Raphaël

jadecumay

Exercice d'écriture à partir d'une liste de mots imposés et choisis au hasard du dictionnaire.

Raphaël était le jeune gérant d'une boutique d'antiquités depuis plusieurs années. Il aimait particulièrement les objets du XVIIIe siècle et éprouvait toujours une certaine peine au moment de les vendre à ses riches clients. Néanmoins, s'il souhaitait faire quelques bénéfices, la séparation lui était inévitable, d'autant plus qu'il n'était que gérant et devait rendre des comptes à sa hiérarchie.

La boutique, largement convoitée, fut réduite en cendres par un incendie d'origine criminelle au cours d'une chaude nuit de juillet. Alerté par téléphone, Raphaël se rendit immédiatement sur place, ne pouvant malheureusement que constater les dégâts irréversibles. Les pompiers lui affirmèrent alors avoir trouvé des indices dans les décombres : les malfaiteurs avaient cassé une vitre et jeté deux cocktails Molotov entre les barreaux de la fenêtre donnant sur une ruelle.

Le jeune homme dut ensuite se rendre à la gendarmerie pour déposer plainte et se plier à toutes les procédures qu'implique un tel événement. On lui demanda d'abord s'il se connaissait des ennemis, s'il avait des concurrents directs, puis très vite on le questionna sur la santé de son entreprise. On lui reprocha de vendre moins que d'habitude depuis quelques temps. Petit à petit, le dépôt de plainte se mua en véritable interrogatoire et Raphaël dut se contenir pour ne pas s'énerver face à ces gendarmes soupçonneux. Il est coutumier dans la justice que la victime soit considérée, souvent à tort, comme le suspect numéro un. Mais comment aurait-il pu mettre le feu à ces objets qui le passionnaient tant ?

Raphaël dut ensuite faire face à son supérieur qui souhaitait le rencontrer rapidement. Après une visite sur les lieux, dont l'homme en costume fit minutieusement le tour, observant exagérément chaque détail, ils allèrent boire un café dans le bar à l'angle de la rue Marsot. Ce fut pour le gérant un nouvel interrogatoire de la part de son patron qui le soupçonnait, lui aussi, d'être à l'origine de l'incendie. L'homme avait grossi depuis sa dernière entrevue avec Raphaël, il était engoncé dans son costume de mauvaise qualité et ses cheveux, semblables à des épines de hérisson se dressaient raides comme des baguettes sur sa tête. Le jeune homme lui fit part de son désarroi, sans laisser pour autant libre cours à ses sentiments, de peur que son supérieur croie qu'il joue un rôle. Il paya l'addition après cet entretien surfait.

La boutique faisait partie du quotidien de Raphaël, dès-lors il se retrouvait condamné à rester chez lui aussi longtemps que durerait l'enquête, sans emploi, ce qui lui fut très difficile car il détestait par-dessus tout ce genre de situation. Il réalisa à ce moment-là qu'il n'avait jamais été confronté au chômage et eut une pensée de compassion pour tous ceux qui vivaient cet enfer social. Les premiers temps, il fut dynamique et alla faire un footing chaque matin avant de prendre un bon petit déjeuner et de se plonger dans la lecture de livres. Rapidement, il réalisa que les journées ne passent pas vite lorsqu'on ne travaille pas, malgré toute la bonne volonté du monde. Il passa des livres aux revues puis finit par passer beaucoup de temps devant la télévision. Il voyait certes ses amis mais tous travaillaient et ces rendez-vous tant attendus ne se produisaient que le soir, une ou deux fois par semaine. Il se dit qu'il était vraiment perturbant de ne rien faire tandis que tout le monde était occupé par ses obligations professionnelles : il se sentait inutile. A force de rester dans son appartement, le temps ainsi que ses pensées prirent une autre dimension et il commença à s'interroger sur l'identité de celui qui avait été capable d'un tel acte de malveillance. Les mots des gendarmes lui revinrent régulièrement à l'esprit et il finit par se demander s'il n'avait pas des ennemis qu'il ignorait. Il avait bien conscience de succomber à une forme débutante de paranoïa, mais c'était plus fort que lui.

Les amis de Raphaël lui conseillèrent de profiter de l'été pour partir en vacances et changer d'air, inquiets de le voir se monter la tête quant à l'incendie. Malheureusement il était assigné à domicile jusqu'à ce que l'enquête évolue puisqu'il était suspecté. Il se rendait de plus en plus souvent sur les lieux du crime de manière discrète pour ne pas déclencher d'interprétation, mais il ne pouvait que se contenter de chercher des indices depuis les fenêtres puisque la boutique, ou du moins ce qu'il en restait, avait été mise sous scellés. L'odeur âcre de la suie lui donnait la nausée : de tous ces objets vénérés il ne restait plus que des ombres fantomatiques dont les ruines se dressaient, chantant leurs lamentations, derrière la vitre brisée. C'était comme un pèlerinage pour le jeune homme passionné d'histoire. Ce qui lui fit le plus mal au cœur, ce fut l'entassement des cadavres de livres anciens, mutilés, certains n'ayant plus de couvertures, d'autres auxquels il manquait un morceau violemment arraché par les crocs des flammes, les plus atteints réduits à un vulgaire tas de cendre noirâtre. Ces livres qui étaient passés de mains en mains, pour parvenir au collectionneur moderne et livrer leurs lettrines, bandeaux et frontispices étaient de véritables trésors pour le connaisseur. Une voix fit soudain sursauter Raphaël. Un vieillard était arrivé derrière lui, et lui présentait ses hommages ainsi que sa compassion. Il s'agissait d'un habitué de la boutique, qui n'achetait jamais rien, n'en ayant pas les moyens, mais se contentait de venir observer ces reliques d'une époque révolue. Le jeune homme aimait voir ses yeux reluire lorsqu'il découvrait les nouveautés, il était semblable à un enfant devant des confiseries. Le vieil homme lui fit part de son avis quant à l'origine de l'incendie : d'après lui, il ne s'agissait pas du crime d'une simple bande de voyous, mais de quelque chose de clairement dirigé contre Raphaël, contre son commerce ou contre son gérant. D'après lui, une bande de jeunes enragés ne s'en prendrait pas à une boutique d'antiquités, qui ne représentent rien pour eux, ils auraient volé l'argent de la caisse plutôt que de mettre le feu. L'auteur du crime voulait toucher quelqu'un en plein cœur, c'était là sa son intime conviction. Il n'obtint pourtant pas la persuasion de Raphaël qui n'osait se ranger à l'avis du vieil homme, bien qu'étant de plus en plus sceptique quant à l'origine du feu.

La nuit suivante, Raphaël ne put s'endormir avant cinq heures du matin. Malgré lui, l'avis du vieil habitué de la boutique le taraudait, il commençait réellement à croire qu'il était visé par les responsables de l'incendie. Il réfléchit à ses rapports relationnels avec ses proches, mais surtout avec des personnes moins proches, qui pourraient lui vouloir du mal ou le jalouser. La seule personne qui lui revenait immédiatement à l'esprit était son supérieur hiérarchique, mais concrètement, n'était-ce pas plutôt lui qui détestait cordialement cet homme plutôt que le contraire ? Cet enfermement sur lui-même ne convenait pas au jeune homme, il sentait qu'il commençait à perdre son sens critique et s'inquiétait de savoir combien de temps allait durer l'enquête avant que les assurances ne puissent intervenir et lui rendre sa vie passée. Peu à peu ses amis semblaient se lasser de cette histoire et se montraient un peu moins présent pour lui. Raphaël réalisa alors, non sans quelque douleur, que lorsque le malheur vous touche de ses griffes acérées, votre entourage se montre compatissant jusqu'à un certain point, puis se sent de moins en moins concerné, et finit parfois par vous devenir étranger. La seule personne qui se manifesta régulièrement fut son amie d'enfance, prénommée Jeanne. Ses cheveux blond vénitiens descendaient en cascade cuivrée sur ses épaules gracieuses. La jeune fille avait de magnifiques yeux bleus, que sa myopie reçue en héritage rendait d'autant plus mystérieux. Longtemps, Raphaël avait été amoureux d'elle mais jamais la belle ne daigna répondre à ses faveurs, de peur de perdre son meilleur ami, disait-elle. Il était à présent guéri de cette passion à sens unique, pensait-il. Jeanne aida le jeune gérant à mener l'enquête et se montra toujours attentive à ses craintes et à ses idées nouvelles.

C'est donc ensemble qu'ils retournèrent sur les lieux du crime et décidèrent cette fois, de prendre des clichés depuis la fenêtre afin de les analyser sur ordinateur grâce à la maîtrise parfaite des logiciels de retouche d'image de la jeune fille. Ils pourraient ainsi observer les détails sans pénétrer dans la boutique. Les premières images prises à la hâte avec l'appareil photographique de Raphaël n'étaient pas saines et manquaient de clarté. Ils revinrent le lendemain avec un appareil plus puissant que la jeune fille emprunta à son père, photographe amateur. Ils n'hésitèrent pas à installer un pied devant la fenêtre pour que les clichés soient les meilleurs possibles. Le fait d'être vus n'inquiétait plus Raphaël, après tout, il se savait innocent, les gens pouvaient bien penser ce qu'ils voulaient s'ils avaient besoin de cette histoire pour se distraire de leurs vies médiocres. Le soutien de Jeanne redonna l'espoir et l'énergie qui manquaient au jeune homme en ce long mois d'août.

C'est un cliché mettant en lumière une gravure du XVIIIe siècle, calcinée en partie, qui permit au jeune homme de se souvenir d'un élément important. Cette pièce rare représentait Prévan, un personnage libertin et militaire du célèbre roman de Choderlos de Laclos intitulé Les liaisons dangereuses. Ce qu'il restait de la gravure permettait de voir une tête couronnée d'un tricorne orné d'une plume. Le jeune homme se souvint alors d'un individu qui était venu un jour dans l'espoir de lui vendre un vieux chapeau qu'il pensait de valeur et qui essuya un refus. Son tricorne n'était pas d'époque, Raphaël le vit immédiatement. Cependant l'homme ne voulut le croire prétextant qu'il s'agissait d'un héritage de son grand-père et que ce dernier n'avait pu lui mentir. L'antiquaire dut lui expliquer avec diplomatie que son grand-père ne savait peut-être pas que son chapeau n'était qu'une reproduction mais que malheureusement, cet objet ne l'intéressait pas. L'homme était alors reparti, jurant de se venger de cette calomnie, ce qui, sur le moment même n'inquiétât pas Raphaël. Il se rendit alors immédiatement au commissariat pour évoquer ce souvenir. Les policiers purent identifier l'homme grâce aux archives des caméras de vidéo-surveillance enregistrées sur le serveur informatique du groupe auquel appartenait la boutique. Les investigations révélèrent que cet homme était un escroc spécialisé dans la vente de faux objets ou d'objets volés et des empreintes d'ADN retrouvées sur des éclats de verre permirent l'arrestation de ce malfrat. Ce dernier avoua avoir voulu se venger du gérant de la boutique qui avait refusé de lui acheter un objet, mais aussi l'effrayer, de peur qu'il ne le dénonçât à la police. Ce qui sembla absurde à Raphaël qui ne se souvenait que vaguement de l'homme au chapeau.

Les assurances purent enfin prendre en charge la reconstruction de la boutique et la vie de Raphaël reprit son cours tranquille. Un soir en rentrant chez lui, il trouva sur son palier un colis. Il l'ouvrit et découvrit une édition originale illustrée des Liaisons dangereuses datant de 1796, accompagnée d'une carte représentant un soldat portant un tricorne. Au dos de celle-ci figurait un message manuscrit :

Cher Raphaël, les liaisons dites dangereuses ne sont-elles pas de loin les plus puissantes ? Je ne peux me résoudre à résister plus longtemps et l'empire que j'avais sur mes sentiments est définitivement perdu.

Jeanne.

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