Rencontre

petisaintleu

Suite de Bogdan

Bogdan n'eut guère l'occasion de profiter d'une nuit réparatrice. Malgré la fatigue, il ne parvint pas à s'endormir avant 23 heures, prenant des notes sur ses premières impressions. Le bruit des vagues qui s'abattaient sur la plage eut raison de lui.

C'était ignorer que, dès potron-minet, ce fut toute une basse-cour qui se mit en branle. Les coqs beuglaient à qui mieux mieux. Les cochons grognaient pour réclamer leur pitance. Plus étonnement, à cet environnement qu'il aurait pu excuser par sa naturalité, il fut à deux doigts de saigner des oreilles. L'air s'empuantit de crécelles. Céline Dion, Ryana ou Jay-Z, par le biais des karaokés, vinrent lui rappeler les méfaits de la globalisation culturelle. Il regretta de ne pas avoir choisi pour son doctorat un laboratoire du CNRS. Il l'eut conduit chez les Pygmées et leurs fascinants chants polyphoniques.

À vrai dire, il ne savait même pas s'il avait faim. Mais il prit conscience qu'il se devait de remettre son horloge biologique à l'heure. C'est dans un état quasi-hypnotique qu'il arriva sur la terrasse où étaient servis les petits-déjeuners. Trois Pinoys s'activaient déjà autour d'une table de billard, s'invectivant d'une voix suraiguë.

La première vision qu'il eut de Maria fut son dos sur lesquels reposait une chevelure de jais. Par réflexe, il ne put empêcher son cerveau de se mette en ébullition. Dans son crâne se chevauchèrent le portrait d'une Gitane, d'une Inca et de Frida Kahlo. Il lui posa la main sur l'épaule. En découvrant sa face, elle apparut moins sourcilleuse que l'artiste mexicaine. Tout du moins, ce qu'il en perçut. En effet, il avait transgressé la barrière kinesthésique. Depuis, sa plus tendre enfance, hormis les lèvres de son regretté Gamayel, elle n'avait connu pour tout contact épidermique que les mains des anciens. En signe de respect, elle les prenait pour les porter sur son front et pratiquer le mano po – l'amin dans en cebuano –, s'inclinant pour recevoir la bénédiction. Comme le rosissement des joues était masqué par la couleur de la peau, elle porta la paume droite devant sa bouche. On perçut un rire discret, signe de sa gêne.

Au même titre que le sont les bretzels en Allemagne ou le beurre salé en Bretagne, le riz est une institution pour le repas matinal. La seule exception est sans doute liée aux premières années du XXème siècle. Les Américains pratiquèrent un génocide, aujourd'hui oublié, sur l'ensemble de l'archipel. Ils asséchèrent les rizières pour mater les désirs d'indépendance, entraînant la mort de trois millions d'individus. Mais cinquante années de domination yankee eurent le dessus et on préféra célébrer les hamburgers, les jeepneys et les blockbusters. Plus que les banicas et les yaourts au lait de brebis, c'est le café fadasse qui le rendit morose.

Imaginez l'étonnement de Bogdan quand Maria s'approcha de lui pour lui dire, sans une pointe d'accent : « Sŭzhalyavam, skŭpi gospodine, no nyamame otlichnite vi mekitsi ili banitsi, koito da vi predlozhim. », à savoir : « Je suis désolée cher Monsieur, mais nous n'avons pas de vos excellents mekicis ou du banica à vous proposer. ». Quelle était la probabilité pour, à plus de 15 000 kilomètres de Sofia, qu'on lui parlât sa langue natale ? Au mieux, aurait-il pu croiser des Australiens ou des Néo-zélandais dont les grands-parents avaient fui la dictature communiste dans les années 50 et avaient conservé quelques formules de politesse. Venant d'une philippine, cela tenait presque du miracle, comme si, au coin d'une rue de Plovdiv, vous croisiez un tapir ou un ou un groupe de phacochères.

Une explosion de possibilités ne s'offrait-elle pas à lui ? Si son anglais était loin d'être ridicule, la possibilité de parler dans sa langue natale lui permettrait de jouer avec des nuances qu'il était toujours plus aisé d'exprimer que dans un langage allogène.

Nous étions un dimanche. Ils se donnèrent rendez-vous après la messe. Il avait hâte de comprendre d'où venait sa maîtrise du slave. Ils se retrouvèrent dans un snack, délibérément choisi pour sa fréquentation. C'était un rempart contre les potins, somme toute relatif, qui, comme dans tous les villages du monde, ne manqueraient pas de circuler.


( À suivre...)

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