Rendez-vous incognito

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C'est l'histoire de deux femmes qui ne se connaissent pas et qui ont rendez-vous à la terrasse d'un café.

Paris. Saint-Germain-des-Prés. Les yeux injectés de sang. Froid.

Je suis sur le parvis de l'église Saint-Germain et j'observe. J'observe les gens qui passent. Les touristes qui flânent. Les pieux qui se recueillent. Les habitués des cafés qui sirotent. Mes yeux s'arrêtent un instant au café de Flore. Je ne suis pas là par hasard. C'est ici que j'ai rendez-vous. Avec quelqu'un qui ne m'attend pas. L'amante de Raymond, mon mari. J'ai décidé d'aller à sa rencontre, par surprise, et de lui faire peur. Amusons-nous un peu, entre adultes non consentants. Je sais de source sure qu'elle vient ici tous les samedis en fin de matinée. Mes yeux parcourent la terrasse du café. Ils inspectent les lieux. Tout le monde passe au crible. Une silhouette féminine apparaît entre deux rayons de soleil. Grande. Brune. Chignon haut. Air coincé. Avec quelques pattes d'oie. Et des plissées du soleil. Je la compare à la photo que j'ai entre les mains. C'est bien elle. Je la tiens.

Je me dirige d'un pas déterminé vers sa table. La tête haute. Fière. Je m'assois à côté d'elle. Par chance, deux touristes viennent de me céder leur place. Comme s'ils étaient dans le coup. J'entre en scène. Je commande un café violette. Le café violette, c'est LA spécialité de Raymond. La violette, c'est son côté poète, son côté fleur bleue. J'en commande un, "bien fort". Puis je lui passe un coup de fil. Bien fort aussi. Je veux lui mettre la puce à l'oreille, à cette chienne. Je veux qu'elle tique. Le café arrive, je raccroche. Je prends mes aises pour créer le malaise. J'étends mes jambes en direction de sa chaise. Elle se décale en arrière. Méfiante. Plus elle recule, plus j'avance. Combattante. Je rappelle Raymond : « Raymond, mon chéri, c'est encore moi, ta femme. Je rentre d'ici une heure. J'ai des comptes à régler avant. Je passe te chercher au cabinet dès que j'ai fini. » Derrière mes lunettes de soleil, du coin de l'œil, je la regarde réagir pendant que Raymond me parle, sur haut-parleur : « C'est bien noté ma chérie. Il me reste encore deux trois dossiers à boucler. Je n'aurai pas le temps de passer par Saint Germain. Et après, on file déjeuner chez ma mère. » Ça y est. Elle l'a reconnu. Elle s'enfonce dans son siège. Je la sens crispée. Je la sens tendue. C'est parfait.

Soudain, les cloches de Saint-Germain sonnent les douze coups de midi. Sur un ton aussi sérieux que grave que provocateur, je récite à voix haute, les yeux rivés vers le ciel, l'air illuminé, Ezechiel 25, verset 15 à 17, façon Samuel L. Jackson dans Pulp Fiction que je m'entraîne à réciter depuis une semaine : « J'abattrai alors le bras d'une terrible colère, d'une vengeance furieuse et effrayante sur les hordes impies qui pourchassent et réduisent à néant les brebis de Dieu. Et tu connaîtras pourquoi mon nom est l'éternel quand sur toi s'abattra la vengeance du Tout-Puissant.» Silence. Je me tourne lentement dans sa direction. Nos regards se croisent. Une musique d'Ennio Morricone retentit dans ma tête. Je suis en plein western. J'aperçois au loin le serveur. Il arrive avec l'addition. Je m'apprête à dégainer quelques pièces : « Tenez, le compte est bon. », lui dis-je à voix haute. « Reste à en régler d'autres », lui dis-je, à elle, à voix basse. RDV samedi prochain ma vieille. Pour une amante à l'eau.

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