Repas d'une beauté éphémère

mineka-satoko

Je hais mon corps. J’ai horreur de cuisiner. Je vis seule.

Le soir, lorsque je rentre chez moi après une interminable journée passée à mettre l’intelligence humaine sur pause, je prépare mon repas. Celui-ci consiste en une soupe maronnasse que je prends à peine le temps de faire décongeler et que je ne prends pas plaisir à boire. Mon seul et unique plaisir autour du repas est que je me délecte de regarder les cubes glacés, à la forme inégale et à la couleur douteuse, lentement fondre et se mêler les uns aux autres au fond d’une casserole, qui n’a plus de casserole que le nom.

Je suis malheureuse, et je ne m’endors qu’avec de la boue dans le ventre.

Parfois, je me risque à briser le quotidien en préparant sommairement quelque chose de solide : une omelette. Il me faut bien survivre, puisqu’ils ont besoin de moi, là-bas, à la télévision, pour mettre l’intelligence humaine sur pause. En cassant deux œufs (point trop n’en faut) je réfléchis : comment faire pour qu’en cuisant, ils n’adhèrent pas à la vieille poêle que je ne sors jamais de son placard ? Du beurre ? Quelle horreur ! Comme tu y vas, mon imagination ! Et pourquoi ne pas carrément boire un bol de Saindoux ? Non, non. Tant pis, je raclerai la poêle, elle y survivra bien, si l’on a besoin d’elle. Après tout, elle ne sert pas si souvent, tant pis si je l’abime. Et un petit goût de trop cuit m’évitera de rajouter du sel. Il paraît que ça fait gonfler, le sel. Et je ne frôle le bonheur que lorsque je sens mon corps disparaître dans mon jean, alors gonfler… J’aime bien trop la sensation de tirer mon pantalon jusqu’à la taille, de le boutonner et zip ! de remonter la fermeture en un éclair et de le sentir glisser, doucement, sûrement, s’avachir le long de mes hanches comme s’il souhaitait s’évader.

Mes vêtements aussi détestent mon corps puisqu’ils souhaitent le quitter.

Je prends plaisir à battre les blancs et les jaunes, pour les voir se mélanger, eux aussi. Comme les cubes glacés de la soupe. Je m’apprête à faire une exception : une idée survient. Je ferai des lardons. Eux aussi je les regarde noircir dans la poêle, émerveillée par leur grésillement, fascinée par leur danse, béate devant la chair rose et généreuse qui fond et dégurgite la graisse… comme je l’envie ! Précautionneusement, je sors une assiette sur laquelle je dispose méthodiquement une grande quantité de Sopalin. Pendant de longues minutes, je vais essorer mes lardons avec passion, l’œil écarquillé et la main leste, en ajoutant de temps à autre une feuille de papier. Je n’ajouterai ces lardons à l’omelette qu’une fois sûre qu’ils n’auront plus de gras à rendre.

Mon appétit mesuré observe le résultat dans mon assiette. Moi, je ne le vois pas. Machinalement, je mastique mon bout de semelle jaunâtre, sec et croustillant, en me disant que plus je mâche, plus vite je serai rassasiée, et moins je mangerai, et moins je grossirai.

Je me couche donc, sereine, avec de la boue dans l’estomac.

Toute cette boue persiste à s’accrocher, à coller, elle s’agrippe à mes entrailles et me tripatouille le corps allègrement. Cette boue, je n’arrive plus à m’en débarrasser depuis des temps immémoriaux, depuis les repas dominicaux.

Pourquoi toute cette boue ? Parce que les repas dominicaux visant à restaurer une illusoire unité familiale me donnent la nausée. Parce que pendant ces repas on me détaille, on me décortique, on me dissèque, on me critique, et on m’assène à grands coups de fourchetées des vérités générales et universelle au présent de narration : « tu sais comme tu es…trop peu souriante, trop originale, trop peu large des hanches, trop intolérante… et puis, tu parles fort ! Et pourquoi fumes-tu autant ? Mais enfin, rigole, un peu ! Mais qu’elle est susceptible…»

A la fin de ces repas, mon visage ne dit rien. C’est dans mon assiette qu’a eu lieu le carnage. C’est mon assiette que j’ai laissée disséquer, c’est sur ce terrain de bataille que j’ai éparpillé, sans y toucher vraiment, les reliefs des mes aliments. Un vrai champ de bataille. Un massacre familial. Des coulées de sauces semblent y dessiner des rigoles de sang, tandis que les cartilages des viandes et autres chairs translucides de mauvaise qualité s’organisent en tranchées. La nourriture est sacrifiée dans mon assiette, un sourire sur mes lèvres, des larmes discrètes perlant au coin des yeux. Qu’il est facile de s’alléger le corps quand on ne peut pas  s’alléger le cœur.

Et la boue dans mon ventre… me rendra transparente... ?



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