Recto Verso
Antoine Berthe
Recto verso
Samedi après-midi sur le parking d’un hypermarché.
Le 6 juin 1944 n’était qu’une plaisanterie.
Au moins, il y avait moyen de garer sa barge de débarquement.
J’ai profité de l’indécision d’une mamie alors qu’une place se libérait pour lui griller la politesse.
Marche ou crève.
D’ailleurs, elle connaît elle aussi très bien les règles du jeu. La preuve, toute mamie qu’elle est, elle hurle des insultes à faire rougir un légionnaire. N’empêche, cause toujours ma vieille, j’y suis j’y reste.
Je me suis dirigé vers le parc à caddies tout en farfouillant dans mon porte-monnaie à la recherche de la pièce adéquate pour le libérer de ses chaînes. Quelque part, grâce aux grandes surfaces, on est tous des libérateurs au moins une fois par semaine. D’ailleurs, dans les temples de la consommation, l’un des icônes que l’on vend immanquablement est le poster du Che.
D’un œil expérimenté, j’ai jaugé les différentes montures qui s’offraient à moi. Tous les caddies en présence étaient d’honnêtes spécimens, mais l’un d’eux avait le petit plus qui faisait la différence : en son centre trônait une liste de course abandonnée par le précédent utilisateur. Je me suis précipité de peur que l’un de mes contemporains ne me fauche le précieux trophée. Je suis arrivée à temps, j’ai introduit ma pièce et tiré le caddie convoité vers moi et, enfin, j’ai pu me saisir du trésor qu’il renfermait. C’était un petit bout de papier rectangulaire d’un type assez rare dans ma collection. Il s’agissait en effet d’un fragment de cahier de musique comme en témoignaient les portées musicales qui y étaient imprimées de manière régulière. Un examen succinct me permit de m’assurer qu’il s’agissait bien d’une liste de course : œufs, lait, post-it, nouilles, agrafes, vodka, efferalgan …
Je collectionne les listes de courses abandonnées dans les chariots.
Enfin, plus précisément, je collectionne les verso des listes de courses.
En effet, une liste de courses ne comporte pas qu’un recto sur lequel on trouve l’inventaire des achats à faire. Non, il comporte aussi un verso d’une autre nature. Sans y prendre garde, les gens inscrivent leur liste sur des papiers divers et variés, et cette diversité fait mes délices. On trouve des feuilles de forme, de texture et surtout, surtout, de contenu très différent : des feuilles blanches malheureusement, mais aussi des factures, des lettres administratives, des dessins d’enfants, des publicités, des photos, des brouillons de thèse, des ébauches de roman, des fax confirmant une location de vacances et, depuis peu, l’impression d’e-mail confirmant une location de vacances. Bref, dans le monde du verso de la liste de courses, on est en présence d’échantillons de toute l’activité scripturale humaine et, je ne sais pas pourquoi, ça me plaît. Je les recueille, je les classe par genre, par type d’écriture etc. J’ai même une boite spéciale pour les listes classées ‘X’.
Celle que je venais de trouver comportait un recto mais aussi, oh joie, un verso.
Quelques lignes à l’encre violette, d’une belle écriture en lettres liées et non pas en détestables scriptes informatisées. Je n’ai pas pu résister et je l’ai lu tout de suite, là, debout au milieu du parking de supermarché, en plein cagnard et dans les gaz d’échappement.
« Quand tu liras ces lignes, il sera peut être trop tard. J’en ai assez. C’est trop dur. Tout. Le monde, les voisins, les cons qui nous gouvernent et surtout toi. Toi qui ne me vois plus et qui n’en a plus que pour l‘autre pétasse. Ne nie pas, je sais tout. Je t’ai vu. Elle n’est même pas belle. Une seule chose me retient encore : le mince espoir de ne pas t’avoir définitivement perdu. Le souvenir des temps anciens où vivre était un bonheur. Peut être que tout cela n’est qu’un cauchemar et que je vais me réveiller. D’ailleurs on va bien voir, j’ai pris toute une boite de somnifères, ceux que tu mets dans mon verre quand tu veux te tirer le soir pour sauter ta salope. Si tu rentres à temps, tu pourras me réveiller du cauchemar, sinon, sinon … tant pis. Si j’en crois la notice, tu as jusqu’à 17h pour prendre une décision. A toi de voir. Je t’aime ».
Merde.
Qu’est ce que c’est que ce bordel ?
Quelle heure est-il ?
16H57 !
A qui était ce caddie avant ?
J’ai jeté un regard circulaire autour de moi. Tous les autres continuaient à vaquer à leurs occupations.
Inconscients !
Je scrutais le visage des hommes qui étaient en train de charger le coffre de leurs voitures. Est-ce que je pourrais le lire sur son visage ? Est-ce que je pourrais le reconnaître ? Et comment je ferais, je ne sais même pas s’il s’agit d’un assassin ou juste d’un con qui ne lit pas le verso de sa liste de course.
J’ai essayé quand même, tentant de deviner au travers du plastique des sacs si leur contenu correspondait au recto.
Peine perdue. La gorge nouée, la liste recto-verso dans les mains, j’ai vu la grande aiguille de ma montre se poser sur le douze.