Réminiscence de Ségolène

molly

Atelier d'écriture romanesque : à partir de La Modification de Michel Butor, raconter la traversée du Jardin du Luxembourg en tentant de resituer la totalité du réel.


Vous avez décidé de traverser le jardin du Luxembourg pour prendre votre train gare Montparnasse. Vous sortez de la Sorbonne par la grande porte qui donne sur la rue Victor Cousin et la petite place encadrée d'un côté par des cafés, et de l'autre par la librairie Vrin dont la vitrine est peuplée d'ouvrages philosophiques que vous n'avez jamais lus bien que certains végètent sur les étagères de votre bibliothèque. Au passage, vous saluez les gardiens en uniforme bleu d'un au-revoir qu'aucun bonjour n'a précédé – lorsque vous êtes arrivée ce matin, les hommes qui ont fait semblant de contrôler votre carte étudiant, pour la forme, n'étaient pas les mêmes – et ils vous répondent de bon cœur, toutes dents dehors. Il ne fait pas très beau, pourtant vous êtes éblouie par la luminosité du dehors qui contraste avec les larges couloirs de la Sorbonne où la lumière peine à s'infiltrer lorsque le temps est gris, vous ne pouvez vous empêcher de cligner des yeux avant de lever la main pour protéger votre visage et retrouver une vue plus nette alors que vous vous apprêtez à traverser, en-dehors du passage piéton et en biais. Vous regarder à gauche puis inutilement à droite car la rue est en sens unique, vous évaluez la vitesse de la camionnette blanche qui arrive puis vous vous engagez, ayant jugé que le conducteur a le temps de freiner puisqu'il roule plutôt lentement. Il vous semble qu'il râle derrière son volant mais cela vous importe peu et d'ailleurs le temps que vous y songiez le véhicule a déjà disparu, vous entendez le bruit de son moteur qui s'éloigne puis se confond avec le bourdonnement de la circulation du boulevard Saint-Michel vers lequel vous vous dirigez.

Sur la Place de la Sorbonne, les fontaines crachent de l'eau et vous notez avec un étonnement passager que certains jets sont plus faibles que d'autres. Une étudiante debout à la terrasse d'un café semble attendre quelqu'un pour s'asseoir, et tapote sur le clavier de son téléphone portable sans regarder l'écran qui jette sur ses doigts acrobates une lueur bleutée, elle a l'air préoccupé et vous vous demandez si elle a rendez-vous avec un amoureux en retard, vous éprouvez une légère compassion pour cette jeune fille peut-être délaissée mais vous oubliez vite son hypothétique malheur. Alors que vous progressez vers le boulevard vous apercevez un jeune homme marchant dans le sens inverse et vous êtes persuadée, sans savoir pourquoi, qu'il est l'amoureux en retard. A l'intersection, vous vous préparez à tourner à droite si bien que lorsque vous réalisez, l'instant d'après, qu'il vous faut tourner à gauche aujourd'hui, remonter cette rue au lieu de la descendre comme vous le faites normalement, le poids de votre corps vous entraîne déjà dans la mauvaise direction et vous faites un zigzag bizarre avant de rectifier votre trajectoire.

Jusqu'au jardin du Luxembourg le terrain est en montée, la majorité des gens que vous croisez descendent le boulevard, vous avez l'impression de progresser à contre-courant, d'autant plus qu'ils paraissent pressés et que certains s'offusquent et déclarent avec mauvaise foi que vous leur gênez le passage, voire vous bousculent sans un mot d'excuse, et ils n'ont pas tout à fait tort puisque vous marchez au milieu du grand trottoir et la tête en l'air, tendue vers les façades des bâtiments que vous n'avez jamais pris le temps d'observer et dont l'architecture vous ravit. Vous passez devant un magasin de déstockage de chaussures et c'est au prix d'une lutte éclair opposant votre envie et une raison qui vous rappelle que le portefeuille rangé dans le sac à main en faux-cuir que vous portez à l'épaule n'est pas fourni de ressources inépuisables que vous continuez votre chemin, comme vous n'êtes pas masochiste vous reportez vos yeux sur les façades pour éviter de lorgner la vitrine, votre regard détourné se pose sur un balcon de fer forgé, que vous imaginez être de fer forgé car dans les livres que vous lisez les balcons sont immanquablement de fer forgé, un balcon noir aux formes arabesques auquel pendent des pots de géraniums dont les fleurs rouge vif et rose criard forment une tache de couleur presque agressive qui troue le gris ambiant de cette matinée de novembre, on dirait que le mur saigne par la fenêtre ouverte, et la véhémence de cet échantillon de nature dans le paysage urbain vous rappelle le petit olivier que vous avez acheté il y a quelques semaines, et dont le pot planté d'un tuteur chargé de soutenir le tronc encore trop frêle pour résister au aléas météorologiques – d'autant que vous habitez au dernier étage où le vent souffle plus fort – verdit votre vue de Paris, le jeune arbre au premier plan et la ville qui s'étend derrière en toile de fond ; vous réalisez que vous ne l'avez pas arrosé avant de partir, le souvenir du fleuriste en train de vous expliquer qu'il n'y a pas besoin d'avoir la main très verte pour s'occuper d'un olivier – un peu de soleil et une demie bouteille d'eau par semaine c'est tout – vous revient en mémoire ; vous avez un peu honte, vous plongez la main dans la poche de votre manteau et attrapez votre portable pour envoyez un message à votre colocataire afin qu'il pallie votre incompétence botanique.

En face de vous, de l'autre côté de la route le bonhomme est rouge, vous patientez, les voitures passent en trombe, leur succession rapide agite l'air. Saisie d'une peur irrationnelle d'être happée par ce troupeau métallique dont vous sentez le souffle sur vos jambes vous faites un pas en arrière, à votre droite un coureur téméraire sautille sur place pour ne pas briser son effort puis s'élance à grandes foulées et s'efface derrière les hautes grilles du jardin du Luxembourg, sa disparition laisse place aux terrasses des restaurants jusqu'alors cachées par ses rebonds, des gens mangent sous le soleil persévérant qui commence à traverser les nuages, votre estomac gargouille, vous avez faim, et pourtant l'odeur de friture qui sature l'air vous écœure, le bonhomme passe au vert, vous traversez sagement sur le passage pour piéton avant de franchir à votre tour les hautes grilles couronnées d'or qui encadrent la verdure. La ville et les pots d'échappement puis, d'un seul coup, la nature qui se déploie d'une façon telle qu'il est difficile de décider qui est l'intrus, de la civilisation ou des grands arbres qui bordent l'allée terreuse, boueuse même, dans laquelle vous vous engagez, et une idée farfelue vous vient, ces grilles pourraient être celle d'une cage chargée d'enfermer cette nature exubérante ou au contraire de la protéger des assauts de la modernité peut-être, de la ville bourdonnante dont le gris grignote toujours un peu plus le vert à mesure qu'elle enfle, uniformisant tout sous son manteau de béton et tuant les couleurs qui ici sont reines, vert, jaune, orange, marron, les couleurs de l'automne et des feuilles qui jonchent le sol humide et mou. Une chaise de métal gris vous barre le chemin, les bancs sont bien rangés le long de l'allée mais cette chaise est posée en plein milieu de manière incongrue, comme si elle avait poussé là, était sortie de terre, comme si les objets étaient ici soumis non plus à l'ordre des hommes qui les créent mais à celui des végétaux qui grandissent en apparence où bon leur semble, puisqu'à y regarder de plus près ces arbres majestueux aux branches folles sont savamment taillés pour donner l'impression de fouillis, faire croire au promeneur que l'entremêlement de leurs branchages, que l'automne rend plus visible encore parce qu'elle laisse les ramifications dénudées, échappe à tout contrôle, mais la beauté soi-disant sauvage de ces arbres – des cèdres peut-être ? vous n'y connaissez rien – témoigne paradoxalement de leur apprivoisement, car la vraie beauté sauvage n'a pas cette organisation régulière, n'a pas d'organisation et découle de la loi du plus fort, les arbres cohabitent et concourent pour le soleil et l'eau, enfouissent leurs racines dans l'humus et la terre pour se nourrir aux dépens de leurs voisins parfois, et il est évident ici qu'ils ont été disposés à tant de mètres les uns des autres pour se déployer en paix, élagués années après années pour être beaux, et ils sont bien plutôt des œuvres d'art que des œuvres de la nature qui préfère le biscornu au symétrique.

A quelques mètres devant vous un homme marche et le bruit des semelles de ses chaussures sur la terre mouillée vous tire de votre rêverie désabusée, vous essayez de faire abstraction de sa présence mais le floc métronomique de sa marche pollue vos oreilles car il jure avec le bruit que vous imaginiez être celui du jardin, c'est-à-dire pas vraiment un bruit mais un murmure, un bruissement ambiant rythmé de cuicuis et de roucoulements, les feuilles mortes et les petites branches à peine dérangées par les pattes légères des oiseaux vaquant à leurs occupations, fourrageant sous les cailloux, le bec dans la terre pour trouver à manger et plus tard dans l'année ramassant de-ci de-là des brindilles pour fabriquer leur nid, mais non, même les oiseaux sont apprivoisés et ne s'envolent que de mauvaise grâce quand vous vous approchez, remplissant leur rôle avec une mauvaise volonté manifeste et horripilante qui vous donne envie de leur courir après, comme lorsque vous aviez huit ans, pour provoquer cette peur qu'ils devraient éprouver face à l'homme, ils se promènent dans les allées, s'interpellent, se poursuivent, bondissent bruyamment dans un froissement de plumes, se gavent de nourriture facile que leur jettent les visiteurs, qui déborde des poubelles, et comment feraient-ils de toute façon pour fouiller sous le tapis de feuilles mortes en décomposition et y trouver de quoi se nourrir, insectes et vers en tout genre, alors qu'ici même les feuilles mortes sont rangées, ramassées et entassées dans des enclos grillagés, charniers végétaux, cimetières où s'accumulent les mues des arbres. Soudain l'homme qui fait floc s'arrête, il brandit un appareil photo au zoom proéminent et entreprend de capturer cette nature artificielle, et alors que vous le dépassez, l'odeur rance de son cigare vient tapisser vos narines.

Vous descendez un escalier de treize marches pour arriver aux abords du Sénat qui se dresse à votre droite, et le contraste est encore plus frappant car ici la volonté de domestication est clairement affichée, le sol n'est plus boueux mais recouvert de graviers, les buissons sont taillés au carré, l'herbe fraichement tondue et des gendarmes – peut-être pas des gendarmes, mais des hommes en uniforme en tout cas – sont postés rigides, le regard vide et lointain, et il vous semble qu'ils surveillent la Vénus (là encore, vous n'êtes pas sure de vous) de pierre qui trône au milieu de l'herbe et qui vous frappe par la volupté anachronique de ses courbes, vous êtes certaines que la majeure partie des femmes qui s'arrêtent et l'admirent – Ô mais quelle beauté ! – détesteraient en vérité lui ressembler (d'ailleurs une joggeuse essoufflée passe sous les yeux de la statue pulpeuse), se moqueraient à voix basse d'une collègue un peu enrobée lui ressemblant, mais manifestent à sa vue une admiration conventionnelle, semblable aux jappements bizarres que vous avez poussé devant la Joconde la première fois que vous l'avez vue, pour feindre une béatitude que vous étiez honteuse de ne pas ressentir. Un groupe de chinois s'approche pour prendre des photos et vous vous souvenez d'un reportage que vous avez vu il n'y a pas longtemps à la télévision, dans lequel la journaliste racontait que de plus en plus de touristes asiatiques font à leur retour de Paris une véritable dépression car la ville n'est pas à la hauteur de l'idée qu'ils en avaient ; eux au moins osent se l'avouer. Autour d'un rond d'herbe se dressent d'autres statues, de grands personnages sûrement, mais vous ne les connaissez pas, des hommes exceptionnels, des héros en somme, qui fixent sur les paresseux paressant sur les chaises disposées en désordre leur sévères yeux de pierre, les badauds pour ainsi dire encerclés par ces sculptures austères, figées, et vous riez intérieurement car ces illustres pétrifiés portent sur leur tête un chapeau bien étrange, tous sont coiffés d'une mouette somnolente qui du haut de ce perchoir improvisé qu'elle tourne en ridicule sans le faire exprès, regarde l'agitation plus bas, la hauteur de sa situation la mettant en sécurité, et lâche de temps à autre sur les célèbres épaules une fiente dont le blanc contrastant avec le gris de la roche attire l'œil.

De nouveau vous êtes face à des escaliers mais avant de gravir les marches vous sortez de votre bouche une chewing-gum dont seule la couleur verte rappelle qu'il était à la menthe, et vous vous mettez en quête d'une poubelle, tournant votre tête à droite puis à gauche, mais c'est par les gros pots emplis de fleurs que vos yeux sont tout de suite attirés, rose jaune orange jaune orange puis de nouveau rose, si bien que vous en concluez que les fleurs roses sont plus coûteuses que les autres certainement, et d'ailleurs elles sont à votre sens les plus jolies mais si vivement colorées qu'elles semblent fausses – combien de croisements habiles, de greffes, de sélections et d'années de tâtonnement a-t-il fallu pour obtenir une teinte si intense ? – et alors que vous hésitez à vous approcher pour les palper, tâter leurs pétales, vérifier qu'ils ont bien ce toucher velouté et délicat caractéristique des vraies fleurs, qu'ils se déchirent sous vos doigts, vous trouvez une poubelle, ou ce qui sert de poubelle, c'est-à-dire un cercle de métal monté sur une tige de métal et dans lequel est coincé un sac en plastique vert translucide que le vent mou agite un peu, et comme à chaque fois que vous croisez ce genre de poubelle, disséminées le long des trottoirs de Paris (et dont la présence, dans le jardin du Luxembourg, vous rappelle que vous êtes toujours à Paris), surtout quand elles sont presque vides,  et que vous vous arrêtez pour y jeter un déchet, vous pensez que décidément ces poubelles, certes pratiques, sont esthétiquement déplorables, qu'elles ressemblent à des préservatifs usagés en fait. L'escalier vous amène dans une autre allée ombragée à l'orée de laquelle se dresse un arbre bosselé qui vous évoque le saule cogneur d'Harry Potter, et vous espérez un instant que ses branches vont fendre l'air pour heurter les promeneurs et dégommer les pigeons énervants, mais le couple de pigeons qui justement trottine quelques pas devant vous en se donnant de petits coups de tête amoureux adoucit tout à coup votre humeur, ce ne sont pas de répugnants pigeons urbains, non, mais de gros pigeons ramiers, comme ceux qui peuplent le jardin de la maison de vos parents, construisent leurs nids dans les grands arbres, et dont vous avez sauvé les petits à plusieurs reprises quand vous étiez enfant, constituant une infâme bouillie nutritive avec les croquettes du chien ramollies dans de l'eau et écrasées, mixture malodorante que vous leur donniez toutes les heures, obligée au départ de les contraindre à ouvrir leur bec encore déformé par la bosse qui sert à casser la coquille de l'œuf lors de l'éclosion en appuyant de vos doigts sur leurs commissures, jusqu'à ce qu'ils comprennent que vous ne leur vouliez pas de mal et finissent par ouvrir grand leur gosier dès que vous approchiez, puis les observant apprendre à voler avec de plus en plus d'agilité dans la maison, et enfin dehors, de plus en plus loin jusqu'à ce qu'ils partent, tout à la fois heureuse d'avoir réussi à les secourir et triste de ne pouvoir les garder à vos côtés, jusqu'à ce jour où vous avez trouvé une colombe échappée d'une volière probablement, qui elle n'a jamais réussi à apprendre à voler, que vous avez gardée dans une cage pendant plusieurs années, que votre gros chat a scalpée un jour, qui restait sur votre épaule et roucoulait dans votre cou, qui se perchait sur la tête des gens comme les mouettes sur les statues, que vous aviez appelée Ségolène parce que vous l'aviez recueillie pendant les élections présidentielles, et qui est morte récemment, et la nostalgie vous envahit, et vous hâtez le pas pour arriver plus vite à la gare, prendre le train qui vous ramènera chez vous.

Pauline Bonvalet

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