Ressource humaine

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1er septembre

Ma thérapeute a vraiment insisté pour que je tienne ce journal de vie, comme elle le nomme. C'est ma sœur qui m'a recommandé ce docteur lorsque mes crises d'angoisse sont devenues trop violentes et régulières. Comme d'habitude, j'ai obtempéré et j'ai obéi à Suzanne.

La thérapeute m'a écoutée parler et m'a tendu ce cahier en me demandant d'y consigner ce qui me semblait important. Je lui ai répondu que ma vie n'avait rien de palpitant.

Cela fait 15 ans que je fais le même travail de bureau dans la mairie de Saint-Germain-du-Val. Je n'ai pas connu le grand amour, et, à l'exception de Grigou, mon chat, je vis seule dans le pavillon de mes parents. Je ne sais vraiment pas comment je vais pouvoir remplir les pages de ce cahier. Le seul événement marquant qui me soit arrivé est le déménagement de mon service dans une annexe de la mairie.

Aujourd'hui, je me suis rendue pour la première fois avec ma collègue Sophie sur notre nouveau lieu de travail. Cela m'a attristée de devoir quitter l'hôtel particulier de la mairie pour un préfabriqué sans charmes. Sophie, toute jeune encore est enchantée de ce bouleversement dans notre routine. Mais à 22 ans, on aime toujours la nouveauté, aussi, ai-je définitivement renoncé à suivre les évolutions capillaires de Sophie ainsi que le défilé de garçons au cœur brisé qui traînent dans son sillage.

Les nouvelles collègues nous ont fait bon accueil. Martine est la plus ancienne. Nadia a le même âge que moi et semble avoir un sacré caractère. elles m'ont beaucoup impressionnée par leur élégance et leur dextérité à l'ordinateur. Moi qui ai toujours travaillé sur papier, j'espère pouvoir bientôt les égaler.

Dans l'après midi, des agents de l'équipe technique sont arrivés avec des gâteaux et du café. Kader a demandé si nous souhaitions manger avec l'équipe le midi. Paulo, sans façons,m'a posé tout une foule de questions personnelles. Cela m'a un peu gênée. Je n'ai pas l'habitude d'être aussi familière avec les collègues.

2 octobre

J'éprouve beaucoup de difficultés à m'adapter à mes nouvelles missions. Et j'ai le cœur serré quand je vois avec quelle facilité Sophie a déjà rattrapé nos nouvelles collègues. Madame Tian, notre responsable, me reproche d'être lente et semble déçue. Heureusement, Martine et Sophie sont là pour me réconforter. Nadia, elle, trouve que je suis trop sensible et qu'il faudrait m'aguerrir.

Ma sœur m'a appelé hier histoire de prendre de mes nouvelles. Je n'ai pas osé lui dire que je n'étais pas sûre d'apprécier mon changement d'affectation et que j'avais de la peine à trouver le sommeil.

J'ai aussi du mal à m'adapter aux horaires du service. Le bureau a pour habitude de déjeuner avec l'équipe technique à 13h40. J'ai dit aux filles que c'était bien trop tard pour moi. Martine m'a fait remarqué que si je souhaitais manger seule, elle n'y voyait aucun inconvénient. Alors, comme je ne veux pas être à part, je me gave de biscuits durant la matinée. Et j'essaye de ne plus importuner les filles quand mon ordinateur plante, quitte à rester une heure face à un écran vide..

Cet après midi, je crains d'avoir froissé Martine sans le faire exprès. Lorsque Fatou lui a apporté son arrêt maladie, et une fois qu'elle fut partie, Martine l'a fait circuler dans tout le bureau. J’ai déclaré que je refusais de lire un document confidentiel. Martine a fait les gros yeux en me demandant si j'insinuais qu'elle n'était pas une bonne professionnelle.

Mais il ne faut pas que je m'attarde sur mes petites misères. Mon voisin d'en face m'a confié l'inquiétude que l'état de santé de son chien lui inspirait. Et Tartine gambadait autour de nous, sans avoir une idée des tourments qui l'attendaient. J'ai tâché d'écarter de mon esprit toutes ces tristes pensées en contemplant les trésors que mon père avait rapportés de ses safaris. J'ai longtemps regardé leurs ombres familières s'étirer sans pouvoir trouver le sommeil.

20 octobre.

Je suis la première à arriver au bureau. J'aime bien cet instant de calme. Je classe les dossiers traités la veille. Je révise mes notes. Depuis le déménagement, c'est comme si j'avais perdu mon cerveau dans les cartons. Les filles me font bien sentir que je suis à la traîne, mais je ne peux pas leur en vouloir.

Ce matin, Martine est arrivée 5 minutes après moi. Elle m'a demandé si j'avais fait couler du café. Je lui ai dit non, que je n'en buvais pas et que par conséquent je n'y pensais jamais. Martine a serré très fort ses lèvres qui ont fait comme un petit trait dans son visage rond et a émis un «Psss» désapprobateur. Nadia et Sophie sont arrivées peu de temps après. Aucune n'a répondu à mon salut. Je n'ai sans doute pas parlé assez fort. Puis, mes collègues ont pris leur café selon le rituel mis au point. Sophie verse le café, Nadia s'occupe du sucre. Cela m'attriste un peu d'être laissée de côté, mais il est vrai que je ne bois pas de café, aussi je ne dois donc pas m'en formaliser.

Cet après midi, les filles avaient prévu de s'absenter. Je ne sais pas ce que j'avais espéré, mais tout est allé de travers. Kader s'est présenté avec une demande de congé. Quand j'ai tendu la main pour prendre le document, il m'a dit, un peu gêné: «M'en veux pas, mais je préfère le donner aux autres. Toi, tu es gentille mais tu ne sauras pas.» Ensuite, le téléphone a sonné. J'ai enfreint l'interdiction que Martine m'avait faite de décrocher et j'ai répondu. C'était une collègue d'une autre mairie qui voulait parler à Martine. J'ai déclaré que je pouvais également la renseigner et ai noté sa requête. Je me suis dirigée vers les bureaux de Nadia et Martine. J'ai actionné un moment les casiers et armoires avant de comprendre que mes collègues avaient tout verrouillé. L'accès aux dossiers du service m'était refusé. Je me suis confondue en excuses auprès de mon interlocutrice. Gentiment, la dame m'a dit qu'elle pouvait attendre demain, que ce n'était pas grave. Je suis restée tard ce soir. Je comptais me débarrasser du fatras de copies et d'archives dont les filles se délestaient sur mon bureau. Mais le cœur n'y était plus. Je suis partie en ayant l'impression d'être totalement inutile.

16 novembre

Ma thérapie ne sert à rien. Écrire dans ce cahier ne sert à rien. Je vais tout arrêter. En plus, cela fait deux semaines que Tartine, le chien de mon voisin hurle sans discontinuer. La pauvre bête souffre le martyr. Je ne supporte plus de l'entendre gémir ainsi.

Ce matin, quand je suis retournée au travail après quelques jours de congé, j'ai retrouvé le bureau que j'avais soigneusement rangé couvert de détritus et de taches. Quand j'en ai fait la remarque, Martine s'est contentée de m'indiquer le tas d'archives qui avait grossi en mon absence. J'ai inventé une excuse et suis sortie du bureau . Je suis allée me cacher aux toilettes et j'ai pleuré un moment. De retour au bureau je me suis positionnée contre le radiateur car Kader surfait sur le net depuis mon poste. Nadia s'amusait à établir un album photos de la nouvelle équipe. Il aurait été inutile de chercher mon image, la séance ayant eu lieu lors de mes congés. Martine m'a tendu une pile de photocopies à faire car elle allait être trop occupée à recevoir les entreprises de la ville. Je lui ai dit qu'il avait été convenu que je m'occupe de cette mission. Martine, avec son sourire mince a levé les yeux sur moi. «Ce n'est pas ce que m'a dit madame Tian.»

De retour à mon poste, Sophie m'a informée que la directrice me cherchait. Je suis allée voir madame Tian «Dominique, je ne suis pas satisfaite de vos résultats. Voici bientôt deux mois que vous êtes là et vous en êtes toujours au même point. En outre, l'équipe se plaint de votre manque de collaboration. Il serait temps de vous ressaisir. Je vais vous en donner l'occasion en vous confiant l'archivage de la remise. Nadia va vous y conduire.» Nadia m'a conduite à un cagibi noir, rempli de poussière et éloigné du service. Sans un mot, elle a tourné les talons. J'ai allumé l'unique ampoule du réduit et ai contemplé des montagnes de papiers moisis dont la seule vue donnait envie d'éternuer.

J'ai alors décidé de retourner au bureau et d'expliquer à toutes que je ne comptais pas me ruiner la santé dans ce cagibi. Mais, quand j'ai poussé la porte, j'ai pu voir qu'elles étaient encore une fois de plus parties sans m'attendre. Le téléphone s'est mis à sonner. Je n'ai pas répondu, je n'aurais pas supporté être une fois de plus mise face à mon incompétence.

20 décembre

J'ai arrêté de voir la thérapeute. Je ne l'ai pas dit à Suzanne. Je ne lui ai pas dit non plus que j'avais perdu 5 kilos. Tartine s'est de nouveau fait opérer mais il hurle toujours. Ses gémissements sont devenus le fonds sonore de mes jours et de mes nuits.

Madame Tian et les filles me font la tête depuis que je leur ai présenté un certificat médical m'interdisant l'accès à la remise. J'ai eu des mots avec Martine qui m'accuse d'avoir simulé mes crises d'asthme. Depuis, elle ne me parle plus mais je la soupçonne de diffuser des horreurs sur mon compte à qui veut l'entendre.

Lundi dernier, la situation a encore empiré. Nous étions seules au bureau Nadia et moi. Je venais une fois de plus de planter mon ordinateur. Nadia s'est alors mise à me couvrir d'injures. Lorsque j'ai voulu lui parler, elle m'a giflé de toutes ses forces. J'ai tenté d'expliquer les faits à Madame Tian. La directrice m'a interrompu en déclarant qu'elle était déjà au courant et que j'avais tout intérêt à arrêter de faire des histoires et à modifier mon comportement.

Cela m'a tant bouleversé que j'ai fait un malaise le soir même. Le médecin m'a prescrit un nouvel arrêt de travail. Madame Tian m'a appelé le lendemain à la maison. Ma chef était hors d'elle, m'a dit que ça ne se passerait pas comme ça. J'ai serré les dents, me retenant pour lui demander si elle faisait de même pour les arrêts maladie à répétition de Nadia et les pauses-déjeuner à rallonge de Martine.

Ensuite la police municipale s'est présenté à ma porte pour vérifier ma situation. J'ai protesté. Aucun agent n'avait fait l'objet d'un contrôle auparavant. Mais l'expression officielle de leur visage fermé m'a réduite au silence.

Mon arrêt de travail s'achève demain. Je ne veux pas revenir dans ce bureau où même les machines me font du tort. Je ne veux pas revoir ces collègues qui me demandent de participer aux collectes organisées pour chaque anniversaire et qui oublient le mien.

Tartine hurle de nouveau. Il faut que j'aille voir mon voisin pour savoir ce qu'il a. Ce n'est pas normal qu'il le laisse souffrir autant.

21 décembre

Je vais un peu mieux ce matin. Hier soir, j'ai trouvé la solution à mes problèmes. Du coup, j'ai pu dormir. J'ai même cuisiné un peu. Des pâtes, car tout le contenu du frigo était à jeter. Je caresse du regard les souvenirs de papa, effleurant la belle tête du lion qu'il avait abattu quand il était jeune homme. Tout va bien se passer. J'ai encore le temps de passer prendre des nouvelles du chien de mon voisin avant d'aller au travail. J'ai hâte d'y être.

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Extrait du Paris-Matin en date du 22 décembre 20...

«Les services municipaux de la ville de Saint-Germain-du-Val ont été le théâtre d’événements tragiques hier matin. A 08h15, heure d'ouverture des locaux, une employée a ouvert le feu à plusieurs reprises sur ses collègues. La forcenée, armée d'un fusil de chasse a blessé mortellement quatre de ses collègues avant de retourner l'arme contre elle.

Questionné sur le drame, le maire de Saint-Germain-du-Val n'a pas souhaité communiquer sur les événements qui endeuillent sa commune.

Le parquet a décidé d'instruire une enquête, mais celle-ci s'avère délicate à mener.

En effet, les raisons d'un acte tel acte désespéré échappent totalement à ce qui ont côtoyé la malheureuse. K, ancien collègue des victimes est encore sous le choc.

«C'était une petite bonne femme timide, qui restait dans son coin…si j'avais imaginé qu'elle ferait ça...»

Monsieur Judont, un voisin, confie avoir échangé quelques mots avec l'auteure des faits le matin même :«Cela fait 17 ans que nous sommes voisins. C'était une personne réservée et très polie. J'ai été assez surpris qu'elle vienne me parler ce matin. Normalement, on n'échange guère plus qu'un salut et nous partons travailler. J'ai tout de suite vu qu'elle n'était pas dans son état normal. Elle semblait soucieuse et avait un drôle de sac sur le dos. Mais là où je l'ai trouvée franchement étrange, c'est lorsqu'elle m'a demandée pourquoi je laissais hurler mon chien nuit et jour, sans rien faire pour le calmer. Mon malheureux Tartine, cela fait déjà presque deux mois qu'il est mort sur la table d'opération.»

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