, subdivisant plus ou moins logiquement, l'attribution posthume s'est faite à une sélection de mes proches et connaissances.

 

Comme ma fille, chacun s'est mis à faire preuve d'une grande empathie pour son morceau choisi.

 

Et souvent, je réunis les élus que le bon sens associe.

 

Pour l'épanouissement de l'intérieur, ceux voués à mes cœur, poumons, foie et rate.

Pour flatter mes traits, celui du visage avec celle qui baignera mes yeux.

Et pour entretenir l'esprit, le palpeur de mes hémisphères et celle qui jouera avec mon bidule.

 

Quand je suis reçu, c'est aux petits soins.

On m'enduit le cuir de lotions anti-ceci et pro-cela, on me facilite le transit par fibres interposées, on me chatouille les cuticules.

 

Déformation surréaliste : chacun d'eux est devenu la partie du corps qu'il recueillera.

En ma demeure, je n'accueille pas Jean mais mon intestin.

Ce n'est pas avec Sophie mais avec mes dents que je déjeune à midi.

Etc, etc.

 

Ce soir, grande fête ! Tout a été distribué.

Il y aura du monde. Une centaine.

Et je serai bienveillé comme jamais.

Il était temps.


C'est tellement important de se retrouver seul avec soi-même !

 

Signaler ce texte