récit

arthurm

La terre transpirait. Littéralement. La chaleur des derniers mois, sèche et suffocante, avait fait place à une moiteur encore moins supportable. L’humidité se coupait au couteau, les vapeurs s’échappant du sol et troublant l’horizon étaient trop intenses et ce phénomène nous collait les vêtements sur la peau, nous perlait de sueur, faisant couler le long du dos ce sillon si désagréable. Les gens autour respiraient avec peine, comme si par quelque coup du sort un hammam avait été construit, nous condamnant à y vivre. Dans les maisons, sous l’ombre des avancées, ce n’était pas mieux. Pas de vent, pas de brise pour venir caresser nos corps et nous rafraichir. La bière fondait à vue d’oeil dans les verres, aussitôt ressortant sous les plis du chapeau.
Dans les rues, seuls les enfants, pourvus d’une énergie incomparable, presque indécente pour de si petits corps, couraient, jouaient, faisant fi de ces températures comme de leur première couche, sous le regard à la fois amusé et médusé de nous autres, pantins de chair ayant oublié les prouesses de l’enfance.
À l’autre bout de la chaine, tout le village était en alerte, en vigilance constante, pour éviter l’hécatombe. Nos vieux souffraient de ce climat. L’organisme, cette merveille de technologie défaillait plus qu’à l’ordinaire et les membres tremblants, suintant sans pouvoir bouger dans les rocking-chair, on aurait dit qu’ils attendaient la mort. Malgré la présence de ventilateurs, régulièrement rechargés de sacs de glace devant la soufflerie, on avait l’impression, au fur et à mesure que les jours passaient, qu’ils étaient en train de confire.
L’eau pourtant omniprésente dans l’air ne se souvenait plus non plus qu’elle avait des rivières à remplir et les bêtes, les récoltes maigrissaient à vue d’oeil. Lors de la première vague de sec, quand le soleil qu’on avait espéré commença à bruler les récoltes, nous nous mîmes d’accord pour faucher les semis encore verts, histoire que les bêtes en profitent. Puis une fois grasses, nous avons abattus les plus vieilles, pour préserver le cheptel. Mais ce sec humide incompréhensible, insidieux, vient faire gonfler le sel, gâte la viande et bientôt les mouches et les vers gagneront la partie. Hier, à la nuit tombée, nous avons, le nœud au ventre, dû nous résoudre à sortir des greniers des cargaisons entières de nourriture pour aller les brûler à la sortie du village. Rien n’a pu être récupéré de toute la grange du vieux Billy et c’est les larmes aux yeux qu’il a lui-même allumé le brasier.
C’est incompréhensible. Jamais de mémoire d’hommes et de mémoire de paroles d’hommes s’étant transmis les pires sévices que la nature nous a infligé, jamais une telle calamité ne s’était abattue sur la région. Certes, la vie n’était pas toujours facile ou tendre, mais une année bonne l’autre non, l’entraide et l’intelligence d’une collectivité avaient toujours permis de vivre correctement en mangeant à sa faim.
Je regarde l’horloge, placée derrière le comptoir du saloon, il est presque 18h. Nous devrions rentrer des champs. En lieu et place, nous n’allons pas tarder à partir abattre une partie du cheptel. Pour que les petits mangent, pour que les vieux continuent autant qu’ils peuvent et qu’on peut à se balancer dans leurs sièges à bascule, pour que les bêtes restantes mangent, et nous allons travailler toute la nuit, pour éviter de tomber de chaud. Mais je le sens, autour de moi, la fatigue est là. Nous ne dormons presque pas le jour, et ces ambiances commencent à peser sur les consciences, les patiences et l’alcool n’aide pas. Cela dit nous n’avons pas de force à dépenser dans une bonne bagarre. Alors on regarde nos verres, on parle de la pluie, de nos femmes qui subissent sans se plaindre ce qu’on partage, nous, entre nous, et des enfants.
Me voilà à ruminer ces pensées, je ne dois pas être le seul. Ce soir je perds une dizaine de génisses. Huit tonnes de viande qu’il faudra préparer au plus vite, pour espérer aller la vendre, et ramener de l’eau, des produits frais. Huit tonnes de viande qui ne me rendront pas plus riche. Joe vient de descendre à sa cave, il va remonter, d’ici deux à trois minutes, avec une vieille bouteille, une goutte qu’il tient de son père ou de son grand père. C’est toujours un moment délicat, c’est celui qui annonce qu’il va falloir y aller, mais qu’avant on va boire le courage en bouteille. La liqueur d’un temps où les arbres fruitiers donnaient à s’en casser les branches. Il n’en reste aujourd’hui que des barriques. Des souvenirs dans l’esprit défaillant des vieux. Des histoires pour les petits.
Une pinte et un grand verre de gnole, j’ai du me perdre dans mes récits. Tout le monde a la même chose, et la première gorgée vient bruler la langue. Je relève la tête, je regarde mes amis. Ce soir, nous allons tuer mes bêtes, mais avec ça, nous verrons demain se lever.

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