Razlyubit

Gaetan Serra

extrait de "Pangée"

Il avait tout essayé. Des méthodes les plus plausibles aux plus mystiques. Il ne parvenait pas à la sortir de sa tête. Il avait imploré tous les dieux, tenté toutes les techniques et stratégies possibles. Avoir de nouvelles relations, changer de ville, effacer toutes les preuves tangibles de leur idylle passée, rien ne marchait.
D'abord Vsevolod avait décidé de laisser faire le temps. Sa longue et triste expérience apposait sa signature dans ce constat douloureux. Les jours passeraient et la souffrance se ferait moindre. Il apprendrait à vivre avec, substitut de la présence d'Olga. Il en était ainsi pour toutes les ruptures à travers le monde ; si l'amour avait ce je-ne-sais-quoi d'universel, la peine qui en découlait aussi. Seulement, elle demeura présente. Vsevolod continuait à la voir partout. Elle était là à chaque coin de rue, elle s'incarnait dans toutes les femmes, tout le monde avait son odeur.
Il était difficile de dire ce qui n'avait pas fonctionné entre eux si ce n'était une incompatibilité qui les dépassait. Les aspirations d'Olga étaient larges, celles de son aimé simples. Elle avait la bougeotte, pas lui. Leur statut n'était pas le même : il était dans le privé, elle était du domaine public. Les premiers temps furent durs à accepter des deux côtés, mais la décision avait été prise. À contrecœur, ils s'étaient séparés, mais il le fallait car ils prenaient le risque de l'autodestruction en plein vol. Elle avait amorti le choc bien plus vite que lui et la réinitialisation de ses sentiments n'étaient toujours pas à l'ordre du jour.
Il s'inscrivit dans toutes les activités possibles et imaginables : sport, loisir, associatif. Tout ce qui était dans ses compétences, mêmes lointaines, finit dans sa liste. Vsevolod ne voulait pas se vider la tête, mais combler le manque. Peut-être en appliquant des pansements, la plaie se refermerait. L'expérience ne lui avait donc pas appris que l'on empêchait ainsi la cicatrisation. Il n'y avait qu'elle dans toutes les occupations : se défouler ramenait à la marche à pied qu'elle adorait, s'adonner à une passion le renvoyait à la sienne, s'impliquer pour les autres lui rappelait à quel point elle était bonne.
Si le temps n'était toujours pas son allié, il était bien de l'argent comme disait l'adage et ainsi, voyant ses efforts vains, il décida d'en revenir aux fondamentaux du porte-feuilles. Il multiplia les sorties et les rencontres, déjà bien amorcées par ses activités annexes. Il s'invita dans toutes les soirées de ses amis, fit connaissance avec des tas de femmes grâce à l'intermédiaire d'untel. Bientôt, son répertoire transformé en tableau de chasse fut bien garni. Mais sans avoir la prétention de pouvoir remplacer Olga, aucune n'arrivait seulement à l'effacer un temps. Certaines fois, elle apparaissait dans ses nouveaux ébats, il reconnaissait un grain de peau, une caresse familière, un mouvement de cheveux, un souffle coupé, juste de quoi penser à elle au pire moment. Tous les dîners, tous les baisers étaient comparatifs. Et si seulement une anecdote faisant allusion à elle fuitait, la catastrophe arrivait immédiatement et le couperet tombait avant qu'il décide lui-même d'aller voir ailleurs. Elles ne supportaient pas d'être mises en parallèle avec la référence, l'évocation fut-elle rapide et bien placée. De toute façon, elles parvenaient peu souvent jusqu'à ce degré-là d'intimité sentimentale avec lui, ayant déjà pris la tangente mentale, n'ayant finalement jamais été véritablement présent.
Les mois passaient et uniquement les mois. Vsevolod avait nié toute existence physique de la principale intéressée. Chez lui, plus aucune trace de son passage dans sa vie. Plus de photo, plus de cadeau, uniquement les souvenirs immatériels des secondes passées ici ou là à faire ceci ou cela. Que des choses banales inscrites dans le patrimoine cortical. Plus aucun contact n'était possible, les téléphones, adresses étaient connues mais il s'efforçait de les oublier. Il espérait parfois secrètement qu'elle déménage, qu'elle quitte le pays, qu'elle change de planète. De son côté, peut-être avait-elle refait sa vie car beaucoup trop de temps avait coulé. Cette seule pensée le dévastait et continuait d'apporter de l'eau croupie à son moulin.
Il n'avait même pas la sensation que tout cela s'estompait. Il allumait la télévision, il la voyait. À travers les vitrines des salons de coiffure lorsqu'il apercevait les clientes, il la devinait. Dans trop de publicité, elle semblait lui vomir à la figure. Ce n'était pas la faute d'Olga, ni celle de Vsevolod à vrai dire. La société était ainsi faite et il en payait les pots cassés.
Plus d'une fois lui était passée par la tête l'envie de l'appeler, partagé quelque part entre le "comment vas-tu ?" et le "tu me manques terriblement". Mais il savait que réouvrir la boîte de Pandore serait un remède bien plus néfaste que son mal initial. Il apprendrait qu'elle serait heureuse et il serait éprouvé. Il apprendrait qu'elle serait malheureuse et il serait éprouvé. Il pouvait même ne rien apprendre et le résultat aurait été identique. Pour savoir ce qui se passait dans le petit être qu'il avait tant serré, il n'aurait eu qu'à demander. Pour les faits, dans les grandes lignes, il savait déjà, comme tout le monde.
Poussé dans ses retranchements, il se tourna en désespoir de cause vers un marabout, pour enlever le charme qui l'ensorcelait. Le "démagnétiseur" tomba des nues lorsqu'il comprit que cela durait depuis de nombreuses années. Mais bien évidemment, rien ne changea. Pas une seule journée ne passait sans que son fantôme ne soit présent, quelque part logé dans le coin de l'œil, dans la mémoire persistante, dans le cœur.
Un jour, il abandonna la lutte armée. Il ne comprenait pas pourquoi quelque chose d'aussi simple n'arrivait pas à prendre fin. C'était un souhait qu'il désirait ardemment, ce n'était pas juste une lubie d'un homme à terre. Mais la chimie ne s'expliquait pas, et ce qu'il voulait ne semblait pas possible. Était-il voué à l'avoir dans la peau jusqu'à la fin de ses jours ? En un sens peut-être, même si le futur n'est jamais écrit. En physique, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme … ou rien ne bouge.
Vsevolod continua sa vie avec toujours les mêmes appels du pied partout et en toute occasion. Olga était encore, des années après ses débuts fracassants, une icône incontournable de la mode. Elle poursuivait donc son immense carrière sur toutes les affiches, placardée partout, dans toutes les coupes féminines et leurs eaux de parfums. Dans tous les atomes de cette fichue planète. Il était resté dans l'ombre, la voyant partir depuis les prémisses d'un travail d'appoint vers les lumières d'une célébrité qui l'avait arrachée à ses bras.
Ce n'était pourtant pas grand chose de lui renvoyer l'ascenseur. Juste enlever cette donnée plus pesante qu'autre chose. Lui faire oublier qu'il avait l'amant de La Femme. Lui faire oublier qu'il avait été la chose la plus précieuse d'Olga. Tout ce qu'il voulait, c'était qu'il cesse de l'aimer.

Signaler ce texte