Rémanences 1

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                La nuit était bien avancée. Tout autour elle avait répandu ses bruits, ses rumeurs et sa robe. Mai, on avait attendu tellement longtemps pour qu'elle survienne. Tellement longtemps. Luigi promena son regard sur ce qui continuait, doucement, de perdre ses vêtements. Entre les lampadaires et leurs tulles jaunâtres, les pavés saillaient. Recourbés. Il prit à droite dans une rue sombre. Un peu plus loin, alors qu'il se sentait seul, pour la première fois depuis les évènements, avec ses souvenirs, un troquet l'attira de l'autre côté. C'était un vieux bouge, comme on en fait plus. Pas d'enseigne criarde, pas de musique affable ni de cohorte de fumeurs qui attendaient le jour de paie pour aller boire et brûler leur argent dûment gagné.

                Il poussa une vieille porte en bois, lourde, et juste, pour entrer. Il n'y avait personne, ou presque. Un type chauve, derrière le comptoir en zinc, et Miles un peu partout.  C'est surtout Miles qui le décida à prendre un verre. Ça et comme qui dirait un devoir de mémoire. Y avait de ça une bonne paire d'années maintenant, qu'il n'avait pas bu un bon coup sans compagnie. Non, c'était pas son genre. Lui, c'était un de ces types un peu sombres, qui errent dehors et vous observent à travers les fenêtres. Pour confirmer, si besoin, que nous nous dirigeons droit –passez moi le mot- dans la merde. Oui, fit-il avec un revers de main, son deuxième whisky dangereusement balloté, la merde. C'était un peu le cas avant, déjà, mais depuis que t'es plus là, on y fonce, dans le fumier.

                Le verre, c'était pour lui, mais la mémoire on l'aura deviné, ça servait quelqu'un d'autre. Et après tout, c'était banal, son histoire. Il s'était mis au banc jeune, Luigi, faut dire. Il avait préféré, plutôt que de passer des heures à prouver quelque chose à sa mère. C'est vrai que puisqu'il ne l'avait pas connue, il n'avait pas eu non plus grand-chose à lui montrer. C'est donc le cul posé qu'il avait commencé. Puisque pour débuter, il n'y a pas de mauvaise manière. Un jour, on entre, et c'est tout de suite le chaos, les chiffres et le grand air, sans que rien ne nous y ait préparés. On fait comme on peut dans ces cas là. Qu'on y plonge d'un coup, à reculons ou assis, on finit par s'immerger. De toute manière, on espère toujours le mieux, mais au final on fait avec ce qu'on a et c'est tout.

                Luigi l'avait compris, avant même de savoir dire merci. Tout de suite, il avait décidé d'attendre. Personne ne savait jusqu'à quand, ou quoi, mais il s'était mis à patienter. C'était toujours mieux que ces gens qui donnent l'impression d'agir sans arrêt, mais qui ne font, eux aussi, qu'attendre. Il ne voyait pas le pourquoi de brasser du vide. Le faire pour rien. Non, quand, de temps à autre, il se levait et prenait part au jeu, c'était parce qu'il avait compris, pour peser, pour exister. Même si c'était rare.

                Il avait ce sentiment, lui, que nous sommes nés pour accomplir une chose dont personne d'autre ne pourrait s'acquitter. Et que tant qu'on n'a pas trouvé ce que c'est, on attend, ou bien on se souvient. Et c'est ce qu'il sentait, dans le goût de son whisky. Le souvenir. La tourbe de son Lagavulin, ça lui rappelait Enzo, son frangin. Il avait les yeux un peu embués Luigi, sa mémoire faisait de la vapeur en brûlant. Et cette vapeur, c'était ce qui faisait tourner la mécanique de l'homme qui avançait. Miles s'immobilisa sur trois notes pures, trois étoiles. Et c'était beaucoup trois étoiles, quand on y pense, dans un seul petit bar sombre de la banlieue Lyonnaise C'est toujours beaucoup, quand il y a rien que trois étoiles.

                A travers sa buée et la clarté soudaine de la musique, Luigi essayait d'engueuler son frère. « Non mais qu'est ce qui t'a pris, aussi ? Sale petit con, tu t'en foutais pas mal, des autres qui tenaient à toi, hein ? T'aurais pu t'contenter de ça, comme pas mal de monde. Mais ce que t'as pu nous faire chier, avec ton envie d'écrire, dis ! J'en ai toujours voulu à la littérature, et c'est ta faute, t'entends, ta faute. Je pouvais pas me faire à l'idée que c'était plus important que nous.  Parce que les mots, ils t'ont pas franchement plus aidé qu'ça, quand  tu t'es fait rouler d'ssus, mon gars. Niente. Z'ont rien foutu ouais, tes bouquins. Et laisse-moi te dire que t'avais une sale gueule. Après ton accident, c'est sûr, mais même avant. T'avais déjà ta sale gueule, c'était pas beau à voir, ton regard pétillant et tes sourires, mon gars.  Pas un défaut, pas une histoire, seulement de la joie, que tu jetais à tout le monde. Tu ne voulais pas entendre, quand on te disait que les gens n'en ont rien à foutre de la joie. Même Léa te l'disais. Bordel, si c'était l'cas, y s'arrangeraient pour être heureux. T'es un crétin. Un bon à rien de crétin bon à rien. Et t'es plus là. Tu fais chier. Tu me toucheras plus. T'auras plus ce petit air narquois que je déteste. Sacré con. Une voiture. Juste une putain de caisse et ça suffit à défoncer la joie. T'en doutais pas, hein ? »

 

Et il continuait. Il en avait des flopées, Luigi.  Il avait ruminé longtemps, sur son banc. Il ruminait depuis qu'il était petit, depuis qu'il avait commencé. Et d'écouter, comme ça, Dizz' and Getz, ça lui labourait le dedans. Il aurait même voulu en avoir plus, des rages, à mettre ensemble dans sa bouche pour rendre buvable son chagrin. Et foutre sur la gueule d'Enzo, aussi. Avec ses conneries d'inconsciences, malgré tout, malgré le monde qui l'avait mis en garde. Un paquet de fois, en plus. C'était un drame simple, tout le monde sait qu'il en arrive des milliers par jour. Pourtant c'était déjà trop. Il combattait. Enzo, il lui aurait peut être dit qu'au moins il était plus le cul posé sur son banc de touche. Juste avant de se prendre une claque, façon forain. Mais il l'aurait dit quand même. Pas de doute.

Le mec, derrière son comptoir, il devait s'appeler Henry, Karl ou Robin. Un nom de barman. Il disait rien, il lui faisait de la place. Enfin au début. Et puis, il s'était rapproché, en essuyant ses verres une énième fois, sans intention. Ses épaules ne bougeaient pas. Ses mains étaient avec les verres et le chiffon. Et il avait des yeux qui n'étaient pas vraiment là non plus, qui faisaient plus partie du décor pour ainsi dire.  Luigi lui faisait peur, enfin, c'était confus, forcément. C'était pas lui, qui lui foutait la trouille, c'était son long silence qui n'avait pas d'odeur. Même pas le parfum du whisky. Et quand il s'adressa à lui, c'était un peu maladroit. C'était plutôt quelqu'un qui s'agrippe quelque part parce qu'il a peur de tomber, que quelqu'un qui parle vraiment.

 

« -Sale journée, hein.

-J'aurais aimé qu'elle soit un peu plus sale. »

 

                Luigi s'arrêta d'abreuver sa rancœur et s'intéressa un peu au type. Pas trop. Mais voilà, deux hommes dans un bar à une heure pareille, ça s'attire et personne n'y peut rien. Devait avoir dans la trentaine, bien tassée. Il se décida pour trente sept ans et six cafés par jour. Une barbe sèche comme une herbe qu'on vient de couper. Et avec ses mains, un air d'asphalte. Il le mesura même du regard.

 

« Comment ça, un peu plus sale ? »

 

                Luigi soupira. La liberté est l'un des rares privilèges que nous donne le silence. Et là son moment se défilait. Il n'en avait rien fait. Que se plaindre. Enzo lui aurait…

 

« Ben ouais, tu vois, avec plus de cru, plus de merde, peut être, quelque chose de moins transi, où ça brille moins et que tu peux toucher. »

 

                Il avait dit ça, sans réfléchir, pour se débarrasser d'Enzo qui se marrait tout seul à côté de lui. Il fit un mouvement du bras pour le chasser, ce qui ne servit à rien. Ce n'était pas sa poire qui le faisait rire, Enzo. C'était qu'enfin il avait le pied dehors. En fait il s'y était cassé la gueule, dehors, sans préavis. Quelqu'un, et c'était pas grand-chose, un barman qui venait le chercher, mais c'était quelqu'un quand même –il n'y a pas besoin d'être quelque chose pour être quelqu'un-  l'empêchait de retourner à son banc. Et c'était plutôt la bonne nouvelle que Luigi ne voyait pas encore, qui le faisait se gondoler, Enzo, très loin dans sa bonne humeur. L'autre y revint.

 

« -Moi je dis qu'une journée qui n'est pas assez, et peu importe pas assez quoi, c'est une mauvaise journée, une sale journée.

-C'est une journée froide. Avec des jours comme ça on entre en guerre, on tue du monde, on quitte sa femme, y a rien de chaud, y a que du ciment, du métal et des larmes. Des chiffres et des tombes, des chiffres sur les tombes et les squelettes qui restent à faire de la poussière dans leurs boîtes.

-J'ai pas de femme. J'y arrive pas. Il faut toujours que ça s'arrête, avant même de se foutre dedans, tu sais. C'est comme ça. Pas le temps de deviner ce qu'elles sont de plus, pas le temps d'inventer, de se donner là dedans. Il faut manger, et pour manger, faut dépenser du temps. Faire tourner la roue, et quand t'es seul, t'as pas le choix c'est pareil, si tu pousses pas la roue le puits te donne pas d'eau tout seul. On dirait que la vie, nous, ça nous regarde pas. Que c'est quelque chose qui s'adresse aux autres, à ceux qui ne mettent jamais les mains en terre, ceux qui ne savent pas ce que c'est, d'avoir faim, et qui ont le luxe de pleurer.

-Tu t'appelles comment toi ?

-Yannick.  Enfin ça fait un moment que je l'ai pas entendu en entier. On m'donne du Yann, parce que t'as toujours l'impression, quand tu commences à connaître quelqu'un, qu'il y a une part de lui qui ne te regarde pas alors son nom, t'en oublie souvent la moitié, pour lui faire comprendre. Tiens, tu vas m'en dire des nouvelles, de celui –là. Vieilli en fut d'cherry, monsieur. A la tienne.  Ça te dérange pas si je fume ?

-Moi, non. Mais si y en a qui débarquent….

-Ils iront ailleurs si la fumée les dérange. Tant pis. J'suis pas non plus à trois têtes qui multiplient trois demis, pas encore. Et toi, c'est quoi ?

-Luigi, dit Luigi. »

 

                Il avait dit son nom comme on balance de la monnaie sur le comptoir, mais après tout, il se sentait peut être mieux aussi. Sans pour autant parvenir à se l'avouer. C'était d'abord en lui, les vagues frappaient toujours aussi fort dans sa poitrine, sauf que c'était plus lointain, il était revenu  à l'intérieur des terres. Et puis c'était là aussi, la voix tonique de ce Yann, qui semblait s'en foutre, de ses problèmes et du reste d'ailleurs. Faut dire qu'il devait en voir passer, des gueules pas mûres, des gueules écrasées, des putes et des blessés de guerre. Alors tu penses bien, un gars comme moi…

 

« -T'as le visage du mec qui revient d'un enterrement tu sais ?

-Bah c'était peut être ça, va savoir.

-Merde. Quelqu'un qu'tu connaissais bien alors ?

-Plus ça passe et plus je me demande. Peut être pas, mais j'aurais dû. J'aurais bien voulu même.

-C'est presque toujours comme ça tu sais. Je le dis pas pour te consoler, mais les gens morts, on a tendance à penser qu'ils sont devenus différents des vivants qu'on a connus. Alors que s'il y a bien une chose qui met fin au changement, c'est de mourir, pardon. En tout cas, ça ne change plus l'homme, lui il devient fixe, d'un coup, impossible d'accomplir plus. La mort, ça simplifie les hommes.

-Tu as eu beaucoup de décès toi ?

-Quelques uns, comme tout le monde.  On est bien obligés.

-Je ne sais pas, tu parles comme si ça ne t'était jamais arrivé.

-Comment ça ? C'était le tour de Yann de se sentir attaqué, un peu, dans un endroit où il ne s'y attendait pas.

-Quand quelqu'un crève, il laisse de la place. Pas juste celle qu'il avait mais aussi pour ce qu'il a vécu. Après, sur ça, il ne peut plus rien dire, plus rien expliquer. Le seul témoignage qui reste, c'est le passé. Et à toi de te démerder avec ça. De te démerder pour comprendre quel genre d'homme peut accomplir tout ce qu'il a accompli, dire chacun de ses mots, quand est-ce qu'il savait qu'il avait tort, même s'il s'obstinait, toutes les erreurs qu'il a faites, celles qui l'ont fait grandir, celles qu'il n'a pas vues. Lui, tu comprends, il aurait pu te dire, éclairer un peu les recoins et les silences qui rythment toutes les vies, et toi, avec lui, mais pas tout seul, tu aurais saisi un peu plus. Par exemple, pourquoi il s'entêtait à sourire, alors qu'autour tout foutait le camp. Ou bien pourquoi on a toujours besoin d'un peu de musique pour aller de l'avant. Pourquoi le désir qui travaille trop finit par terrasser, à force de pousser la volonté. Tout un tas de truc à quoi ses actes donnaient de la lumière que toi tu n'aurais pas pu faire, et ce qu'il en savait, son jour à lui quoi. Quelqu'un qui meurt, c'est plus compliqué que quelqu'un qui vit.

-Au début, peut être. Je sais pas. Si tu penses que tout ça a un sens, alors peut être. Moi, je suis pas convaincu que la vie signifie quoi que ce soit. Pas la mienne, ni la tienne, ni aucune, toute seule. Le seul que je vois, c'est de mourir. On en est tous rendus là, un jour ou l'autre. Et… »

 

                C'est à ce moment là que la porte d'entrée claqua. Sur le seuil se dressait, engoncé dans un manteau de vieux cuir qui sentait fortement la pluie et la chaleur animale, un être maigre, mal rasé, au visage hâve malgré une jeunesse qui éclatait dans ses yeux comme ce qui n'a pas pu être retenu. Ses vêtements étaient sombres, et avaient l'air de fondre dans le peu de clarté que faisaient les spots. Luigi se demanda un moment si ça flottait dehors. C'est pas possible, d'avoir une odeur pareille, il se disait. Forcément, ça vient de quelque part. On le croyait d'abord immobile, mais une fois qu'on regardait autour, alors on se rendait compte de son erreur. L'homme les détaillait et on voyait courir sous sa peau des dizaines de commencements, comme des rats qui trottinent. Et eux le fixaient, un peu surpris, choqués même que quelqu'un puisse faire irruption au moment où ils avaient réussi à se parler vraiment. Enzo était revenu, et il observait lui aussi l'inconnu avec de grands hochements de tête approbateurs.

                Toujours agité, il roula rapidement une cigarette et l'alluma. Il en tira une bouffée qu'on ne savait où il allait mettre tant elle était grande. Puis d'une démarche raide et qui était surtout le fait de ses bras mais qui venait vite vers vous il s'approcha et, en tirant un tabouret à lui, tendit une main aussi noueuse qu'une veine de fer.

 

« Yuri » dit il.

 

                Il avait pris la place de la mort qui ne disait plus rien. D'un coup leurs mots pendaient comme des vignes qui ne trouvent pas de mur à quoi s'accrocher. C'était ses yeux d'après la pluie, peut-être, ou bien le parfum de son ombre. Ou la nonchalance de sa cigarette. Yann se sentait floué, quelque part.

 

« -Hé, Yuri, je peux savoir de quel droit t'allumes ta clope en rentrant dans mon bar ? Tu sais pas que c'est interdit ?

-Faut m'excuser, mon vieux. J'étais dehors et il fait un rien frais, on sait ce que c'est la solitude. J'ai fait pas mal de route et j'arrive ici, tout a l'air triste, dépeuplé, seul comme moi. Là-dessus je me décide pour une porte qui n'est pas moins fermée qu'une autre, avec la nuit sur les talons. Je vois deux types qui fument en se regardant. Je me dis, mince, d'un coup il fait bon. Meilleur. Alors voilà, je fais pareil. Le bon et le meilleur. Je sors mon tabac et je fume. S'il y a du mal là-dedans, faut m'expliquer. On est les trois des hommes et si deux fument, c'est naturel que le dernier fume aussi. Et même, je prendrais bien une bière. Si tu veux tout savoir. Et sinon, je m'en vais, c'est tout.

-Tu viens d'où ? demande Luigi.

-Va pour la bière, et c'est moi qui te demande pardon, mais ça a quelque chose d'un peu rude, quoi. T'as sauté par-dessus les questions.

-Allons bon. Voilà encore quelque chose. Bon, peu importe d'où je suis, où je vais, tout ça, qui s'en fout, hein ? Je fais la route, il n'y a que ça à retenir. Pour la clope, je l'éteins plus, maintenant que j'ai dit ce qu'il y a à dire dessus. Mais ce serait sacrément bien si on en parlait plus non plus. C'est juste un mégot, quoi. Pas de quoi tuer des chèvres. »

 

« En voilà un qui n'a pas de manière » pensa Luigi. Et en même temps il dit : « Tu sais donc pas qu'un homme, ça s'impose pas aux autres ? Jusque-là, je n'avais rien contre toi. On se connaissait pas. Bon. Et tu viens prendre de la place et depuis cet endroit que t'as pris, tu dis que tu ne veux pas dire. Si t'as rien à dire, toi, pourquoi tu cherchais des hommes, alors ? C'est quand même un monde, mince.

« -C'est vrai, reprit Yann un peu plus doucement, pour lui-même. Qu'est-ce que tu viens nous emmerder si c'est pour rien ? C'est pas une éducation ça.

-Holà ! moi je vous ai dit, j'étais seul, et il fait froid quand on est seul. Je rentre et vous voilà, toi avec ton ventre, et toi avec tes mots, en train de faire de la fumée avec vos mains, vos verres et vos poumons et je me suis juste dit que c'était un peu moins solitaire. Quoi, on peut quand même aller au chaud, même quand on est épais, et puis je vous ai tendu la main, non ? Et puis ce genre de chose, ça arrive. On ne veut rien dire, parce qu'on se nourrit, mais on cherche quelque chose de chaud. Pas plus.

-Une main, ça suffit pas pour faire des manières, répondit Luigi qui se sentait de plus en plus agacé.

-Tu voulais les deux, peut-être ?

-Merde, faut une masse pour faire entrer un clou dans ton oreille ? T'es impoli, et voilà. Capice ?

-Voilà quoi ? On fait des manières quand on a déjà. Quand on a plus besoin. C'est les nantis, ça, les riches. Riches, qu'ils disent, en plus. Nous on a pas besoin de se complimenter les jambes, non. C'est d'honnêteté qu'on a besoin, avant même le reste. Et quand je dis le reste, je veux dire tout. »

 

                Il dit, et sans ajouter rien, se saisit de la bière qu'on venait de servir et l'attaqua comme une vieille amie.  On entendait le plaisir évident de Keith Jarret qui devait rêver qu'il jouait du piano, et quelques mouches qui zigzaguaient entre les notes comme sous une averse.

 

« Paah ! », fit il en reposant son verre. Il essuya ses lèvres d'un revers. C'étaient des lèvres toutes fines, dures, qui n'existaient pas beaucoup.

 

« -En vérité je cherche aussi du conseil. Je vous ai dit que d'où je venais ce n'était rien et c'était vrai, mais je ne sais pas non plus où je vais, et c'est pourtant ce qui compte, maintenant.

-Si tu veux du conseil, je vais t'en donner moi. Mieux vaut être aimable quand on cherche quelque chose, sinon tu risques de trouver bien plus lourd que prévu qui va te tomber dessus.

-Et comment tu veux qu'on t'aide ? Si tu ne sais pas, on ne va pas savoir pour toi, murmura Yann qui avait retrouvé ses verres et son torchon.

-Je cherche les endroits que les morts n'ont pas vus. Ceux qu'ils ont désiré, et où ils n'ont pas pu se rendre parce que, la vie, le temps. Parce qu'ils ont vu plus loin que le terme et ont laissé quelque chose à finir.

-Tu crois que c'est important, pour les vivants ?

-Si la mort ce n'est pas important pour les vivants, on peut se demander ce qui l'est, en tout cas. Et puis merde, ça veut bien dire quelque chose, de garder du désir jusqu'à la fin. C'est peut-être con, mais alors tant pis, moi, c'est ça que je cherche. Vous en connaissez, vous de ces endroits ?

-La montagne, articula Yann doucement, et il disait ça avec toutes les voiles blanches du Tyrol dans les yeux. Luigi reconnut.

-L'océan, aussi. Le désert. Enfin, ça peut être un peu partout, je crois, parce que c'est toujours le monde. »

 

                Il y avait dans Luigi une sensation qui luttait pour se faire comprendre. Mais c'était difficile parce que Yuri, tout dur qu'il était jusqu'avec les mots, tout agité, l'agitait et le rendait dur lui aussi. D'autant qu'il avait encore le souvenir tout frais de sa colère par en dessous. Il se sentait d'un coup fait de vieux bois qui travaille et qui grince pour se plaindre. L'autre eut l'air surpris : « Le monde ?

« -Tu ne cherches pas des paysages. T'en cherches un, un bien précis, un qui explique, où t'as ta place, et peut être pas juste toi, mais tous. Un paysage pour tous les paysages. Et même ceux qu'on a à l'intérieur.

-Si tu le dis.

-Oui même ceux là. Surtout ceux là. Sauf que tu joues au con. Si un truc pareil existait, ça se saurait.

-Alors tu ne peux pas m'aider. Tant pis.

-Je ne veux pas. Qui t'a dit que j'en étais incapable ?

-Toi. Juste à l'instant.

-J'ai dit autre chose. J'ai dit : ce qui compte, c'est le voyage. Et toi tu te dis que je ne connais pas la destination, mais tu t'en fous, non, d'où tu vas. Tu ne cherches pas où, ni quand. Moi, je te dis comment, voilà ce que tu cherches.

« Et puis tu me fais chier. T'as qu'à demander à ta mère. » Et il se retourna.

 

Il n'avait pas peur de ce qui se passait derrière lui, Luigi, il avait le dos solide, rocailleux de ceux qui ont été responsables trop tôt. Plus solide qu'un dos de bête. Enzo avait un peu froncé les sourcils, et les bras croisés, il paraissait attendre. Yann se pencha vers Luigi et ils échangèrent quelques phrases à voix basse. Yuri, lui, se sentait à l'aise, il s'était simplement mis au fond de son tabouret. C'est-à-dire qu'il avait croisé les bras et levé les yeux, puis redescendus et détendus ses bras. Puis il s'était calé contre le comptoir en faisant apparaitre une autre cigarette au bout de ses doigts nerveux. Savait pas.

                Mais s'en foutait assez éperdument, finalement. On ignore tout jusqu'au moment où on est prêt à accepter. Et à partir de là on comprend. Mieux vaut comprendre que savoir ou connaître, se répétait-il dans sa fumée. Les deux autres, ça les rendait nerveux toute l'aise qu'il avait. Ils ne faisaient presque plus attention à la musique. Au bout d'un temps qui fut suffisant pour que les plaques d'ardoise de son visage soient bien chaudes, il se leva. Passa la main dans ses cheveux, comme si il avait pris auparavant l'habitude de porter un chapeau. Il leur envoya un signe de tête, laissa un peu de monnaie sur le comptoir et sortit sans cérémonie.

                Dehors, on ne pouvait pas dire si ça avait changé. Il y avait toujours des murs autour desquels l'espace s'enroulait en faisant de grands gestes dans le vent, toujours les lampadaires et les glaçons de leur lumière, toujours les relents de l'essence et de l'asphalte qui rampaient. Quand il se mit à marcher, il se rendit compte qu'il avait laissé toutes ses pensées dans la fumée du bar. Il eût un sourire soudain, comme des couverts qui claquent sur une table. Maintenant il allait sans penser et il sentait à ses gestes qu'il n'en avait pas besoin.

                Il tourna plusieurs rues sans réfléchir. Sa mémoire avait travaillé sous la peau et il arriva devant sa voiture, mais il n'avait toujours croisé personne. Deux jeunes ivres morts, une chouette, un chat et une vieille pliée sur sa canne. Personne. Au moment où il ouvrait sa portière on lui mit pourtant une main sur l'épaule. C'était une bonne main qui ne faisait pas force mais on la sentait quand même bien dans le poids des doigts. Il se retourna vivement.

                Luigi était en face de lui avec une expression qui hésitait entre la colère et l'incompréhension. Il rengaina son bras mais pas le regard irrité qu'il ne commandait pas. On sentait qu'il se passait mille choses humides dans cette nuit là. Entre eux, c'était froid et humide tout autant. La nuit était bien plus grande qu'eux.

« -Tu ne peux pas repartir seul. Tu le sais, hein ?

-Non. Je n'en sais rien. Mais tu me le dis. Moi, je te demande : pourquoi pas ?

-Si c'était le cas, pourquoi tu aurais eu besoin de t'arrêter pour trouver des hommes, cette nuit ?

-Et c'est toi qui va venir avec moi ? Tu ne m'aimes pas beaucoup, je ne vois pas de raison.

-La raison, c'est justement ça. Que je ne t'aime pas beaucoup. Tu fais celui qui sait, alors que tu demandes, celui qui cherche, alors qu'il prend. Je ne t'aime pas et c'est pour ça. Non je ne t'aime pas bien, et c'est parce que je veux te corriger.

-Je n'ai surtout pas envie qu'on me corrige. Si je t'emmerde, va voir quelqu'un d'autre. T'avais l'air d'avoir trouvé ta chemise avec ce barman. Je ne vois pas de raison, je te dis, de changer, ni moi de moi-même, ni toi de chemise. Alors laisse moi.

-C'est aussi parce que lui a l'air de croire que c'est une bonne idée, dit Luigi en faisant un geste agacé en direction de la nuit.

-Mais c'est qui, lui ? Là, c'est la nuit, mon petit. Et personne d'autre, tu sais. T'as bu ta bonne dose, toi, je crois bien. Maintenant rentre cuver et fous moi la paix, d'accord ? dit Yuri en faisant mine d'entrer dans sa bagnole.

-Non, pas la nuit. Mon frère. Et mon frère est mort. Mais ce couillon a l'air de croire que c'est une bonne idée d'aller avec toi. Remarque, ajouta-t-il après un silence, s'il avait eu de bonnes idées, ça l'aurait mis ailleurs qu'au fond d'un cercueil.

-Ah ?

-Oui.

-Bon.

-Il s'est foutu de ma gueule toute la soirée et là, il pense que c'est une bonne idée que j'aille avec toi. Et je dois dire qu'il ta bien reluqué pendant tout à l'heure. Il doit savoir de quoi il parle.

-Non, c'est non. Tu ne peux pas, toi.

-Comment ça ?

-Eh bien, dit Yuri et il s'appuya de l'autre côté de la portière, tu as un travail, non ?

-Oui.

-Et c'est quoi que tu fais ?

-Je suis maçon.

-Alors c'est simple, si tu viens, tu ne construiras plus de maison. Tu ne pourras plus mettre d'argent dans tes chaussettes, pour ta femme, pour ton fils. Et il faut de l'argent pour la femme et le fils, et il faut des maisons pour tous. Alors non. Et puis je ne sais pas si je t'aime bien, ou pas beaucoup.

-Et toi, ta maison à toi, ta femme, et ton fils ? J'ai de l'argent, et il attend c'est tout, il n'y a pas de femme pour lui donner du sens, ni de fils. Quant aux maisons, regarde, dit Luigi en étendant les bras, il y en a suffisamment. On manque pas de maisons. On manque de foyers. »

 

                Il était un peu ivre, cet homme large. Il avait du mal à savoir pourquoi c'était important, mais il sentait que ça avait à voir avec les foyers, avec la correction, et avec cette chaleur qui manquait à la nuit. Enzo aurait dit autrement. Tant pis. Il fit un dernier effort. Quand il leva les yeux, il avait glissé les mains dans ses poches.

 

« C'est juste, ce que tu dis. Y a pas de raison. Mais on a pas besoin de raison pour avoir un désir. »

 

                Yuri se tut un moment. Il avait toujours dans ses deux bras la pointe de son visage, et il touchait le métal avec ses appétits. Enfin, il jeta un coup d'œil à celui qui ne le regardait plus. Il était certain que c'était une mauvaise idée. Il ne s'était pas retrouvé seul  pour rien. Mais c'était  vrai. Il avait poussé la porte. Il avait fumé. Son visage était même encore un peu chaud. Non, non, y a pas de raison. Il avait aussi tendu la main. Et prononcé son nom. Merde. Il n'allait pas savoir dire non. On ne peut pas dire non à la chance.

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