rencontre d'absence

johnnel-ferrary

RENCONTRE D’ABSENCE

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Je l’ai attendu pendant une dizaine d’années sur ce quai de gare, comme si je devais frôler une ombre, un fantôme ! Avait-elle disparue dans cette foule qui surgissait des entrailles de ces wagons datant du passé ? Une locomotive électrique en tête, un convoi en approche, le mécanicien serre les freins, et moi j’attends. Je me souviens de son regard, de sa silhouette, de ses cheveux longs et bruns, de sa voix qui me murmurait des mots d’un amour simple et limpide, un amour innocent, cet amour impossible entre elle et moi. Je t’aime, lui avais-je dis plusieurs fois, mais elle ne m’entendait pas, le regard toujours perché sur ses nuages gris ! Quelques minutes plus tard, elle montait dans la voiture numéro seize, non loin de la lourde locomotive. Je n’ai pas entendu ses paroles, juste ses lèvres qui murmuraient un long silence, puis le chef de gare a sifflé trois ou quatre fois. C’était le départ, nos adieux sans un seul mot, notre amour laissé sur le quai froid de la gare meurtrie. Nous nous sommes quitté, elle a abandonné nos serments du bout des lèvres, et le halo rouge de la dernière voiture disparaissant, j’ai quitté la gare en sachant que la pluie inondait mes souvenirs. Je suis allé sur le parking où se trouvait ma vieille Panhard. Je suis monté à bord et j’ai attendu sans trop me soucier des heures monotones qui ne cessaient d’enliser le cadran de ma montre. J’ai mis le contact, marche arrière, et je suis sorti trop loin de cet amour. Le grand boulevard dansait sous les roues de ma voiture, j’ai passé la première vitesse, la seconde…Dans plusieurs minutes, je serais chez moi, un verre de bourbon à la main, le clavier de ma machine à écrire devant moi. Pour écrire quoi au juste puisque les mots ne signifient plus rien, c’est à peine si le néant crevait l’abcès qui rugissait dans mon cœur défait. Demain serait une autre aventure, et je n’avais pas envie d’écrire puisque je n’avais plus rien à dire. Sauf ces mots que vous lisez loin de moi !

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J’ai bu, beaucoup bu, j’ai écris aussi, beaucoup, et je ne comprenais rien à ce que j’écrivais. Comme si elle était là, devant moi, nue dans son corps, nue dans mon esprit. Je la voyais danser dans ma chambre, tout autour de moi. J’ai même cru la rencontrer un dimanche matin lorsque j’allais acheter des croissants chauds et une baguette de pain à la boulangerie de la grande avenue ! Cela devenait particulièrement difficile de supporter son absence, et j’ai décidé que chaque soir, je l’attendrais à la gare d’Austerlitz, train deux mille vingt huit, heure d’arrivée à vingt heure trente ! Prendre une douche, costume cravate, mocassin bleu, et direction le parking où m’attendait la vieille Panhard de mon défunt père. Dix ans à contrôler les arrivées, même lorsque les cheminots se mettaient en grève ! J’en ai boxé quelques uns, je me suis retrouvé chez les flics, empreintes des doigts sur papier mémoire. A trois heures du matin, groggy, je me décidais à rentrer chez moi pour écrire ma dérive alcoolique et amoureuse. Huit bouquins lus entre deux gares, écrits à la va vite afin de donner du fric à mon éditeur, des polars où le héros se sacrifie pour la femme de son destin ! Et par une belle matinée du mois de juillet, aux alentours du seize, voilà qu’une idée sordide a frappé à une porte, celle de mon agonisante structure amoureuse. La retrouver là-bas, dans ce village où j’ai vécu ma désespérance et mes illusions brûlantes.

-      Jeune homme, cessez vos jérémiades, vous savez trop bien qu’elle est dans une lointaine contrée impossible à fouler d’un seul pied, me lançait ma conscience. Oubli, voici le mot magique, l’oubli jeune homme, et roulez moins vite, deux motards qui sont derrière vous !

Il y avait effectivement deux motards de la police qui me suivaient de près. De trop près il me semble, alors j’ai enfoncé la pédale de l’accélérateur, et je n’ai pas vu le mur qui s’avançait vers moi. Derrière ce mur, une silhouette dansait la farandole de la mort, et moi je l’ai vu et j’ai croisé son regard. C’était le mien…

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Je ne sais plus où je suis. Le plafond, un ciel gris, des voix tout autour de moi, et ce visage, son visage près du mien… J’ai voulu parler, lui dire ces mots anciens qui faisaient chavirer les âmes, mais rien ne sortait de ma bouche, pas un seul son, pas une seule parole. J’étais subitement devenu muet ou alors ?

-      Parler, les mots sont pour les hommes, pour les femmes, pour les vivants, le silence est pour les morts, dit une voix à l’intérieur de mon crâne.

Alors j’ai fermé les yeux, je m’imaginais devant le clavier de ma machine à écrire, un vieux modèle des années vingt, je buvais un bourbon millésimé, fumais un gros cigare qui devait empester. Mais je ne sentais rien, et pourtant l’épaisse fumée bleue s’élevait jusqu’au plafond, plus haut que des nuages imaginaires. Il me fallait écrire, il me fallait lui rendre la parole et la mienne tout autant car je devais lui redire je t’aime. Et il y eut le bruit de la locomotive et de ce convoi quittant son port d’attache, le quai numéro treize cette fois ! J’eus la douloureuse sensation de la voir me quitter de nouveau, et j’ai tenté la parole.

-      Ne pars pas, je t’aime…

-      D’une banalité ce mensonge, me dit un homme qui se trouvait à mes cotés.

Je me retournais vers lui le dévisageant avec des flammes dans les yeux. Il lisait son journal tout en sirotant un petit verre d’alcool brun. Je voulais lui cracher au visage, l’insulter avec des mots adipeux, hélas, toujours pas de son dans la cavité buccale. Avait-il seulement parlé ou étais-je en train de m’offrir un délire cinglant ? Soudain, la sonnerie du téléphone retentit à mes oreilles. Enfin le son revenait, me revenait après tant de silence mortuaire. Je décrochais le combiné sans bien trop comprendre pourquoi ce téléphone se trouvait à la portée de ma main ? « Allo… » dis-je d’une voix inhabituelle.

-      Bonsoir cher ami, vous ne me connaissez pas alors que moi je vous connais très bien, voire même un peu trop ! Ma mise en scène vous a plu au moins ? Répondez avec franchise mon bonhomme, c’est mieux pour vous et surtout pour moi.

-      Qui êtes vous, que me voulez vous, dus-je lui répondre.

-      Encore des banalités, c’est incroyable, pratiquez un peu l’imagination qui ne vous sert donc à rien ? Savoir qui je suis, oh alors, mais je suis la voix qui se trouve dans le téléphone voyons, rien que cette voix qui vous parle en ce court instant !

-      Un homme, une femme, une machine, argumentai-je ?

-      Vous êtes stupide mon bonhomme, je suis la voix qui rompt le silence, grand nigaud, cette voix qui vous permet de communiquer alors que vous vous trouvez dans le monde coincé entre deux rives, vous n’êtes ni mort ni vivant, on doit statuer en haut lieu si l’on doit oui ou non vous rendre votre destin. Car votre destin a chaviré depuis le départ de cette femme, et vous devez vous rendre au village de votre enfance pour y retrouver le sens de votre histoire. Il n’y a qu’un seul couac. Elle est morte il y a déjà six ans, alors à quoi bon revenir sur les traces de votre passé moribond. Mais après tout, si c’est votre choix, ils devront s’en contenter. Moi je vous abandonne, et vous pouvez raccrocher. Cette ligne est coupée depuis une vingtaine d’années.

J’étais seul, perdu dans cette atmosphère indélicate qui sentait bon un doux parfum. Je revivais grâce à mon sens olfactif techniquement fonctionnel. J’étais allongé sur mon lit, et je voyais la machine à écrire avec une feuille blanche noircie de mots douteux. Les miens ces mots là ? Ceux d’un autre homme, d’une femme, d’une machine, du destin, mais lequel ? Le mien ou celui d’une autre personne ? Je me suis levé, je suis allé jusqu’à la cuisine pour me servir un verre d’eau. Je n’étais plus moi-même, j’étais quelqu’un d’autre, une sorte d’inconnu qui s’enlisait dans ma peau mièvre d’écrivain raté. Avais-je eu seulement une fois dans ma vie, le triomphe d’un livre qui vendait le prix du meilleur livre policier, celui d’une vente exemplaire comme meilleur titre au box office des manuscrits de science-fiction ? Que nenni, je me savais perdu d’avance comme le boxeur qui termine son ultime combat dans le sang de son adversaire. Et qui le perd malgré tout ! Ma respiration saccadée, mes maux de gorges, mes cheveux blanchit par le temps, tout y était sauf sa présence à elle. Elle était morte ? Qui avait osé me dire cela, une voix dans un téléphone dont la ligne ne pouvait ni recevoir ni envoyer les paroles d’une songeuse banalité ? La grisaille de mon esprit torturé par les tourments ? L’alcool mugissant au centre de mes entrailles et qui se débarrassent des relents d’alcôve entre le buveur et son liquide préféré ? Je sentais la sueur, le bourbon et le mégot froid. Une douche s’imposait, et alors que j’allais me diriger vers la salle de bain, mon regard tomba sur les lignes écrites et imbibées de sueur rouge comme la couleur du sang des vaincus.

-      Viens me retrouver Pierre, prends le train de huit heures seize à la gare d’Austerlitz, je t’attendrais à celle de Coutras ! Lucienne.

Un ordre, une demande, un espoir, la folie d’un type qui boit pour oublier ? Le destin qui vous grime pour mieux vous rendre silencieux et imperceptible ? Sur le calendrier, une date : 17 Juillet 1962. Pourquoi cette date de ce calendrier ancien ? J’eus beau chercher dans ma mémoire, je ne me rappelais plus la date de ce présent. Tout dans mon cerveau se mélangeait, la réalité basculait dans ce malstrom imbécile que nul écrivain n’aurait voulu préfigurer. Et moi je vivais la seconde sanglante avec la joie immense de revoir celle que j’aimais depuis toujours. Mais avais-je le droit et le pouvoir de la retrouver ?

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Je roulais depuis des heures sans trop savoir où aller. Pas de valise dans le coffre, ni chaussettes ni calçons dans cette invisible valise, juste en mémoire des images du passé. Je roulais sur un chemin où se croisaient de nombreux véhicules. Camions, voitures, tramways ou trolleybus, bicyclettes à moteurs, et je voyais les piétons arpentant les rues et les avenues sans fin. Ma vieille Panhard fumait un peu, son moteur bruyant me chantait la mélodie d’un bonheur effacé depuis peu. Ainsi décidé, le destin me trainait sur ces routes afin que je puisse la retrouver comme autrefois, si belle et si jeune ! Hélas, les aiguilles des horloges nous rendent la laideur comme jadis, celles de nos pairs. Je me savais vieux, je me voyais avec des larmes le long de rides profondes, et pourtant, ma mémoire n’avait jamais changé. Elle conservait ma jeunesse, mon adolescence et mes petites voitures bien rangées dans une vitrine de la salle à manger. Je n’avais pas bu une seule goutte d’alcool, pas même fumé une seule cigarette, j’étais redevenu l’adolescent qui jouait dans la rue adjacente à celle où mes parents habitaient.

-      Pierre, range ta chambre, me disait ma mère.

-      Baisse ta musique, tu vas déranger les voisins, hurlait mon père.

-      Oui, je range ma chambre et j’arrête la stéréo, leur lançai-je.

Les mains sur le volant, pied sur la pédale de l’accélérateur, je me voyais fuir la médiocrité du présent. Je voulais la revoir, lui parler, la caresser comme dans mes rêves les plus sensuels. Ai-je fermé les yeux, ai-je perdu le sens de la réalité, je ne sais pas. J’ai simplement vu cette énorme machine fonçant sur moi et le choc terrible dans mon corps arraché à sa fonction primaire : survivre ! Depuis, j’erre dans un cloître abyssin comme le font les moines dans une abbaye. Autour de moi le brouillard, des ombres qui semblent fuir lorsque j’arrive à leur portée de main… Je ne sais si je suis mort ou laissé dans un coma profond, et voilà que dans une dernière tentative d’approche, son visage familier est venu poser un tendre baiser sur ma joue.

-      Pierre, moi aussi je t’aime.

Elle m’est apparue telle que je la voyais dans mes rêves, si belle et si jeune alors que des voix me demandaient de revenir dans une réalité dont je ne voulais plus. Notre rencontre fut celle de nos absences prolongées, depuis l’amour ne cesse de grandir dans ce lieu que nul ne connait, dans cet espace où actuellement je vous écris ces mots. Juste pour vous dire combien je suis heureux de l’avoir à mes cotés même si le silence entre nous, tisse sa toile d’une sensualité impossible à comprendre. Je crois que nous nous aimons par delà nos absences elle et moi.

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Johnnel BERTEAU-FERRARY né le 19 Janvier 1953 à PARIS treizième arrondissement.

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