Résurrection

Nicolas Pellion

Nouvelle - 29 janvier 1998 / modifiée le 26 septembre 2008

            Par une chaude journée d'été, un garçon presque adulte à la belle carrure, au corps svelte et à la crinière dorée et bouclée de chérubin avance d'un pas décidé dans la rue étroite cernée de maisons basses aux murs épais et aux boiseries vertes. Le soleil à son zénith accentue la blancheur rayonnante des murs peints à la chaux. Il tourne au bout de la rue et s'arrête net à l'entrée de l'espace dégagé de la place du village, improbable vide au cœur d'une architecture tassée sur elle-même pour lutter contre les rigueurs de la vie insulaire, des tempêtes violentes qui arrachent les tuiles rouges, qui infiltrent leurs bourrasques, qui créent des tourbillons et sifflent sous les portes.

            Sur le sable rouge qui agrémente le parvis de l'église bordé de platanes centenaires, s'est rassemblée la foule des villageois. Elle se tourne vers lui et le dévisage. Dans le regard de chacun, on lit une crainte superstitieuse mêlée de haine et de mépris. Faisant fi de la menace, il s'approche à une allure modérée. Quand il parvient à son contact, il ne cherche pas à la brusquer pour se frayer un passage, stoppe et lève la tête vers le ciel bleu dépourvu de nuages où le cri furtif d'une mouette transperce le silence.

            Soudain, une ondulation, légère d'abord, plus marquée ensuite, émane de la masse compacte et immobile. Une jeune fille brune naît de ce mouvement, Vénus boticellienne jaillie de l'écume. Elle dénote dans cette foule d'endimanchés chapeautés et trop habillés pour le climat lourd de l'été caniculaire. Ses longs cheveux ondulés de gitanes ornent de la plus belle des parures ses formes généreuses que cache à peine une robe légère et transparente. La beauté de son visage aux grands yeux ardents resplendit d'autant plus que les villageois arborent des trognes de caricatures, des moues figées à jamais par le fiel et l'aigreur. Lumière sur l'obscurité, elle lui ouvre l'espace. Elle est la clef, le sésame qui ouvre la foule en deux, le bâton de Moïse qui fend les flots, le nocher qui accueille sans retour au pays d'Hadès. Il ne lui sourit pas, lui rend juste son regard intense et s'engouffre la tête haute, sans une attention pour le groupe patibulaire d'où s'élèvent un murmure d'insectes bourdonnants, un grognement furieux de bête mauvaise prête à bondir pour une curée.

            Il ne se retourne pas. Le grondement ne cesse qu'une fois son pied posé sous le porche de l'église. Il disparaît dans l'obscurité infernale. Il se dirige vers le chœur, vers le riche cercueil acajou au pied de l'autel. Personne ne veille le défunt. La nef et ses travées latérales sont vides. Aucune fleur ni aucune fumée d'encens ne masque l'odeur de décomposition du corps. Seuls quatre cierges monumentaux, piliers de cire sans décor, se consument autour du cercueil. Le jeune homme fixe le vieillard à la barbe bouclée de patriarche qui s'unit sans rupture à une chevelure abondante, peu courante chez les êtres d'une extrême vieillesse. Il semble se souvenir de moments passés avec celui qui repose pour l'éternité. Il semble le remercier de la fin de sa vie d'errance, de la fin de la misère de son existence. Une larme coule sur sa joue pâle et glabre. La lumière si particulière des vitraux encadre cette scène touchante et mystérieuse, subtilement ritualisée, où le commun des mortels ne verrait qu'un banal adieu à un être aimé.

            Il sort de la maison de Dieu comme d'un trou sombre, béant et sans fond. Tous les regards convergent dans sa direction. Le silence pesant persiste alors qu'il s'immobilise sous le porche, les jambes écartées en position de défit. Soudain, un petit garçon de cinq ou six ans surgit de la nuit et saisit par derrière la jambe droite du jeune homme. Il s'y blottit. Tous deux forment un tableau remarquable. Un indéniable lien les unit. Leur ressemblance physique est troublante. Ils ont la même splendeur démoniaque ou angélique. Fils de Samaël ? Fils du Très haut ? Leurs yeux scrutent le monde de la même omniscience. Ils le ressentent plus qu'ils ne le voient. Mêmes aveugles, leurs regards seraient identiques. La gémellité de leur attitude ne bougerait pas, attachés l'un à l'autre dans le même univers où ils ne sont qu'un.

            Le petit agrippé au grand brave la troupe médusée des paysans et pêcheurs silencieux qui en oublient de respirer. Doivent-ils fuir, s'agenouiller ou s'évanouir devant cette grâce enfantine et cette pureté du mal ou du bien. Le jeune homme prend la main de l'enfant. Ils glissent sur la place plus qu'ils ne la traversent. Ils tournent dans la rue de laquelle le grand est apparu et ne reparaîtront jamais plus dans ce village.

            La foule reste longtemps inerte et bouche bée. Seule la jeune fille, de celle qui aurait ouverte la boîte de Pandore, de celle qui en un autre temps serait morte sur un bûcher, de celle dont la recherche mystique est plus forte que l'instinct de survie, s'introduit dans l'église déserte par laquelle la lumière du jour entre enfin à profusion. Elle s'avance fébrile du cercueil. Rien ne laisse supposer une intervention surnaturelle dans ce temple chrétien aux chaises parfaitement alignées, à l'orgue démesuré, au dallage nettoyé à grande eau, aux niches abritant la Vierge et des saints, aux colonnes ornées de petits tableaux, autant de stations pour que les fidèles revivent inlassablement la Passion. Et pourtant, lorsqu'elle se penche avec courage, elle sait que l'imaginaire collectif du village gardera ancré jusqu'à la fin des temps l'inexplicable spectacle qui vient de se dérouler. Le cercueil est vide. La place du village est vide. Une plume noire gît dans la poussière.

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