Repêchage 3

fragon

Rien


Les jours passent, je n'ai pas beaucoup de temps. C'est une excuse que je me crée sans effort. Si je dépasse la ligne, je ne saurai rien.


Le cœur de mon grand-père palpite au ralenti. Sa peau pâle a pris la finesse fine du papier bible – légèrement translucide. Sa démarche s'allonge. Il passe beaucoup de temps à lire. Après les grecs, il se met au défi de relire tous les russes. Je n'en connais aucun mais je continue à l'observer et à me taire. Si les désirs rythment ses pensées, son corps l'oblige à l'arrêt plus souvent qu'il ne le souhaite. Il grogne de plus belle. Comment cette chienne de vie peut-elle laisser un esprit de jeune homme dans un corps de vieillard. Il peste. Sa voix tonne. Je me tétanise. La tempête retombe. Il s'assoit et écoute de la musique. Il va dans la petite chambre et fait un somme.

Quand j'atteins le fond du jardin, l'ombre me donne du courage. Le chat frôle mes jambes. J'aimerais savoir ce qu'il s'est passé. J'interroge en poussant du bout du pied un petit caillou pointu. Il se montre conciliant.

Mon grand-père rencontre ma grand-mère sur une plage. Elle a dix-huit ans. Elle vit chez ses parents. Elle est apprentie-coiffeuse. Elle passe le balai et fait les shampoings. Son avenir est radieux. Elle est fille unique. Enfin, c'est ce qu'elle lui dit. Toute vérité n'est pas bonne à dire. Mon grand-père se tait. Il part dans son passé. Il père ses mots. Je pousse le caillou un peu plus loin. Il présente des angles aigus qui pourraient blesser le vieux chat.

C'est la plus jolie fille du groupe. Une petite brune sexy. Les cheveux courts. Le short amène sur des cuisses ravissantes. Ils décident de se marier. Scandale. A cette époque, on hurle à la mésalliance. On lui refuse la bénédiction familiale. Ma grand-mère vit dans une seule pièce avec ses parents. C'est la fille d'un marin-pêcheur. Elle a passé son enfance en sarrau à manger des tartines de pain beurrées au gras. Elle est pauvre, inculte et n'a aucune ambition. Il sera Pygmalion.


Ma mère est née le neuf février 1961. C'est que le jour d'une éclipse totale de soleil. Tout est vert. Mon grand-père ignore si cela a pu avoir une influence sur la naissance, mais il l'a toujours pensé. L'enfant naît à sept mois et demi, elle pèse 1 kg 200 et tient dans une seule main, plus petite qu'un petit chat ! Elle est aussitôt placée en couveuse. Quelques heures après , elle fait une double hémorragie méningée. Le médecin tranche sans aucun ménagement. Elle a peu de chance de survivre et , de toute façon, si elle vit, elle sera idiote.

Il a plu cette nuit. J'ai fait des cauchemars. Mon esprit vagabonde. Je veux du lien entre les mots. J'ai peur de laisser voir mes pensées. En entrant dans la chambre, je sens quelque chose qui me gêne. Je soulève mon pied. Je dégage le caillou qui s'est coincé dans ma semelle. Incision caoutchouteuse douloureuse.

Je fais un rêve. Dans le bois veiné de la table de la cuisine, une succession de trous comme percés à la Dremel©. Ça ressemble à une carte au trésor. Alors même que je ne sais pas que je rêve, je m'affole. La table est gâchée. Les trous profonds. Le sillage bossu et sinueux.

Qui a pu faire ça ?

Le lendemain, je me lève en écho aux pas qui résonnent dans le salon. Les volets sont encore clos. Les fenêtre laissées ouvertes pour la nuit laissent passer une humidité presque automnale. Il a plu. Quelques fruits sont tombés à terre précocement pourris. Le cérémonial du matin est minuté et parfaitement chorégraphié. Le thé fumé, un Lapsang Souchong dans la théière de terre cuite. Pas de sucre. Un bol de céréales. Une cuillère en argent, pour le principe. On ne parle pas ou si peu. Je laisse le temps au temps. Je tente ma chance un peu plus tard alors qu'il me montre de nouvelles fleurs au fond du jardin. Il se met à remplir un grand arrosoir à la fontaine. C'est une grande fontaine en fonte, émaillée d'un vert profond. Il m'explique sa provenance. Il en est fier.

L'accouchement s'est mal passé. Ma grand-mère est dans un état lamentable. Une femme-enfant dépassée par les événements. Imagine. Elle n'a que dix-huit ans. Son imagination bridée se révèle incapable de mettre des mots sur ce qui vient de lui arriver. Il n'y a pas de cadeaux, pas de fleurs. Pourquoi y aurait-il des fleurs puisque l'enfant est suspendue dans un entre-deux-rives ? Ma grand-mère pleure. Elle ne sait faire que ça. Après le vert de l'éclipse, c'est le gris des journées de février. La pluie est froide, les bâtiments plongés dans une ombre malsaine. L'enfant est placée en couveuse. Il y fait chaud et humide. Le bruit est assourdi par les parois de verre. Les membres sont maintenus, la tête recouverte d'un voile de coton. On l'intube. C'est une machine à remettre en route. Mon grand-père est mal à l'aise. Il s'arrête près de la glycine blanche. J'attends. Le jour de la naissance de ma mère, il a pris une décision. Puisqu'il en est ainsi, il préfère que personne ne voit l'enfant, ma grand-mère en premier ; tout cela pour lui éviter une peine qu'il juge inutile. Ma mère reste seule dans sa couveuse. Ma grand-mère n'a pas le droit de la voir. Elle rentre donc chez elle. L'enfant reste, respiration saccadée, yeux clos fermés. Je me force à me représenter avec le peu que j'en sais, le début de ses souffrances. Le silence qui suit la confidence est un peu lourd. Mon grand-père essaie de croiser mon regard. Je me dérobe. Je n'ai pas envie de partager ce moment avec lui. Le sentiment d'abandon me submerge totalement. Il maugrée. C'est une grosse erreur. Il s'en rend compte aujourd'hui. Il cherche à se dédouaner. C'est l'époque, tu comprends. L'époque. Une jeune femme qui met 48 heures à accoucher d'une enfant presque mort-née et qu'on lui retire sans qu'aucun lien ne puisse se créer, ça se résume à ces quelques mots. Une époque.

A 950 km d'ici, ma mère dans ses draps tire-bouchonnés se retourne. Elle rêve en position fœtale qu'une main maladroite se pose sur son thorax bombé et la tapote d'un doigt d'une douceur inouïe.

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