Les "selves" de la cité-chantier

blanche-dubois

La vie de chantier vue par BD.

Passer de l'abstraction à la simple dureté de construire. Construire, tâche ô combien difficile et passionnante, avec ses aléas, ses tactiques, ses codes, ses vrais rapports humains.

Un chantier est une micro-ville avec ses castes, certes, mais si hétéroclite, si cosmopolite, si dense, si complexe et parfois surprenante. Une tour de Babel où l'on parle toutes les langues de l'hémisphère sud  ou de l'est de l'Europe. Où l'on gueule, s'engueule franchement, on parlote, on sifflote, on rit, on souffre, on sue, on a froid, on s'abime, on se tue aussi. Des milliers d'individualités  fortes ou faibles convergeant toutes vers le même  dessein/dessin : celui que M et le seigneur des lieux ont validé lors d'un appel d'offre aux centaines de millions d'euros.

Le chantier lancé, la maitrise d'oeuvre fait débarquer son armée de vérificateurs, négociateurs (ingénieurs, architectes, consultants et assistants) qui viennent patauger dans la boue et éprouver la promiscuité des baraquements de chantier de la base vie. Loin de leur confort.

Toutefois, je prends plaisir à divaguer et perdre mon regard au-dessus des grues qui gigotent, tournent et retournent, lèvent et soulèvent. Des monstres mécaniques qui me donnent le vertige ou me font prendre de la hauteur.

Ici, le temps passe mais les jours ne se ressemblent pas. Chaque jour, une nouvelle coulée de béton, un nouvelle percée, un work in progress à photographier, des legos à assembler. Tous les jours, je contemple le  ciel (à ciel ouvert) alors que dans le temple seuls la luminosité ou le tapotement de la pluie sous la verrière me donnaient une indication du temps qu'il faisait. J'étais devenue aveugle, penchée sur mon écran journalièrement. Mon vrai self depuis l'enfance a besoin d'une ligne de fuite. En classe, je défendais rageusement ma place à coté de la fenêtre dès la rentrée des classes. M'ennuyant facilement, j'avais la possibilité de m'échapper d'une contrainte grâce à la vision de ce point de fuite.

Marcher dans cette cité sans signe distinctif est impossible. Sinon vous êtes vu comme un intrus, un voyeur. On ne regarde pas ce qui se passe dans un corps se construisant. Un chantier comme l'intérieur d'un corps ouvert ce n'est pas très beau à voir : il n'y a que la surface finie qui compte. Le côté impeccable, « clean ». Et puis, à travers les siècles, toutes les grandes œuvres architecturales sont des œuvres de peine, de souffrance et de larmes. Les pyramides d'Egypte, Versailles etc. Des armées d'ouvriers travaillant des années et mourant dans la même cité dans des conditions inavouables.

La construction et son économie, son rapport au matériau, au matériel sont aussi vieilles que l'histoire des hommes. Elles nécessitent d'être très terre à terre, instinctif et maitriser cette donnée matérielle née d'un projet. L'économie contemporaine, immatérielle et abstraite, fait perdre toutes notions de repère. D'un côté, une idée dessinée à édifier et à rendre pérenne, de l'autre, des idées à visée spéculative qui font effondrer des pans entiers de l'économie. 

Être reconnaissable et identifiable immédiatement dans cette fourmilière c'est le côté basique et nécessaire. Casque blanc, jaune, rouge, bleu, orange. Chaque couleur hiérarchise. Évidemment, le mien est celui de valet de seigneurs. Toutefois, dans un chantier, on ne s'adresse pas directement à ceux d'en-dessous comme de vulgaires larbins. La vie de chantier a un esprit très corporatiste : parler mal à un ouvrier d'une corporation c'est parler mal à toute sa corporation ainsi qu'à leur chef.

Et puis il y a donc les corps de métiers (corporation), qui ont aussi leur propre caste. Le summum, la noblesse, ce sont les charpentiers : ceux qui fabriquent le squelette avec son armada de compagnons. La « chair » est attribuée au gros-œuvre : ceux qui coulent le béton par millions de tonnes de litres. En général ce sont des africains francophones car c'est le travail le plus pénible. L'enduit aux arabes (ils font un peu de tout). Les finitions appartiennent au second-œuvre. Et là aussi les origines géographiques sont différentes. Le second-œuvre est principalement dédié aux pays européens ouest-est. Sols et peinture aux portugais et espagnols. Le plâtrage, les plafonds, les parois aux polonais, roumains, tchèques, moldaves etc. Le plus fin et de haute technicité, l'électronique, l'électrique et système de sécurité aux français issus de l'immigration et anglais parfois. Sans compter les sous-traitants de 1ère, de 2ème, 3ème catégorie (les plus mal traités de tous).

Au déjeuner, ouvriers et chefs de chantier rejoignent leur groupe de nationalité et font place à une autre équipe. Pour se détendre,  ils ne font pas de melting-pot. On est entre soi.

Une fois par semaine, la cour des seigneurs et valets, dont je fais partie, visite toute cette fourmilière. Elle vérifie chaque brigade d'une manière quasi militaire qui, à son passage, se met au garde à vous, arrête de siffloter, de gueuler, de parler. Les chefs suprêmes des armées ouvrières écoutent attentivement nos griefs avant de les contester un par un en réunion de chantier. Des journées qui passent, des subalternes travaillant dans toutes conditions : canicule ou vague de froid hivernale. 35°C ou 0°C. En deçà il faut une autorisation de l'inspection du travail. Un travail d'une dureté qui me semble inavouable.

Mais dans le fond, ma place me semble nulle-part ici. Je ne fais partie d'aucun groupe humain. Encore ce sentiment de non appartenance à quelconque groupe humain que ce soit au temple ou à la cité. Nulle-part.

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