Rage dedans (extrait)
jeanduvoyage
Je me retrouve allongé comme à mon habitude sur le gazon du Peyrou, réveillé par la rosée du matin. Je crache du sang et la partie d'une dent. Je me dis qu'il faudrait que je tombe amoureux ou que j'aille voir un psy. Joindre l'utile à l'agréable serait de tomber amoureux de mon psy. Je n'ai plus rien dans mes poches, plus de téléphone, plus de logement, plus de beuh, plus de plâtre, plus de portefeuille, et plus de travail. Je suis assez réaliste et je vois, malgré ma gueule de bois, que deux solutions s'offrent à moi, d'une part je peux me laisser aller, d'autre part, je peux me laisser aller. Cela fait finalement trois alternatives aussi concrètes les unes que les autres. J'ai alors chaud au cœur de sentir que j'ai le choix. Je choisis la seconde.
Je vois très vite dans la rue une multitude de gens en perdition, Montpellier a véritablement deux visages. Chacun a une histoire de vie différente et pas mal ne se battent plus, enfin, pour remonter la pente. Ils se noient dans l'alcool et vivent aux crochets de ces gens qui me répugnent tant. Je ne fais jamais la manche, je ne peux me rendre redevable que d'un ami et encore… Ceux qui font les magasins toute leur putain de vie ne sont pas mes amis, je les déteste. Ils nourrissent et se nourrissent d'un système qui aliène les forts et détruit les faibles aliénés tout autant. Je suis un faible. Je crois vraiment que ce monde ne laisse pas de place aux gens comme moi.
Je ne me considère pas littéralement comme faible si l'on regarde les critères que la société emploie pour décrire cette catégorie de personne : échec scolaire, faible confiance en soi, irrationnel, incompétent, en proie aux désordres psychologiques. Aux yeux de la société, je pense avoir pas mal de points pour moi et je pourrais en théorie revendiquer une place dite « respectable » aux yeux du plus grand nombre, mais ça serait pactiser avec le diable. Ce qui m'arrive aujourd'hui, c'est ce qu'on appelle en droit du travail une incompatibilité d'humeur entre moi et le reste du monde, le monde de la normalité. Heureusement, dans la rue, on se serre les coudes mais on donne pas mal de ses poings. La solidarité, la vengeance étaient mon quotidien.
Au début, je ne mange pas, naturellement mes camarades de galère partagent ce qu'ils ont. Du coup, je pleure comme un bébé à chacun de mes repas. Je pensais que la solidarité n'existait pas, Hobbes disait des conneries, l'homme peut être un agneau pour l'homme33. Je vous vois encore d'ici : « Les consommateurs qui offrent la charité joue la carte de la solidarité. » Ne vous méprenez pas, l'illusion de cette population ne s'arrête pas à son maquillage. On ne peut pas tout acheter avec de l'argent, et encore moins la solidarité. Ceux qui se disent solidaires sont les mêmes qui nous marginalisent. Ça commence jeune, à l'école, c'est chacun pour soi et dieu pour tous, si tu crois pas en dieu, démerde toi comme tu veux ou plus vraisemblablement comme tu peux.
Pendant toute ma scolarité, j'en ai vu des dizaines de gamins en perdition. Marche ou crève. Personne pour les aider, pour symboliser le truc, une fois j'avais ramené une sale note à la maison en expliquant que malgré la mauvaise note, j'avais obtenu l'une des meilleures notes de la classe. Mes parents m'ont répondu qu'ils se moquaient des autres, l'important c'était moi. L'important c'est moi. L'important c'est moi. Sûrement. A force de se dire ça, l'autre n'a plus d'importance, qu'il crève la gueule ouverte, on s'en branle. Jusqu'au jour où, c'est moi cet autre, qui crève la gueule ouverte, et on s'en branle. La laide inconnue amoureuse m'a laissé en plan comme l'ont déjà fait des dizaines de demoiselles avant elle, il n'y a pas de considération pour l'autre.
Même les relations hommes/femmes sont appréhendées de manière consumériste, l'inconnue a choisi de passer la soirée avec d'autres comme si elle avait décidé de boire un Pepsi au lieu d'un Coca34. Ce qu'on a oublié de lui dire, c'est que les personnes qui l'entourent ne sont pas des consommables. Personnellement, je ne m'estime pas être la mère du relationnel, mais je n'ai jamais considéré quelqu'un comme un sac à foutre même si, en m'écoutant parler de la gent féminine, l'on pourrait le croire.
Revenons à ceci, un autre thème glamour : mon patron, tout comme chacun, j'en suis sûr, donne la petite pièce au SDF du coin. C'est aussi ce même patron qui me demande de sacrifier ma jambe pour financer sa putain de Z3, le business de la pizza ça paye. Et cela paye même s'il n'y a pas l'ombre d'un fromage dans sa quatre fromages. Je pourrais passer ma vie à énumérer toutes les injustices que j'ai pu vivre pour en arriver là, mes collègues de la rue pourraient en écrire une encyclopédie.
Alors, personnellement, la bande de trous du cul qui se donne bonne conscience en lâchant deux euros tous les cinq ans, je les encule avec délicatesse, graviers et cailloux. En plus de ça, en lâchant la thune de cette manière, le mec qui vit de ça est obligé de squatter le même bout de trottoir toute sa putain de vie, admirable ! A mon sens, on devrait avoir meilleure conscience en le laissant se dessécher au soleil. Ce porc en costard ferait mieux d'être humain au quotidien, dans ses embauches, avec ses salariés, sa famille, sa boulangère ou encore en évitant les partis politiques « partisans de l'inhumanité »35, peut être en soutenant des associations dignes de ce nom.
Je découvre pendant mes 6 mois d'errance beaucoup d'associations qui me proposent un « avenir », ce qu'ils ne comprennent pas c'est que je ne veux pas d'avenir dans ce monde là. Comme le disait I AM « Je m'en irai comme je suis venu. »36 : par une chatte. Ouais, ce n'est pas celle de ma mère (que dieu soit loué), c'est celle d'Ode qui me permet de m'évader de cette triste réalité. On vit ensemble dans un squat bien crade, l'endroit est beaucoup plus sympa que mon ancien appartement, selon bien entendu les critères qui me sont propres. Ode a un souci dans sa tête et j'aimais beaucoup ça, c'est rassurant de voir de la folie dans un monde de fou. Je pense que mes petits problèmes de gencives font pâle figure face à ses multiples névroses.
Au début, j'ai eu un peu de mal mais je m'habitue petit à petit, elle me fait relativiser mes souffrances par rapport aux siennes. En termes de dépression, on ne joue clairement pas dans la même cour. Paradoxalement peut être, la précarité de notre situation est pour moi beaucoup moins lourde à supporter que ce que j'ai vécu avant. Je me sens beaucoup plus léger. Je ne crachais presque plus de sang, j'étais moins tendu au quotidien. Je me sens tellement plus à l'aise que je picole beaucoup moins et je ne fume plus de ces cigarettes interdites par les gardiens de la paix. Je ne pense pas que la rue ait véritablement le même effet sur moi que sur les autres. Enfin, je dirais simplement qu'Ode fume et bois pour deux, c'est aussi ça la solidarité !
Ode et moi avons vécu au crochet du monde associatif pendant une année et je dois l'admettre, j'en avais honte. Mais je me disais aussi que le système en était encore responsable, je ne pouvais pas construire une hutte de mes mains et vivre de la cueillette et de la pêche. L'inéducation à s'auto-suffire, la pollution des cours d'eau, les autorisations pour pécher ou chasser, couplées à la propriété privilégiée m'empêchaient clairement de vivre mon rêve de marginal.
A ce sujet, John Locke définissait le droit de propriété à une propriété rationalisée, ce droit devait se limiter à la capacité d'exploitation de l'individu, ainsi personne ne pouvait revendiquer plus de terre qu'il pouvait raisonnablement en labourer37. Ce qui laisse de la place pour tous. Une propriété limitée, c'est une propriété qui peut se partager, ça serait sans aucun doute ma liberté de pécher et vivre dans ma cabane ! John Locke n'a pas été pris au sérieux, celui qui souhaitait accorder une propriété sans limite pour quelques-uns et une propriété quasi inexistante pour les autres l'a été davantage. Je pense qu'il ne faut pas limiter son raisonnement à la terre, les biens consommables, médicaux, les ressources naturelles ou encore l'éducation devraient être eux aussi rationalisés.
En théorie, il existe un partage, il existe même de nombreuses bases légales visant à faire exister ce partage. Cependant il n'atteint pas tout le monde. Les marginalisés par définition sont en marge et ne bénéficient que très peu de soutien compte tenu du poids qui pèse sur leurs épaules, on ne naît pas tous avec les mêmes chances, c'est une évidence statistique et admise par le plus grand nombre. En pratique, le non partage des ressources de notre société c'est avant tout une liberté, je vous l'accorde. La liberté de posséder tout, c'est une liberté quand même. Karl Marx me l'expliquait lui-même : « Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c'est le droit de l'égoïsme. »38 Si ma seule liberté est celle d'être asservie par ceux qui possèdent, où est ma liberté la dedans ? Moi comme les autres sommes destinés à l'avoir dans le cul. J'ai tellement de choses dans mon cul qu'aujourd'hui, il n'y a plus de place. Je suis prisonnier de cette « démocratie ». Ironie du sort : les gens qui constituent la population de ce pays considèrent qu'ils vivent dans une démocratie, faut qu'ils m'expliquent.
Condorcet et ses conneries progressistes39… ce mec voyait dans l'histoire des hommes un progrès constant, et inébranlable, une humanité qui ne cesserait jamais son ascension vers la justice. On progresse ? Mais alors une place pour chacun c'est pour quand ? Je suis le combien sur ta liste à la con ? Nostradamus parle de moi dans ses écrits ? Le marquis de Condorcet aurait vécu la galère, il aurait été du côté de Hobbes. C'est plus simple quand on vit dans sa position sociale de voir le progrès. « L'homme est un loup pour l'homme »40 et les forts imposent leurs volontés aux faibles.
En ce qui me concerne, je sens plus de malveillance que de bienveillance dans ce monde. Si cette hypothétique démocratie était différente de ce constat, ça se saurait. Déjà, le minimum syndical me permettrait de fuir un système que je n'ai pas choisi. Je pourrais revendiquer un bout de terre. Et là, je dis que ça serait juste sauver les meubles, puisque les autres, les plus forts au contraire des autres pourraient jouir… des trouvailles de nos ancêtres. Ils s'approprieraient la philosophie, les techniques scientifiques, les ressources du pays, etc.; ça resterait encore très critiquable, mais ça serait moins pire que pire. Je ne sais pas pourquoi j'use le conditionnel, le présent aurait encore mieux fait l'affaire. Je pense que dans toute démocratie le consensus est un idéal à atteindre, cette même démocratie devrait permettre à tout individu lésé dans les choix politiques de son pays, de pouvoir déchirer ce contrat social et se torcher le cul avec. Et ainsi pouvoir vivre à l'écart sans se mêler nécessairement aux autres.
Or dans nos sociétés, il est impossible de s'écarter de ce contrat social tant chéri par JJ Rousseau41, ce contrat est pire que celui de SFR. Être d'accord ou ne pas être d'accord ne change rien, la société est appréhendée de manière globale laissant une pseudo majorité élire un représentant. Les riches possèdent, les pauvres louent, les riches exercent ainsi un privilège héréditaire. Après la révolution française, la population se frottait les mains : les privilèges héréditaires de la noblesse ont été aboli. Quelle victoire ! Bravo les gars, combien de pauvres gens sont mort pour ça ? Mais, les privilèges héréditaires ont perduré via la bourgeoisie qui n'a cessé d'agrandir son patrimoine et l'a transmis de manière héréditaire à ses gamins. Qu'est ce que ça change ? Ah oui, je vois, ceux qui ont les privilèges héréditaires n'ont plus nécessairement de nom à particule. Condorcet a donc raison, on progresse.
En plus, le commerce mondialisé, héritage des libéraux, m'oblige à me faire habiller des mains de pauvres chinois sûrement moins bien lotis que moi en matière de droit du travail. Je consomme et mes mains en sont salies. Des glands vont dire que le commerce équitable existe, essayez de vous habiller équitablement avec mes revenus, être équitable c'est un luxe ? La débilité se démocratise plus facilement que le commerce équitable.
D'autres glands en rajouteraient une couche en me disant que c'est ça le problème, que les sociétés actuelles n'ont pas les moyens d'être équitables. Mon cul, si chacun se sentait responsable de son voisin, on consommerait peut-être moins, mais de manière plus humaine. Le chef des glands, me parlerait de Montesquieu42 en me disant qu'en refusant les produits chinois, je m'enfermerais dans un protectionnisme qui ne favorisera pas les échanges commerciaux et ce qui par conséquent favoriserait une mésentente et peut-être la fin de la paix – la guerre en gros-.
On y vient, on touche du doigt un problème de poids, le risque de la fin de l'apparence de la paix, c'est le prix à payer. Ne croyez pas que Malcolm X43, Jean Moulin44, Che Guevara45, Georges Frêche46 ou encore Martin Luther King47 pensaient passer aux travers des balles. Le chef des glands rajouterait : « Peut-être mais là, ce n'est pas notre combat, si je veux être nombriliste c'est mon droit. » Si tel est l'argument de la majorité, je prendrai les larmes et j'irai me battre avec les défavorisés pour que cela devienne ton problème et donc ton combat. Compatir, tu le feras, de gré ou de force. Je serais insatisfait d'une telle situation mais ton droit d'opprimer vaut autant que le mien de résister, et mon droit aux yeux des droits de l'homme semblerait plus légitime que le tien. Le gré vaut mieux que la force, j'en conviens mais l'abandon de privilèges s'avère être difficile sans un bon coup de main ou de pied.
En gros aujourd'hui, je suis proche de cette rupture, je suis en grève de la faim et je ne veux plus de concession, pas de compromis, je me trouve déjà très stoïque à l'égard de toutes les souffrances que j'ai pu voir et ressentir. Épictète48 ça va un moment. Pour le moment je sombre seul. Observez ma tolérance à l'égard de ceux qui engendre une douleur bien souvent intolérable, et je comprends les extrémistes, je suis juste surpris qu'ils n'y en aient que si peu. Il n'y a que peu de violence visible par rapport à toute la violence invisible et quotidienne de notre société.
Cette violence banalisée, ça va être la dictature de la voiture sur les cyclistes, la dictature de la consommation qui trône au travers de la manipulation de la publicité, du règne des actionnaires sur les ouvriers, des universitaires sur les autres, des blancs sur les noirs, des parents qui rabaissent leurs enfants, des consommateurs qui ne respectent pas ceux qui les servent, les savoirs qui ne se partagent pas, des pouvoirs qui ne se partagent pas… Nous portons tous une part de responsabilité dans ce merdier, car nous en faisons partie. Que nos couilles nous en tombent, nous qui ne respectons pas l'être humain en nous efforçant de ne pas le voir. La stratégie de l'autruche n'a jamais fait ses preuves.
Quand le réalisme et le défaitisme se rencontrent, je salue tristement Hobbes qui invite Condorcet à aller se faire foutre. Et vous, qui lisez mes conneries, vous restez là, indifférent, vous abandonnez votre innocence et corrompez votre âme en vous nourrissant, sans vous poser la moindre question, de ce que la société vous apporte sur un plateau. Le bonheur des uns fait le malheur des autres, interrogez-vous sur votre situation et voyez ceux qui en pâtissent. Les collaborateurs ont été jugés et vous serez jugés par vos enfants qui ne seront pas dupes de ce que vous leur léguerez.
Sortez de votre demi-coma. Ouvrez les yeux. Abandonnez vos privilèges, comme certains nobles ont pu le faire à leur époque, adoptez une vie simple en accord avec votre conscience. Voyez que c'est dans le privilège que naît l'injustice, que naît la jalousie et la rancœur, que naît la haine et la violence. Voyez dans la violence qui vous semble illégitime, comme l'a déjà vu Karl Marx49, voyez y la révolution française, voyez y la résistance, voyez y mai 68, voyez y la révolte des banlieues. Ne tirez pas sur ces insurgés, ces insurgés sont les mêmes qui se sont battus pour nos droits il y a un peu plus de deux cents ans. La violence ne vient pas de nulle part, on devient violent lorsqu'on perd son humanité.
S'il existe une perte, il y existe nécessairement un vol. Qui vole l'humanité des gens ? Ces gens là se sacrifient pour que notre société soit plus juste, il n'en ont pas forcément conscience mais l'important est davantage dans l'acte que dans sa motivation. Joignez leurs rangs au lieu de les détester, de les faire crever en prison ou d'élire des représentants qui font vivre une politique sécuritaire. La haine est plus facile, je vous l'accorde, mais si notre humanité est intacte, ne faisons pas semblant d'en être dénué. Ne jouons pas le jeu des hommes politiques qui nous divisent pour mieux régner.
Écoutons ces « racailles » au lieu de les passer à tabac ou au karcher, cela vaut mieux pour tout le monde. La parole des « dominés » n'est pas entendue, seulE leur violence l'est. Lorsque la bouche n'a pas de valeur, les poings parlent. Difficile de leur reprocher ce mode de communication qu'ils n'ont pas choisi. D'ailleurs, la question du choix est fondamentale, on ne devient pas « racaille » par vocation ou par loisir. La Seine St Denis n'est pas une destination Club Med. Le petit malin du fond me montre du doigt en me disant que je le hais autant que lui hait ce banlieusard qui lui a éclaté la gueule la semaine dernière. Il est pas con le gars du fond. Je l'aime bien. Je lui propose un deal s'il s'ouvre, je lui promets d'adoucir mon regard et je poserai alors peut-être mes armes.