Regretter

Le Suisse

Réflexion apocalyptique sur la nature humaine

Le soleil, timide et encore ensommeillé, s'éleva au-dessus de l'Hôtel des Invalides. Sa fraiche lumière se déposa alors tranquillement sur le marécage croupissant devant l'ancien bâtiment militaire. Sa splendide et grandiose coupole dorée était désormais transpercée par un immense baobab, foyer d'innombrables singes et autres oiseaux exotiques. Au fur et à mesure de la course du soleil jusqu'au zénith, la faune et la flore parisienne se réveillèrent alors doucement, telle une chorégraphie implacable et inquiétante. De légères ondes glissèrent sur l'eau croupissante, animant ainsi les nénuphars aux couleurs pastels et les roseaux délicats. Plusieurs dizaines d'années après la tragédie, la ville de Paris, à l'image du monde, était tombée à genoux pour ensuite être décapitée d'un coup net et plus personne n'était là pour témoigner de ce drame mis à part les bâtiments délabrés.

Eventré et rongé par des lianes et d'épaisses racines, le Pont Neuf surplombait toujours le petit parc au bout de l'île St Louis où désormais se terrait une famille de lions et de lionnes. A côté de ce triangle de verdure glissait toujours la seine, charriant d'innombrables branches et d'alligators aux aguets. De cette partie de la ville, l'on n'entendait point le grésillement. Ultime soupir de l'humanité.

Dans toutes les rues, avenues, boulevards et impasses, les voitures, camions, scooters et autres motos étaient éventrés, broyés ou encore coupés en deux. Les usines s'étaient effondrées sur elles-mêmes et les systèmes électriques et électroniques avaient explosé. Des orang-outans couraient gaiement en famille sur les Champs-Elysées, évitant soigneusement les impressionnants sillons qui déchiraient l'avenue. Un groupe de paresseux dormait paisiblement, suspendu à la façade éventrée du Virgin Mégastore, sur laquelle on retrouvait les mêmes sillons et cratères inquiétants. Soudain, un gorille rentra avec fracas dans le magasin provoquant l'envol majestueux d'une nuée de perroquets multicolores, apeurés par le bruit. Ils parcoururent l'avenue, survolant l'entrée du métro, désormais habité par d'effrayants animaux, et s'élevant vers les cieux, épargnés par la catastrophe. Là non plus ne parvenait pas le bruit du grésillement.

Il y avait quelques années de cela, des enfants riaient et criaient dans les rues. Des conducteurs stressés et caféinés vociféraient des insultes et klaxonnaient à tout va. Des étudiants chantaient à tue tête, parfois alcoolisés jusqu'à la lie. Des hommes d'affaires hurlaient au téléphone dans des rames de métros vrombissants. De cette humanité stressée, décadente et sadomasochiste il ne restait rien à part le grésillement. Le moindre parc avait muté en une sorte de jungle tropicale étouffante, les immeubles étaient éventrés et envahis par la végétation implacable et les rues étaient le théâtre de la théorie impitoyable de Darwin.

            Le grésillement dérangea un petit ouistiti. Marchant tranquillement près de la tour Montparnasse et écoutant allègrement le chant des oiseaux exotiques, il l'entendit. Il releva alors la tête vers le sommet de la tour. Celle-ci était éventrée, crevée de part en part et de nombreux et immenses arbres bourgeonnaient sur ses flancs tels des champignons sur un corps pourrissant et putride. Il fut alors persuadé que ce son parasite venait des étages supérieurs. Son ouïe d'animal sauvage ne pouvait pas le tromper et il pénétra alors dans le hall, à l'affut du moindre prédateur. Le plafond s'était effondré et le singe n'eût alors aucun mal à rejoindre le premier étage de la plus haute tour de Paris. Des nuées d'insectes cliquetaient frénétiquement sur le sol tandis que d'autres animaux, plus discrets, se terraient dans les recoins des bureaux saccagés. Au fur et à mesure qu'il montait, il se rapprochait du grésillement.

            Méfiant, il continuait alors de grimper les marches, de traverser les immenses open-spaces autrefois témoins d'une frénésie quotidienne. Il avançait prudemment, de peur de tomber sur plus fort que lui. Ses doigts fins et poilus glissaient doucement sur le sol et sur le mobilier tandis qu'il progressait dans son expédition.  La présence des arbres dans les locaux le rassurait grandement et il s'y faufilait dès qu'il en avait l'occasion. Alors, il arriva au 13ème étage. Une ancienne salle des marchés. Le grésillement était de plus en plus fort et distinct à mesure qu'il se rapprochait du centre de la pièce, envahie par des ordinateurs réduits en miettes. Le ouistiti progressait prudemment, intrigué et apeuré par le bruit qui se répandait dans la salle. Debout sur un bureau, c'est alors qu'il le vit. En plein milieu de la salle des marchés. Un talkie-walkie allumé et grésillant.

            Intrigué, le petit singe avança alors lentement vers l'objet et le renifla précautionneusement. Posé à même le sol et branché à un générateur, le talkie-walkie crachait continuellement son grésillement. L'index du primate toucha alors la molette de sélection des fréquences et le grésillement se tut pour laisser place à un fracas épouvantable – comme un craquement - s'échappant du haut-parleur. Tandis que le singe battit en retraite en criant de peur, le fracas assourdissant cessa pour laisser place à un grondement inquiétant dominé par une voix d'homme.

 

« Tout est fini… Tout est fini…

Nous l'avons déçu, nous l'avons tous déçu. Tous.

Il attendait, Il espérait en vain… Mais nous l'avons déçu.

Sa mélancolie et sa tristesse n'ont d'égal que le remord et la fureur qu'Il éprouve.

Il regrette… Il regrette tellement… C'est de notre faute, nous l'avons tant déçu.

Jamais je n'ai vu autant de tristesse et de chagrin.

Le Seigneur regrette sa création qu'il pensait la plus belle.

Il regrette de nous avoir créé et vient pour nous détruire.

Tout est fini. »

 

            Le message continua ainsi de se répéter en boucle, perturbant le concert de la faune qui habitait désormais la ville.

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