RDV avec un ange
Jerry Milan
Cette nuit j'ai entendu mon ange pleurer. Quel con. Il m'a réveillé. C'était très étrange. Embrouillé, je ne savais plus si c'était le rêve ou la réalité. J'étais réveillé ou alors encore à moitié endormi ? Je ne me souviens plus quelle heure était-il exactement, en tout cas, il faisait encore une nuit noire. Même pas une petite lueur, un faible rayon de lune pénétrant mes rideaux en tulle car je ne fermais jamais mes volets. J'ai senti comme un léger souffle qui a effleuré mon visage et qui m'a mis en alerte. J'essayais de me situer dans le temps et l'espace, je tentais de distinguer les objets, à défaut leurs contours dans cette obscurité impénétrable. Impossible... Je flottais dans un univers sans aucun repère et dans un état d'apesanteur comme si je me trouvais à plusieurs centaines de mètres de profondeur dans une mer paisible et chaude ou alors, dans le ventre de ma mère? Je me sentais bien, serein, pas effrayé pour un rond, mon cœur battait un rythme tout à fait régulier et ma respiration était normale.
Je me concentrais sur un point précis dans ce vide que mes yeux fixaient fortement et là, je l'ai vu : un petit blondinet à la chevelure bouclée et abondante, recroquevillé sur lui-même flottant en l'air dans un état d'apesanteur lui aussi. Chialant comme une madeleine. Soudainement j'ai réalisé que ce petit crétin avait une tête qui ne m'était pas totalement inconnue. On dirait moi, tel que j'étais quand j'avais quatre ou cinq ans. Ça pouvait aussi être mon fils au même âge et qui me ressemblait comme une goutte d'eau et même le petit dernier qui n'avait que quatre ans, mais qui était exactement le même que nous deux. Un air de famille qui ne passait pas inaperçu pour ceux qui nous connaissaient tous les trois. Et là, il y en avait un quatrième fabriqué exactement dans le même moule.
Plus je me concentrais pour mieux le distinguer, plus j'étais certain que c'était mon double avec quelques dizaines d'années en moins. Le doute n'était plus possible.
Je me suis redressé dans mon lit pour mieux le voir. Il chialait toujours. Petits sanglots. Un filet de morve lui sortant du nez.
-Bon, t'arrête maintenant, tu fais chier à la fin. Tu veux que j'allume la lumière ?
-Surtout pas !
-Bon, t'as quel âge ?
-Le même que toi, voyons...
-'tain...t'en a de la chance, toi. Tu veux que je descende au frigo te chercher une bière ?
-Non merci, je ne bois pas.
-Moi non plus. De toute façon, j'en ai pas. T'as faim ? Je peux te réchauffer un curry. Très bon.
-Merci, je ne mange pas.
-Comment ça ?
-Je ne me nourris que de l'amour des mortels.
Ha, j'ai pigé. C'est pour ça qu'il était un peu maigre pour un petit ange d'habitude bien dodus et potelés comme ceux de la chapelle Sixtine, parce-que moi, l'amour en ce moment....
-Tu t'appelles pas Michel par hasard ? Non, je déconne...
-Très drôle...
-T'sais quoi ? J'ai une idée. Je vais te rouler un buzz, ça va te déstresser.
-Merci, je ne fume pas.
-Tu baises ?
-Non plus.
-Dommage . Je connais quelques chiennes qui aiment bien le faire à plusieurs. En plus avec un ange, je suis sûr que ça les botterait bien. Puis, j'ai envie d'en enculer un comme toi. Ca me démange depuis belle lurette...
Il leva ces yeux au ciel.
-Pfff...je n'ai pas de sexe !
-Merde, tu n'es vraiment pas marrant !
C'était vrai, on ne distinguait même pas son trou de balle.
-Tu dois te faire chier un peu dans la vie, non ?
-Pas du tout, avec toi ce n'est pas possible. J'ai tiré le mauvais numéro. Tu me pompes toute mon énergie. Tu me donnes du boulot. C'est pour ça que je n'en peux plus !
Je ne sais pas si vous avez entendu parler du fait, que soi-disant, nous possédons tous un ange ? En dehors d'un éventuel chat, chien, serpent à sonnette, d'un rat ou d'un autre animal de bon compagnie. Un ange gardien qui nous accompagne tout au long de notre vie, qui nous protège, nous surveille, nous guide dans nos choix et décisions sans que nous nous en rendions franchement compte. Une sorte de guide spirituel dont notre esprit cartésien n'a aucune conscience. Le jour où le cœur s'arrête de battre, c'est lui qui récupère notre âme pour l'amener avec lui je ne sais où, dans un ailleurs quelconque ou dans le cosmos...
En me concentrant, je le voyais de plus en plus distinctement. Étais-je déjà mort ?
Ce petit poupon mignon comme tout était en train de morver toute la misère du monde des hommes et surtout la mienne. S'il était vraiment ce qu'il prétendait être, je n'osais plus le déranger, mais j'avais comme l'impression que nos esprits étaient interconnectés ensemble et que nous savions exactement ce que nous pensions l'un et l'autre en même temps.
Il avait l'air trop désespéré. Apparemment déchu et viré du paradis à cause de moi ? Ne sachant plus où aller, il s'est pointé dans ma piaule pour s'y poser.
- Hé...arrête de renifler et tourne-toi. T'as des ailes dans le dos ?
Il en avait. Des petites. Comme celles d'un papillon. Très fragiles. Ne fallait surtout pas les toucher comme il m'expliqua plus tard, une fois les sanglots terminés. Il est venu pour se plaindre et me supplier d'arrêter enfin mes conneries. Pourtant, il devait avoir l'habitude avec tout ce que je lui faisais subir tout au long de ma vie. Je n'étais pas un sujet vraiment facile à surveiller. Candidat au suicide, j'ai frôlé la mort de très près à plusieurs reprises. J'ai connu des états critiques et désespérés et, il a dû en chier pour me garder en vie et m'amener à ce point de rendez-vous que nous avions ce soir et ce, pour la première fois. Jamais il n'a cherché à me rencontrer, en tout cas, je ne m'en suis jamais rendu compte. Je sentais qu'il n'en pouvait plus, qu'il était à bout de nerfs et des solutions. Moi-même, je l'étais. Quand j'arrivais à m'endormir le soir ou tard dans la nuit, c'était dans l'espoir de ne plus me réveiller le matin. Mais là, il était saoulé de mon désespoir, au bout du rouleau et prêt au suicide lui-même, ce qui n'était pas envisageable une seconde. Il était immortel, lui, et condamné à en baver au moins autant que moi, voir plus et surtout, plus longtemps. Jusqu'à ce qu'il se trouve un autre connard à surveiller.
Soudainement son visage est devenu tout rouge et il s'est mis à brailler :
-Tu me pourris la vie espèce de débris à tête de poulet ! Ca fait longtemps que tu fais chier !
Un instant, j'ai cru entrevoir des petites cornes et une queue fourchue.
-Excuse-moi, se reprit-il immédiatement en retrouvant son air poupin.
Et pan...viré du paradis et aux portes de l'enfer alors qu'il aurait pu se la couler douce. Tout ceci grâce à moi. Pauvre petit merdeux. Le cul posé entre le bleu du ciel et le syndrome de la Tourette.
La meilleure façon de savoir comment réagir dans une situation donnée qu'on a la tendance à condamner chez l'autre, c'est essayer de se mettre dans la peau du personnage et, voir qu'est-ce qu'on ferait si on était à la même place. Ce que j'essayais de faire. Un ange est passé...
J'ai quand même refait une tentative de communication, mais en vain, il ne m'écoutait plus concentré sur son propre malheur tel un gamin a qui on a piqué son jouet préféré ou a qui on a foutu une putain de branlée. Un ange a qui on a coupé les ailes...
Soudainement je me mis à hurler à mon tour. A tel point, que je me suis fait peur à moi-même. Je voulais enfin qu'il sorte de sa torpeur, qu'il déballe tout le merdier me concernant, qu'on se mette à table comme des couillus et cuissus que nous étions, qu'en s'envoie une bonne bière, un pétard ou une tequila-paf, qu'on se foute sur la gueule que sais-je, mais qu'on s'explique ! S'il avait des reproches à me faire, c'était le moment, sinon j'allais avaler une poignée d'araignées toxiques et retour dans les bras de Morphée. C'est là que j'étais le mieux et le débat était clos.
Il a réagi en me lançant un regard de tueur avec ces grands yeux d'un bleu profond comme l'océan. Ca m'a glacé et figé le sang dans les veines. Puis il s'est déplacé plus près de moi. Il s'est mis à virevolter juste au dessus battant de ses petites ailes de papillon de malheur. D'un coup d'un seul, je me suis fait projeter dans le passé. Je me voyais comme dans un film. Je suivais ce petit blondinet que j'étais moi-même. J'évoluais dans le décor d'une vie bien remplie. Rock'n'roll. Tombeur de gonzesses, puis ce mec dont j'ai volontairement effacé l'existence venant frapper à la porte des chiottes des paradis artificiels. Je regardais les gens, les amours et les morts défiler, je me voyais me transformer en quelqu'un que je ne reconnaissais plus et que je n'aimais pas. Un type devenant de plus en plus dur, replié sur lui-même, fermé et enfermé, sans concessions et sans pardon en voulant à la terre entière. Un mauvais qui n'avait plus ni dieu ni maître ni de famille ni de patrie ni amis ni d'espoir trouver une terre et une âme qui pouvait l'accueillir et le ramener à la joie de vivre. Un acteur cultivant sa haine de la vie, détruisant tout autour de lui sans pardon et sans ménagement, refusant tout type de compromis et de consensus. Pour avancer dans sa conquête de la vie il fallait, selon lui, appliquer la politique de la terre brulée. Ce qu'il fit taquinant le néant à plusieurs reprises, refusant l'autorité et surtout l'amour qu'on était prêt à lui donner, pourvu qu'il s'arrête enfin. Je ne me reconnaissais pas dans ce personnage. Enfin, en remontant ainsi dans le temps, je me suis rendu compte que l'amour, je ne savais pas ce que c'était vraiment. Je croyais savoir, l'avoir vécu, mais non. Ce sentiment m'était étranger. On ne me l'a jamais vraiment donné. Oui, on s'occupait de moi, mais ce n'était pas vraiment de l'amour. Je n'étais pas un enfant désiré. Sauvé de justesse des aiguilles à tricoter par la volonté seule de ma mère. Elevé à coups de ceinturon par mon père. J'étais craintif et vivant dans la peur. Cette peur qui c'est transformée en haine plus tard. L'amour, on ne me l'a jamais appris, je ne m'aimais même pas moi-même. J'avais des sentiments, oui, une tonne de sentiments, plein de choses à donner, à partager, mais je n'y arrivais pas. Je me posais un tas de questions et toute ma vie j'ai cherché les réponses. Je me détruisais en même temps que je napalmais tout autour de moi. Une vengeance sur moi-même, sur le fait d'avoir été balancé dans un monde dont je n'avais rien à foutre. Les années ont passé ainsi. En massacrant tout, c'est moi que je visais. Sans doute, je n'avais pas assez de couilles pour me pendre ou me tirer une balle dans le fion. J'ai tout essayé même la dope. J'ai raté mes suicides. Je roulais à deux cents à l'heure. Le danger m'attirait comme un aimant, les femmes idem. Besoin de séduire et de détruire. Mais mon ange veillait sur moi. Puis avec l'âge, les angles se sont arrondis, la lame a perdu de son tranchant. Il n'a suffi que d'une rencontre d'une seule. Je ne sais pas, si c'est lui qui a arrangé le coup apitoyé par mon triste sort et ma misérable vie. Peu importe à qui le mérite, mais je suis tombé, après toutes ces longues années d'attente dans une vie sans odeur et sans saveur, sur LA personne au bon moment. Son regard m'a foudroyé. C'était un coup de lumière, immédiat et réciproque. Ravageur et destructeur. J'ai plongé illico. Sans contrat, sans condition. J'ai mis mon âme, mon cœur et mes couilles sur la table des négociations sans négociation aucune ! C'était peut-être ça le bonheur et il a dû en faire chier quelques-uns, donc à un moment, tout a basculé. Je me suis rendu compte par touches successives que je me faisais bobardiser. On me bernait en préparant derrière mon dos le retour d'un revenant. Est-ce que j'ai voulu me protéger car j'étais loin de me douter que j'avais une protection rapprochée ? En tout cas, à un moment, au lieu de trouver un terrain d'entente, j'ai détruit à nouveau. C'était plus fort que moi. Et pourtant, l'amour je l'avais enfin trouvé, découvert et dévoré à pleines dents. Le vrai, le fort, celui qui vous fait surfer sur un tsunami emportant tout sur son passage...Et il a tout emporté ! Pas de consensus car c'était la mort assurée. Tout était déjà mort et l'amour bandait mou.
C'est terrible sentir ce sentiment absolu se transforme en mépris profond et la haine féroce. La passion amoureuse vire en passion destructrice, tout est interprété et considéré comme une agression. Cette terre fertile de l'amour s'effrite en désert affectif, son sable agressif ronge nos yeux et nous aveugle, le royaume des caresses devient celui des blessures intentionnelles. La vengeance haineuse peut-elle être la nourriture de l'âme et le poison peut-il remplacer le sang qui coule dans les veines? Ce sang chaud et nourrissant qui abreuvait ce coeur immense qui ne battait que pour elle et qui, aujourd'hui, se meurt desséché par le venin mortel du désamour, dans l'incompréhension totale et le refus absolu !
Et voilà donc que tout a recommencé. La douleur, ma compagne régulière, c'est ré-emparé de moi physiquement et psychiquement. Comment s'en débarrasser définitivement tant que sa source se nourrit de la perte ou de l'abandon? Quand les sentiments sont toujours là ? Comment pouvoir admettre, que ce qu'on a perdu l'est définitivement ? L'espoir de retrouver demeure en nous tant que la destruction ou la mort n'ont pas fait leur sale boulot. Est-ce pour cela qu'on dit que l'espoir fait vivre?
Alors, sublimons-le...
Seul avec moi-même...Chaque fois que je me regarde, je vois un imbécile qui n'était pas à la hauteur. Je vois le portrait d'un ennemi. Je suis celui qui cassait ses jouets préférés quand il était môme et qui continue à détruire systématiquement tout ce qui lui est le plus cher. Comment ne pas se mépriser dans ce cas? Comment pouvoir s'accepter tel quel? Comment continuer à gérer sa vie dans de telles conditions? Je ne m'aime pas et je ne me suis jamais aimé. Mon pire ennemi, c'est moi-même. Je suis la barrière à mon bonheur, l'obstacle à l'accomplissement de moi. Absurde, me diriez-vous? Oui, je suis une absurdité qui n'aurait jamais dû voir la lumière, une absurdité perverse capable de faire tout ce qu'elle déteste chez les autres, si vraie, obscène et obsédante, présente même dans la solitude !
Alors, tout d'un coup, je lui en ai vachement voulu à ce petit morveux pleurnicheur. Pour tout ce qu'il n'a pas su faire pour moi. Pour cet instant où il m'a laissé tomber. Ces quelques secondes où il n'a pas été assez vigilant à mes côtés car comment tout aurait pu basculer ainsi ? Pourquoi a-t-il permis que l'amour de ma vie puisse se terminer de cette façon aussi catastrophique? Pourquoi ne m'a-t-il pas averti, rien que par un petit signe, que j'allais perdre tout ce que j'avais de plus précieux dans ma pauvre vie ? Ce trésor que j'attendais depuis si longtemps et que d'autres ne trouvent jamais ? J'avais cette chance unique de l'avoir enfin trouvé et j'ai tout gâché par ma connerie et mon intégrité débile.
Puis, j'en avais marre de vivre avec la mort en permanence. J'étais fatigué de l'avoir toujours à mes trousses. Il n'y a rien de plus difficile que de continuer à avancer avec la présence de la faucheuse qui vous tient par la main. Qu'elle soit réelle ou synonyme !
Essayer de vivre chaque jour comme si c'était le dernier? Rire, baiser, fumer, chanter, faire ce qu'on veut, mais le faire avec tout son cœur ? Il n'y a pas à tergiverser là-dessus et chercher le bon moment. L'instant présent est si précieux. A chaque respiration, l'air entre dans tes poumons et avise ton cerveau, que t'es toujours en vie et libre.
Alive...
Alors on fait quoi mon ange ? Toi, tu chiales parce que je t'ai empêché de rester au paradis des minables et parce que je t'ai trainé dans les flammes de l'enfer ? De mon enfer perso à moi ? Celui, dans lequel je me suis condamné à me consumer jusqu'à ce que toi, tu consentisses enfin à m'en délivrer et à emporter mon âme ? Nous sommes tous les deux vautrés dans le même caca, liés à jamais. Toi avec ta déontologie d'ange à deux balles et moi avec mes désillusions et rêves perdus....
Bouddha m'a dit dans ce temple à Bangkok : " Si tu ne trouves pas d'amour assez grand ni d'ami assez sage prêt à cheminer avec toi, résolu, constant, marche seul, comme un roi après une conquête ou un éléphant dans la forêt. "
Je marche donc seul et je suis toujours vivant ! Pour combien de temps encore ?
Alors, je me suis levé d'un bon, j'ai ouvert la fenêtre en grand et allumé la lumière. Cet enfoiré s'est envolé.
Je suis descendu au frigo pour m'envoyer une bière. J'avais oublié qu'il y en avait pas. Alors, je suis retourné me coucher. Pour tout vous dire, aujourd'hui je m'en branle car le soi-disant revenant a cassé sa pipe dans une guest-house pour backpackers sur la côte est de l'Inde un 24 décembre. Pile après un an de roucoulades. La justice m'a été rendue même si j'en demandais pas tant...Et moi, ce soir, j'ai le rendez-vous avec un chapelet d'anges. Dans un bar à putes de Chaweng...