RAPHAELO

giuglietta

RAFAELO

Dans les coursives, la nuit, on buvait du vin avec

les hommes du personnel de service, des hommes mûrs

avec des têtes de bons papas, visages carrés, corps

massifs dans les uniformes blancs. On chantait Bandera

Rossa et on riait très fort, parfois rejoints par les hommes

d'équipage.

Puis, on filait profiter du buffet de minuit, étalage

gargantuesque de victuailles devant lequel se pressaient

de riches veuves tout droit sorties des dessins de Dubout,

colliers de perlouzes portés à l'horizontal sur des poitrails

ridés par les UV, immenses fessiers tendus de soie

chaloupant dans la foule, escarpins de luxe déformés par

des pieds habitués à écraser d'autres pieds. Elles jouaient

des coudes au milieu de probables industriels en

smokings, qui saisissaient avec avidité les coupes de

champagne et les canapés multicolores. Vulgaires,

bruyants et voraces, ces adultes pleins de fric nous

écoeuraient, mais le mélange affreux des parfums trop

sucrés et des cigares démesurés ne nous coupait pas

l'appétit.

Nous étions jeunes, pleins de santé, bourrés de

vitalité et d'ardeur. Levés tard, nous avions nagé dans la

piscine du deuxième pont, couru comme des chiens fous

le long du bastingage en dépit des consignes, les garçons

poursuivant les filles ou l'inverse, jeté du pain aux

mouettes avant de dévorer le repas du soir servi dans une

salle à manger au décor trop chargé. Plus tard, nous

avions dansé des heures sur les tubes du moment, avalant

whisky-coca, tequila-sunrise, gin-tonic et jetant les

glaçons dans les plantes vertes qui bordaient la piste.

Notre petite troupe déclenchait un scandale après

l'autre. Dès la deuxième nuit, nous avions enrichi notre

vocabulaire : après une absorption massive d'Arak pur,

Marcelle ne se réveillait pas et les adultes avaient

diagnostiqué un coma éthylique. Après ça les serveurs

reçurent la consigne de ne plus servir d'alcool aux jeunes

Français. C'est donc en anglais ou en allemand que nous

passions commande, ravis de déjouer les manoeuvres des

grands. Le lendemain, on nous expulsa en douceur du

club de jazz - lumières tamisées, fauteuils de cuir

profonds, rengaines assommantes, vieillards libidineux -

où nous avions tant bien que mal ondulé de façon, paraitil,

indécente. Il y eut aussi la rencontre avec quelques

Soviétiques revenus de tout, qui souriaient amèrement

quand on les interrogeait sur la Révolution en dansant le

slow. Leur cargo avait jeté l'ancre près de notre paquebot

et ils étaient montés à bord de l'enfer capitaliste sans

rechigner.

Les officiers italiens eux, nous toisaient avec un

mépris savamment étudié, nous le leur rendions bien. Des

types encore très jeunes, très beaux, sourires étincelants,

visages bronzés, uniformes noirs, accompagnés de jeunes

femmes à la taille menue, vêtues de robes noires

profondément échancrées dans le dos. Toutes dessinées

sur le même modèle, certaines étaient blondes, d'autres

rousses et affichaient la même morgue que leurs amants.

Le Rafaelo creusait son sillage blanc dans les

eaux bleues d'une Méditerranée de carte postale. Malte, le

Liban, l'Égypte. Les escales nous fatiguaient. Quand on

posait le pied à terre, on avait l'impression que le sol

tanguait. La visite des temples, ruines, musées nous

semblait fastidieuse, scolaire et dans le troupeau qui

suivait le guide, nous faisions tache encore, toujours à la

traîne, dissipés et bavards, occupés à regretter l'oisiveté

du bateau, les salles de ciné du bord, dans lesquelles nous

découvrions Soleil vert, Duel et autres chefs-d'oeuvre

étonnamment subversifs sur ce paquebot de luxe.

Les ruines de Baalbek pourtant, ne pouvaient

nous laisser indifférents. Leur beauté nous écrasait sous

un ciel translucide, des papillons entre les pierres,

dansaient devant nos yeux noctambules. Ensuite, dans le

bus, on nous avait informés, sévèrement, que nous

passions devant des camps de réfugiés, qu'il était interdit

de prendre des photos. La plupart des jeunes étaient

effrayés par cette consigne péremptoire; par la vision

tragique des cabanes miséreuses et des gens aux yeux

durs qui nous fixaient tristement.

Notre petite troupe connaissait mieux que les

autres l'histoire de ces Palestiniens chassés en 48 ou 67,

confinés dans le no man’s land des camps, interdits de

retour sur la Terre promise, interdits de travail dans un

Liban indifférent. Mais que savions-nous ? Et comme

nous étions loin d’imaginer les massacres nocturnes,

quelques années plus tard, Sabra et Chatila, deux camps

dont les noms s’écriraient en lettres de sang !

Les pyramides, on les a vues, comme dans un

rêve éveillé. C’était sombre, ça sentait la pisse et des

graffitis obscènes ornaient même l’entrée d’une des trois,

laquelle, je ne sais plus.

Nous n'avions qu'une hâte, retrouver le Rafaelo,

sa piscine, ses festins, ses discothèques, ses bars d'où

l'alcool jaillissait comme d'une fontaine.

Moi, j'avais hâte de rejoindre Massimo. Dans un

échange malhabile en anglais nous nous étions dit

l'essentiel : nos âges et nos villes d'origine. Il ne tenait

pas tellement à parler, trop occupé à me faire comprendre

par geste ce qu'il attendait de moi. À quoi d'ailleurs je ne

comprenais rien.

Incroyablement italien, mon steward adorait sa

mère, portait autour du cou une croix d'or, se réjouissait

d'avoir à disposition chaque nuit une petite touriste

française et le point d'orgue de nos relations sembait être

pour lui l'hygiénique douche inévitable. Pour ce que j'en

savais, tous les hommes étaient comme lui. Ses désirs

étaient plus ou moins des ordres et j'essayais de faire de

mon mieux. Il faut bien une première fois…

Cette croisière amusante, malgré un certain

arrière-goût amer et douceâtre, évita toutefois de sombrer

totalement dans le film catastrophe, vous devinez

pourquoi : il n'y a pas d'icebergs en Méditerranée.

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