Retour aux sources
Valérie Pascual
De : Jantje
A : Hoogleraar[1] Roermond
Bonjour,
Comme vous le savez, j’ai bataillé deux ans pour obtenir l’autorisation. La Cerdagne a été transformée en sanctuaire écologique il y a cent ans, interdite d’accès pour en préserver la biodiversité. Cent ans que ma famille a dû partir, laissant derrière elle une maison, une histoire, des tombes. Toute mon enfance, on m’a raconté, montré des animations 3D, j’ai l’impression de tout connaître. La vue sur le Cambre d’Aze depuis Font-Romeu, la majesté des Bouillouses, les vaches en estives, le sommet du Carlit enneigé. Tout cela fait partie de moi et pourtant je ne l’ai jamais vu.
Alors, dès que les Mesures pour le Rétablissement Climatique ont fait effet, dès que le gouvernement européen a décidé que l’accès aux sanctuaires serait possible, j’ai fait ma demande. Ils en ont reçu des milliers, ou des centaines de milliers, je ne sais pas. Le Bureau mis en place spécialement fut vite submergé. Et chaque requérant dut justifier de ses motivations, de la légitimité de sa demande. J’ai simplement dit que je souhaitais voir la tombe des arrières grands-parents, à Saillagouse. Il était boulanger, elle était institutrice. Je n’ai pas argué du fait que je souhaitais découvrir une zone préservée, gna gna gna… J’ai parlé racines. Et j’ai obtenu gain de cause.
Ça y est, j’y suis, en Cerdagne. Le voyage a été long ! Je passe sur les centaines de kilomètres en train que les citoyens européens sont habitués à parcourir maintenant. Mon voyage n’était pas un cas d’extrême urgence justifiant de demander un voyage en avion affreusement polluant. La partie la plus étonnante fut les cinquante derniers kilomètres, entre Villefranche de Conflent et Saillagouse, dans un petit train peint en jaune et rouge, sur une voie électrique. Ce train est très écologique : l’énergie est fournie par un barrage en montagne. Il y avait des wagons découverts, formidables pour découvrir les paysages ! On suit une rivière passablement encaissée, un vrai torrent !
Je suis donc à Saillagouse. C’est étrange, la ville est quasi inhabitée. Normal pour un sanctuaire, me direz-vous ! On m’a désigné un accompagnateur, dont le rôle est de surveiller que je respecte les règles… Rien que d’y penser, ça m’emmerde. Il cultive le genre montagnard : grosses chaussures, chemise canadienne… et une casquette marquée USAP (c’est la grosse équipe de rugby locale), bleue ciel ! C’est d’un ridicule ! Les règles sont nombreuses et visent toutes à empêcher la pollution : gestion des déchets, utilisation de l’eau, mode de déplacement… Tout est pareil que dans les villes, mais en mille fois plus strict !
Il faudrait que je vous décrive la ville, mais je n’ai pas envie. C’est un peu bateau dans un récit de voyage. En fait, depuis que je suis ici, je me demande ce que je vais faire pour m’occuper. Le village est surtout construit de maisons de pierre, mais on m’a installé à l’écart, dans un chalet en bois autonome énergétiquement. Tout le confort moderne est disponible, en particulier une connexion MondioNet de type web 15.1, qui me permettra de vous envoyer quelques animations 3D dès que j’en aurai. Mais pour l’instant il faut que je me déconnecte, pour faire la visite qui m’a amené ici, au cimetière.
De : Emmanuel
A : Hélène
Bonsoir ma chérie
Je me dépêche d’écrire ce mail en espérant que tu n’iras que tard au cybercafé pour le lire. J’étais vraiment désespéré de te laisser seule avec Marius à l’hôpital de Prades. Comme nous l’avons discuté, il est difficile par les temps qui courent de refuser un client dans notre gîte, il nous faut de l’argent !
Bizarre le client d’ailleurs : il a un prénom hollandais et un nom catalan… Je n’ai pas encore bien compris ce qu’il veut faire ici, mais le gîte lui a plu. Il a aimé ta décoration.
Dis bien à Marius que je suis très fier de son courage face à l’opération. Ce n’est que l’appendicite, mais il est si petit…
De : Jantje
A : Hoogleraar Roermond
Il est merveilleusement entretenu, ce cimetière ! Les autorités avaient garanti le respect des sanctuaires, rien de plus vrai… Du coup, j’ai trouvé sans problème les tombes d’Henri et Antoinette Vila. C’est drôle, je venais pour saluer mes ancêtres cerdans, ceux qui étaient morts ici mais dont la descendance s’est éparpillée à travers le monde. Je connais par cœur le récit de leurs vies, ils font partie de moi et là, devant la plaque de marbre, je n’ai pas su quoi leur dire. J’ai marmonné quelque chose comme « salut, c’est Jantje Vila, l’un de vos multiples arrières petits enfants » et puis plus rien. Je voulais leur parler de ma vie, des mes espoirs, de mes rêves pour qu’ils soient fiers de moi et je n’ai pas su. Tout ce que j’ai été capable de faire, ce fut de lever la tête et regarder la montagne. J’ai toujours vécu en plaine. Je ne sais pas ce que c’est que l’altitude, être haut et voir le reste de la terre à ses pieds. J’ai envie d’essayer, je vais demander à Emmanuel (mon accompagnateur).
De : Hoogleraar Roermond
A : Jantje
C’est passionnant Jantje ! Continuez à me raconter ce voyage en forme de pèlerinage à la recherche de vos racines !
De : Emmanuel
A : Hélène
Bonsoir ma chérie
J’ai bien reçu ton mail. Ce serait chouette si effectivement Marius sortait vite et que vous reveniez ici. La maison est triste sans vous. Elle parait grise, sombre, elle qui est si lumineuse quand tu es là !
Mon client, Jantje, il est un peu étrange. Il pose des tas de questions sur la vie d’autrefois, sur des gens qui seraient partis en masse, qui auraient quitté la Cerdagne. Tu as entendu parler d’un truc comme ça ? Moi jamais. Il s’interroge aussi beaucoup sur la dureté des hivers qui interdisent le ravitaillement !?
En attendant, en plus de loger au gîte, il a envie de faire de la montagne. Demain je l’emmène au Cambre d’Aze. Il n’a pas l’habitude de randonner, mais il est en très bonne condition physique : il fait tous ses trajets dans le coin à vélo !
Je vous embrasse, toi et Marius.
De : Jantje
A : Hoogleraar Roermond
Emmanuel m’a emmené au sommet du Cambre d’Aze (2 711m), et m’a indiqué le nom de toutes les montagnes qu’on pouvait voir. Impressionnant ! Je lui ai demandé de me laisser un peu seul, je me suis assis et j’ai réfléchi. Longtemps. La vue exceptionnelle m’a apaisé. Au delà de la Cerdagne, sorte de haute plaine, j’ai contemplé Font-Romeu, le Carlit, des montagnes jumelles appelées les Péric, et plus loin d’autres sommets enneigés. Je ne sais pourquoi, cette contemplation m’a inspirée. C’est comme cela que j’ai fini par comprendre : Henri et Antoinette sont pour moi des personnages virtuels, comme des héros de film ou de livre. Si je rencontrais Luke Skywalker ou le héros de cette récente série de polars, Michael Sonelly, que leur dirais-je ? « Je vous admire tellement », ou une autre connerie du même genre. Mais je n’aurais rien à partager avec eux. Avec mes ancêtres, pareil. Ce pèlerinage était voué à l’échec, ils sont trop loin de moi dans le temps, l’espace, et nos mondes sont si dissemblables ! Il y a cent ans, plein de choses n’existaient pas : la propulsion magnétique, cette révolution qui a réduit notre dépendance au pétrole, les moyens de visioconférence 3D, où l’on croit réellement être dans la même pièce que nos interlocuteurs, ni la messagerie instantanée vocale, qui me permet d’enregistrer ce mail au lieu de le taper péniblement sur un clavier…
J’avais envisagé de chercher leur maison, leur lieu de naissance, mais non. J’arrête. Je transforme les quelques jours qui me restent en voyage d’agrément.
De : Hoogleraar Roermond
A : Jantje
Bonsoir Jantje,
Quelle que soit votre décision, continuez à me raconter votre voyage. Vous savez que j’adore la découverte d’autre lieux, d’autres paysages, d’autres cultures… bien que ce dernier aspect n’ai pas l’air de vous passionner !
De : Jantje
A : Hoogleraar Roermond
Trois ou quatre jours que je n’ai pas envoyé de nouvelles. Désolé ! J’ai été trop occupé pour faire un autre enregistrement vocal et le poster numériquement. D’autant que ce n’était possible que depuis mon chalet ! Mais pas à la boulangerie où j’ai habité tout ce temps. Après une autre randonnée avec mon accompagnateur, nous avons fini le trajet à dos d’âne. En passant devant une vieille maison de Saillagouse, l’inscription à demi effacée s’est tout-à-coup mise à scintiller. « Boulangerie ». Je l’ai reconnue immédiatement, j’avais vu tant de photos ! La porte était entrouverte, je suis entré. Une jeune fille attendait au comptoir, dans une pièce à l’écart un homme surveillait la pâte dans un pétrin, et tout au fond, assise à un bureau dans une pièce lumineuse, une femme corrigeait des copies. J’ai dit « bonjour », ils m’ont sourit. Je me suis assis sur une chaise et j’ai tout raconté : ma vie, mes espoirs, mes rêves. Je suis resté trois jours avec eux, ils m’ont accueilli les bras ouverts.
« Comment vous dites qu’il s’appelle, votre client ? »
Le capitaine Jambert de la GHM d’Osséja s’est fait treuiller au sommet du Cambre d’Aze, avec deux autres gendarmes après l’appel d’urgence d’Emmanuel. Les deux hommes sont en train d’installer la silhouette inerte sur une civière, puis de l’atteler pour l’hélitreuillage. Tout est prêt pour l’évacuer vers l’hôpital le plus proche.
- Bon, ajoute Jambert, je descends avec vous, vous me raconterez.
A-t-il besoin d’un prétexte pour profiter de la montagne ? Ils s’engagent tous les deux le long de la crête, vers les flancs de la montagne.
- Il s’appelle Jantje Vila, dit Emmanuel. Il vient des Pays Bas sur les traces de ses ancêtres. Il est descendu dans mon gîte, et je lui ai proposé de lui servir de guide. Il a voulu voir des trucs bizarres : le cimetière de Saillagouse, par exemple. Hier il m’a demandé de l’emmener en montagne. Je lui ai suggéré le Cambre d’Aze, pour la vue sur la Cerdagne, il a dit oui. Je crois qu’il a fait une crise de mal des montagnes : il s’est mis à avoir mal à la tête, puis des vertiges avant de perdre connaissance.
- OK, vu. Sauf que ses papiers sont au nom de Gérard Dubois.
- … ?
- Rien remarqué de bizarre chez ce drôle de paroissien ?
- En dehors d’une demande de "connexion MondioNet avec le Web 15.1", rien. J’ai cru à une plaisanterie.
- Il a un ordinateur ? Et bien venez au poste demain avec, on vérifiera tout ça et on fouillera son PC. Il va lui falloir quelques jours pour émerger, le médecin a dit qu’il allait délirer et qu’il sera impossible de l’interroger. Mais il faut bien qu’on en ait le cœur net !
Le Pla du Cambre d’Aze grouillait de monde. Des 4*4, des motos, du bruit et de l’agitation. Après des heures de marche, et la contrariété de l’incident arrivé à son client, Emmanuel détesta déboucher de la montagne paisible pour voir ce genre de foule. Il aurait aimé qu’on interdise la montagne à toute personne qui ne soit pas à pied. Mais ça n’est pas très démocratique… Lui qui ne les évoquait généralement pas, il avait beaucoup parlé avec Jantje Vila de ses idées écologiques un peu radicales : préserver des zones entières de l’empreinte négative de l’Homme. Les Hollandais sont souvent réceptifs aux propositions écolo avancées. Celui-là l’avait-il été un peu trop ? Mais était-il seulement un voyageur hollandais ?
[1] Hoogleraar : Professeur en néerlandais
Bonjour !
· Il y a plus de 14 ans ·La Cerdagne, c'est dans les Pyrénées orientales, autour de Font-Romeu. J'y ai passé beaucoup de vacances étant ados (rando, cueillette de champignons, jeux divers...) et j'aime cette région ! Petite précision: le petit train jaune existe vraiment !
Valérie
Valérie Pascual
Mais c'est où?
· Il y a plus de 14 ans ·marcoux666