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hector-ludo

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Qu’est-ce que je fais là ? Comment suis-je revenu dans le salon avant

du paquebot de croisière ? Qui est cette femme, assise en face de moi, de l’autre côté de la table, qui est elle ?

Elle me regarde en souriant. Elle n’est ni jeune ni vieille, ni belle ni laide. Autant que je puisse voir, ces vêtements sont sans grande originalité. Le salon désert baigne dans une douce lumière tamisée. Nous sommes seuls. Une nuit noire occulte l’extérieur.

Un phénomène étrange m’attire l’oeil. Une alliance posée sur la tranche, roule sur la

table impeccablement vernie et jette des reflets par intermittence.

Elle va vers la gauche, s’arrête comme incertaine, puis, repart vers la droite. Fait semblant d’hésiter et finit par se décider pour la gauche. Ainsi de suite, sans trêve, Mouvement perpétuel certainement imposé par le faible roulis qui agite le navire.

Les allées et venues du bijou m’hypnotisent. Il suit une ligne immuable qui coupe la table en deux comme pour matérialiser une frontière.

Un peu au-delà de la trajectoire, croisées, calmes et à plat sur la table, je vois les mains de la femme. Elles ne portent aucun ornement.

Je m’arrache à la fascination qu’exercent sur moi les mouvements répétitifs de l’alliance pour dévisager ma voisine.

Des yeux clairs, un regard doux, le front dégagé, des cheveux châtains mi-longs. Un visage passe partout. Difficile de lui donner un âge. Elle me sourit toujours, muette, patiente et imperturbable.

Exaspéré par cette inertie, je demande,

_ Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Son sourire s’élargit quand elle me répond après quelques secondes.

_ Cela importe peu, vous devez d’abord venir… Vous devez reprendre conscience… Devez venir… Reprendre conscience…Devez venir…

À chaque répétition, sa voix enfle. Elle s’amplifie de plus en plus jusqu'à devenir un hurlement insoutenable. Je me bouche les oreilles. Affolé, je crie à mon tour pour qu’elle cesse cette torture.

Bon sang, c’était un cauchemar. Je me suis réveillé en sursaut, le corps couvert de sueur. Assis sur ma couchette, je tâtonne pour trouver l’interrupteur. La lumière inonde la cabine. Cinq heures du matin, mon crâne me fait mal. J’ai encore trop picolé hier soir.

Tout compte fait, changer de bar ne change pas les habitudes.

Quinze jours en mer sur l’Adriatique, j’avais, bêtement, imaginé que cela allait m’aider. Peine perdue, il y a autant à boire sur l’eau que sur terre.

Cette croisière ne me réussit pas.

Deux jours de mal de Mer pour commencer, et maintenant un rêve bizarre. Autant sortir et profiter de la fraîcheur de la nuit. De toute façon, je n’espère plus pouvoir me rendormir.

Le pont promenade est désert, J’inspire l’air marin pour évacuer les relents d’alcool et les mauvais souvenirs. J’avance de plots lumineux en plots lumineux le long des coursives abandonnées à cette heure. Parvenu à hauteur du salon avant, je ne peux m’empêcher de jeter un œil à l’intérieur.

De surprise, j’ai l’impression que mon cœur se décroche. Elle est là, la femme de mon rêve. Telle que je l’ai rêvée. Assise dans le salon, habillée et coiffée à l’identique. Devant elle, l’alliance qui va vers la gauche, s’arrête, hésite et repart vers la droite projetant ses éclats.

Est-ce maintenant que je rêve ? Ou bien était-ce tout à l'heure ? Comment savoir ?

Extrêmement troublé, j’ignore quoi faire. Derrière la table, la femme est immobile. Je décide d’entrer. Le salon est désert,

elle est seule.

Je m’interroge, puis m’assois face à elle, de l’autre côté de la table, comme si c’était la seule manière possible de me comporter devant une femme inconnue que j’ai déjà rencontrée dans un rêve.

Le même léger sourire éclaire son visage détendu. Je n’ai plus aucun doute, c’est vraiment elle. Comment ai-je pu la voir de façon aussi nette dans mon cauchemar ?

L’alliance s’arrête, hésite et repart vers la gauche.

La femme lève la tête. Elle me regarde et dit d’une voix douce,

_ Ah ! C’est vous !

_ Comment ça, « c’est vous », nous nous connaissons ?

_ Non, j’ai dit « c’est vous ! » parce que je ne savais pas qui allait venir. C’était une constatation.

_Je ne comprends pas, vous attendiez quelqu’un, ici, dans ce salon, en pleine nuit, mais vous ignoriez qui ?

L’alliance s’arrête, hésite et repart vers la droite.

_ Je m’explique, reprend-elle, à l’instant où j’ai posé cette alliance sur la table et qu’elle s’est mise à rouler, vous avez subi son influence. C’est comme un appel auquel vous avez répondu.

_ Je n’ai répondu à aucun appel ! C’est complètement idiot votre truc. Vous croyez que je vais avaler votre histoire de mise sous influence par l’entremise de votre petite rondelle en folie.

_ Vous êtes là, pourtant.

Je hausse les épaules. Je renonce à la contrarier, elle ne doit plus avoir toute sa tête. Je lui concède

_ J’ai fait un mauvais rêve, c’est tout.

_ Vous pouvez dire ça, mais, à l’évidence, c’est vous qui êtes venu. Donc, c’est bien vous qui avez été appelé.

_ J’ai été choisi ! Ben voyons, vous êtes une jeteuse de sorts et vous m’avez pris dans vos filets. Et maintenant, ma chère Ermione, vous prévoyez de me transformer en quoi ? En crapaud ou en prince charmant ?

L’alliance s’arrête, hésite et repart vers la gauche.

_ Allons, ne soyez pas si sarcastique, ce n’est pas votre genre.

_ De mieux en mieux, que pouvez-vous savoir de moi, puisque vous disiez ne pas me connaître ?

_ Je vous regarde.

_ Ah oui ! Et rien qu’en regardant le type qui est devant vous, mal réveillé, mal rasé, avec une gueule pas possible après la cuite qu’il a prise hier soir, comme tous les soirs d’ailleurs, vous décidez que ce bonhomme est un gentil garçon. Qu’il n’est pas dans ses habitudes de se moquer de la première sorcière venue, rencontrée en pleine nuit ?

L’alliance s’arrête, hésite et repart vers la droite.

_ Pas seulement.

_ Attendez, attendez. Je crois comprendre. Cette attitude pleine de compréhension, ce sourire béat de bienheureuse, ce calme des femmes qui ont choisies de se sacrifier pour les autres, j’y suis ! Vous êtes une de ces tordues de groupies qui se prennent pour des saintes et se persuadent d’avoir une mission sacrée à remplir

_ Là, vous vous égarez.

_ Laissez-moi finir. Vous m’avez reconnu tout à l’heure, certainement parce que vous avez vu ma photo au dos d’un de mes bouquins. Avouez, maintenant, que votre sacerdoce est de sauver votre écrivain préféré des griffes de l’alcool. Dieu vous a envoyé à moi pour me venir en aide.

_ Vous croyez ?

_ J’en suis sûr ! Et bien, vous pouvez rengainer vos bons offices, ma petite dame, et dire au Bon Dieu qu’il s’occupe de quelqu’un d’autre. J’ai passé l’âge d’être materné et je n’ai besoin de personne pour cesser de boire ou pour me remettre à écrire.

L’alliance s’arrête, hésite et repart vers la gauche.

_ Pourtant, avant… quelqu’un vous aidait.

_, Mais vous êtes impossible ! Avant, ça ne vous regarde pas. Et puis vous me faites rire ! Vous vous êtes vue, avec votre tête de carême et votre regard d’épagneul ? Vous êtes l’insignifiance personnifiée. Comment pouvez-vous imaginer, seulement une seconde, être à la hauteur pour la remplacer . Non ! Dites-moi que vous n’y avez pas pensé ?

_, Mais de qui me parlez-vous ?

_ Ah ! Ne jouez pas l’imbécile maintenant. Je suis certain que vous connaissez ma biographie par cœur, surtout celle distillée par les journaux à scandales qui ont la manière de transformer une vie en une fange innommable.

Vous savez très bien que je vous parle de celle à qui je dois mes plus belles créations. Celle qui a réussie à me protéger et à me sublimer pour me permettre d’écrire. La seule lectrice de mes œuvres dont l’opinion m’importait. Ce diamant qui durant ces années m’a toujours ébloui, ma vie, mon amour, ma femme Marianne.

L’alliance s’arrête, hésite et repart vers la droite. J’ai les larmes aux yeux.

_ Que pensait-elle de vos livres ?

_ Beaucoup de bien en général. Mais, si elle m’avait dit que l’un d’entre eux lui déplaisait, je ne l’aurais pas publié.

_ Elle est partie depuis combien de temps ?

_ Cela fera un an aujourd’hui que l’accident a eu lieu.

_ Depuis vous êtes incapable d’écrire ?

_ Comment écrire lorsque l’on a perdu sa raison de vivre ?

_ Vous préférez essayer de tout oublier dans la boisson.

_ De quel droit vous croyez-vous investi pour pouvoir me juger . Quelle autorité morale pensez-vous représenter ? Si vous aviez connu Marianne, vous sauriez qu’elle faisait partie de ces femmes que l’on ne peut oublier. Et cela, même après l’absorption de n’importe quelle drogue. Marianne est en moi, incrustée dans tous les pores de ma peau, imprimée sur mon âme, plantée dans mon cœur à jamais.

L’alliance, s’arrête, hésite et repart vers la gauche. Les mains sur le visage, je pleure sans retenue.

_ Alors, puisqu’elle est là dans votre cœur.

_ Quoi !  « Puisqu’elle est là » ? Oh ! Je n’en peux plus de vous et de cette alliance. Pourquoi prenez vous autant de plaisir à me torturer ?

De rage, j’abats ma main avec violence sur le bijou. Un moment s’écoule. Je relève la tête et m’aperçois que je suis seul. Où est-elle passée ?

_ Pardon, Monsieur, est-ce que tout va bien ?

Un serveur est là, à quelques pas, impeccable dans son costume blanc. Je le regarde hébéter.

_ Vous êtes sur que ça va ? Monsieur.

_ Euh, euh, oui. La dame qui vient de partir, vous la connaissez ?

_ Quelle dame ? Monsieur, je n’ai vu personne.

_ Ah bon ! Je vous remercie, je crois que je me suis endormi ici, et que j’ai beaucoup rêvé.

L’homme me fait un sourire de convenance. Je me lève. Il est grand temps que je prenne l’air.

_ Monsieur, me rappelle le serveur, vous avez oublié ça sur la table.

Il tient l’alliance entre ses doigts et me la dépose délicatement au creux de la main. À cet instant, dans le jour qui pointe, je la reconnais. L’alliance de Marianne.

Je murmure un faible merci pendant que je fixe dans ma paume cet objet si chargé de souvenirs.

_ Excusez-moi encore, Monsieur, je ne voudrais pas être indiscret, mais tout à l’heure vous avez crié « puisqu’elle est là ». À qui est-ce que vous vous adressiez ? Je n’ai vu personne.

Je le regarde et je comprends enfin. Quel aveugle j’ai été . Je sens un poids immense me libérer les épaules. Je souris et lui réponds,

_ À ma muse, bien sûr.

Je sors, le laissant à sa surprise, le soleil se lève sur l’Adriatique, la journée sera magnifique.

_ Pourquoi as-tu attendu si longtemps pour me faire signe ? Si j’avais su que tu le désirais encore, j’aurais continué à écrire pour toi, mon amour.

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