Retourne au Pacha Club

Giorgio Buitoni

Un autre chapitre de mon roman " Amélie à tout prix "

Le Xanax infuse dans mon sang et toute ma vie bat en sourdine derrière une membrane de coton. Sans douleur aucune. A des kilomètres de toute sensation nerveuse. Je ne sens plus  mon orteil déchiqueté et je peux boiter plus vite sous la pluie. Je souris même à l'idée de revoir Amélie. J'entre au Pacha Club, trempé jusqu'aux os, la carabine plaquée contre ma cuisse, cachée sous mon imperméable, et le sourire aux lèvres. A l'intérieur, les spots de couleur rose, verts et bleus tourbillonnent sur les murs et le plafond. Il flotte comme un relent aigre de lait tourné, de sueur, et de bombe aérosol parfumée à la rose. Dans la pénombre, autour du bar, des entraineuses en guêpières de cuir laissent paraitre l'encoche molle et lasse de leurs fesses. Suspendues en grappe aux bras des deux seuls clients attablés face à des sceaux à champagne,  elles me reluquent du coin de leurs faux cils en fourrant la langue dans l'oreille de leurs pigeons. Sans doute se demandent-elles comment un type en caleçon de nuit, chaussé de charentaises de papi et revêtu d'un imperméable superposé à une robe de chambre, a pu passer la porte du club sans encombre.

Aucune trace d'Amélie.

C'est ici même qu'elle gagnait sa vie avant de vendre ses ignobles bijoux guimauves en pâtes Fimo sur internet. Ici même, elle titubait, soir après soir, le derrière changé en corniche à plaisir par de longs talons pic-à-glace, main dans la main avec des prolos venus s'offrir leur shoot de sexe mensuel sur cette petite ile poisseuse et peinte au néon, où l'amour est tarifé et sans condition. Ici, les filles se shootent à l'alcool et à l'aérosol désodorisant pour toilettes pour supporter l'haleine des clients et leur mauvaise hygiène corporelle. Elles encaissent les coups de poings dans les côtes des gitans en vadrouille, ou les déviances scatophiles des ronds de cuir du milieu venus se faire chier dans la bouche avant de tirer leur crampe. C'est ici, dans le salon obscur en arrière salle, qu'Amélie avait gouté à la chair humaine. Croqué la queue d'un client. Cet endroit est son environnement naturel. Dieu sait quels genre de   souvenirs peut laisser un bouge de ce genre dans la mémoire d'une orpheline de dix-huit ans.

Comment oublier ces litres de sperme avalés et les centaines de mains sales essuyées sur ton popotin sans quelque revanche à prendre ? Sans te retrouver l'âme pré-vendue au diable en super promotion avec le cœur dans un sac poubelle ?

Voilà que je lui trouve encore des excuses.

Le docteur Pipot avait raison.

C'est ce qu'il y a de pire, ce petit levier de culpabilité vissé sur le cœur des pigeons dans mon genre. Il vous fait faire le beau à l'envie pour des gens comme Amélie, avec en prime l'impression de ne jamais être à la hauteur. C'est juste une petite rechute.

Où est-elle ?

Je boite vers le bar. Goran se tient derrière le comptoir, maigre varan scandinave, tout en tendons et en nerfs, vêtu d'un marcel blanc. Illuminé de lumière néon rose, il me crie qu'Amélie n'est pas ici. Amélie pas là. Elle pas vu depuis des mois, il dit. Il glisse une vodka sur le comptoir et me confie à l'oreille :

«  OFFeRTe PaR Maison. ConTente VoiR, ami GeorGes. VouloiR Femme PouR Toi ? »

Non, non, je veux voir Amélie. A-M-E-L-I-E, je crie pour couvrir une reprise dégoulinante de Unchain my heart. Il secoue la tête, tout sourire.

Elle pas là.

Elle pas vue.

Je sais, je sais.

Depuis le jour du marché de Noël, son fantôme est partout. Et personne ne l'a vu.

Elle s'est encore foutue de moi.

Ma colère monte derrière la vitre épaisse et molle du Xanax. Ma main se cramponne à la carabine cachée sous mon imperméable. Et pour une raison occultée par ma foutue amnésie, je sais que j'ai ressenti la même violence grandir en moi le soir de notre rupture. Le matin suivant, Amélie avait disparu. Son flingue me rentrait dans la nuque à travers les plumes d'oies de l'oreiller. Deux cartouches manquaient dans le barillet. Deux coups avaient été tirés. Et leurs souvenirs effacés de ma mémoire.

Deux cartouches.

Le poids de deux vies.

Je dois me souvenir. Me souvenir. Fermer les yeux. Forcer la porte de ma mémoire. Fermer les yeux. Je vois. Oh... je vois... les grands yeux verts d'Amélie entrent en conjoncture avec le canon du flingue. Elle louche sur l'orifice noir et huilé d'où partira la balle. Je presse le canon entre ses deux yeux. Elle tient une corde entre les mains. Un cordage. Elle me sourit... Puis il fait noir et on me tape sur l'épaule :

«  Pas DoRmiR ! Ami GeoRges, Aller Bien ? »

Ai-je dormi ?

« DoNner StiMuLant pouR AMi GeoRGes. »

Goran ouvre un tiroir face à moi sous les étagères sur trois niveaux étalant flacons et fioles à whisky et à vodka. A l'intérieur du tiroir, la brillance de l'acier chromé étincelle et ricoche en plein dans ma rétine. Je me gifle d'une main. Suis-je réveillé ? Au fond du tiroir ouvert, allongé sur le flanc comme un mauvais souvenir endormi, il est là. Le flingue d'Amélie. Il a migré de dessous mes slips vers le tiroir de Goran. La main veineuse du petit maquereau albinos extrait du tiroir un flacon transparent, rempli de pilules blanches,  qu'il secoue près de son oreille.

« GeoRGes PRenDRe Deux et Plus DoRmiR Du Tout. »

Il me tend le flacon.

Je ne veux pas de drogue, je dis. Je suis réveillé. Merveilleusement réveillé. Puis-je admirer ce flingue ? Peut-il me le montrer ?

Le petit lézard albanais lève un sourcil translucide sur son front.

« GeoRges aiMer aRme ? »

Oui, moi aimer arme depuis peu. Beaucoup. Puis-je la voir ? Tâter ce flingue ? Goran rit, et c'est effrayant ce rire de vampire derrière la membrane boueuse du Xanax. D'un geste éclair, il s'empare du flingue dans le tiroir et le fait passer d'une main à l'autre. L'arme tournoie  autour de son index, vise à droite, à gauche, puis pointe entre mes deux yeux. Je louche sur le canon, mes doigts se crispent autour de la crosse de la carabine dissimulée sous mon imperméable. Les dents couleur de réglisse du petits maquereau tendineux jaillissent sous sa lèvre violacée. Un cure-dent se dresse au coin de sa mâchoire de varan. 

Je vais mourir.

« Je ne voulais pas faire de vague », je dis

Je voulais juste qu'on me serre fort et des vacances antalgiques aux iles Fidji.

Avec elle.

Je voulais nager nu dans toutes ces eaux tropicales, couleur bleu lagon de briques parfumées pour cuvettes de toilettes, en  compagnie d'Amélie. Je voulais me laisser aller à croire au bonheur.

Avec elle.

Je voulais qu'on m'aime d'amour.

Un remède à ma vie somnifère et à mon éducation.

Et maintenant, le métal froid de l'arme appuie contre mon front, puis fouille ma narine. Le percuteur fait clic. Et je vais mourir.

Je ferme les yeux : il fait noir.

Rire de vampire.

La pression froide contre ma narine s'estompe. J'ouvre un œil : Goran se bidonne derrière le comptoir. Je m'attends à voir Amélie surgir de derrière un rideau, genre canular de caméra cachée. Mais non.

« ToKaRev TT21, dit Goran. CaliBRe 40, six Coups Dans chaRgeuR, semi-auTomaTique, 70 MèTRes de La PoRTée. »

Il pose l'arme entre nous.

«  Ça PeTit BiJoux de MoRT. »

J'ai eu cette arme en main. Elle est ma madeleine d'écrivain à moi. Touche-la, soupèse-la et la mémoire te reviendra. Les souvenirs du soir de notre rupture. Mon estomac grogne, mon index glisse sur toute la longueur glacée du canon.

« Ami GeoRges PouvoiR le TouCHer » dit Goran en sifflant le verre de vodka que je n'ai pas bu.

Ma main se referme autour de la crosse et soulève l'arme. Lourde. Comme forgée dans un métal extra-terrestre. Ce flingue a mis Amélie en joue. Souviens-toi. Ferme les yeux. Ce flingue a tiré. Deux cartouches avaient été brulées à ton réveil, le matin de ton amnésie. Souviens-toi. Madeleine d'écrivain. Mon poignet tremble sous son poids. Rien. Je ne me souviens de rien.

Vise quelque chose.

J'appuie l'extrémité du canon contre le front de Goran. Ses sourcils s'arquent haut sur son front, en surplomb  de ses yeux de requin. Ouais, surprise totale, l'ami Georges te braque. La vie de l'ami Georges et la tienne sont roupies de sansonnet, à présent, mon p'tit gangster. Petites crottes de lapin recyclées.

Au bout de ce calibre, ta vie pèse juste le poids d'une balle.

Je dis : « Ou est-elle, Goran ? Ou est Amélie ? »

Ne recule pas, petit lézard. Laisse tes mains en évidence sur le comptoir. Ne crie pas.

« Pourquoi ce flingue qui était à elle, qui était ensuite sous mon oreiller après notre rupture, puis planqué sous mes slips dans mon armoire une année durant, se retrouve-t-il dans ton tiroir ? Elle est venue ici, ne me ment pas ! »

J'appuie plus fort le canon sur son front ; un réseau de veines vertes enflent sur ses tempes crayeuse.

Madeleine d'écrivain.

Souviens-toi, Georges Beckett. Que s'est-il passé ce soir là ?

Aucun souvenir ne vient.

Tire sur quelqu'un et souviens-toi.

Clic fait le percuteur. L'arme tremble dans ma main et mon index glisse sur la détente. Goran déroule la tête en arrière.

«  Pas FaiRe Bétise, aMi GeoRGes.

– C'est toi, Madame Claude, pas vrai ? C'est toi, hein ? Vous m'avez baisé, Amélie et toi ? Réponds ! 

– AMélie DanGeReuse, Elle PaS HuMaiNe. DéJa Dit à Ami GeoRGeS. OuBLier eLLe. GoRan ami de GeoRGes. »

Oh, tout le monde est mon ami, à présent. Il suffit d'une petite arme de rien du tout et tout le monde me voit. On me fait des courbettes. J'ai éprouvé le même sentiment de toute puissance le soir de ma rupture avec Amélie. Mais les souvenirs ne viennent pas. Tire. Tire et on verra. Deux cartouches. Il manquait deux cartouches, ce matin-là. Le poids de deux vies.

« Réponds ! », je dis en forçant l'entrée de la bouche de Goran avec le canon de l'arme. La sueur perle sur son front, étincelante et rose sous l'éclat des spots tournoyant, comme le nappage d'un gâteaux  à la télévision.

«  Réponds ! Ou est-elle, petit fumier de proxénète !

– MHHMMmHMMmHMmu ! »

Ok, ok, tu ne peux pas parler avec cette arme entre les lèvres. J'extrait de sa bouche le canon luisant de salive et le presse à nouveau contre son front.

« Pas vue, eLLe. Pas iCi. Déjà Dire, Ami GeoRGes. »

Ouais, ouais, elle pas vue, elle pas là. Je sais, je sais.

«  Ami GeoRGes, PLus CoMme aVant. »

Il renifle et me sourit, et mon orteil fusillé recommence à faire hurler la sirène de douleur dans ma tête. L'effet du Xanax s'estompe. Le canon de l'arme tremble contre le front de Goran, laissant un petit rond rouge et mouillé sur sa peau d'albinos.

« Ami GeoRges, Devenir CoMme eLLe. »

Il ajoute : « DeveNiR DanGeReux. 

- Et toi devenir mort. N'y vois rien de personnel. Mais je dois me souvenir. »

Je centre le canon sur son front et je serre la mâchoire ; il ferme les yeux, sourcils froncés.

Souviens-toi.

C'est au milieu de ce moment privilégié que nous partageons, qu'une forme oblongue et froide rentre dans le creux de ma nuque. Une autre glisse sous ma gorge. Le type qui me plante son flingue dans la nuque empeste le déodorant en aérosol bon marché d'une marque bien connue qui dit : «  find your magic ». Le couteau, c'est un genre de gitan endimanché coiffé d'un chapeau de paille borsalino qui le pointe sous ma gorge. 

« LaiSSer lui », dit Goran en m'arrachant le flingue de la main.

En périmètre, les filles à balconnet fument, plantées sur un pied à talons haut, le regard trouble, leur cigarette fumante à hauteur du visage.

Ok, Ok, je dis, c'était pour rire. Juste une mauvaise blague. Je vais simplement m'en aller. Prendre la porte. Me faire petite souris et sortir. S'ils n'y voient pas d'inconvénient. Veuillez agréer mesdames, messieurs, à toutes mes plates excuses. Bien cordialement. Merci. Merci.

Goran le varan hoche la tête avec un sourire de biais. La lame quitte ma gorge et je ne sens plus le flingue contre ma nuque. Ce n'est pas le moment  de laisser dépasser de dessous mon imperméable la carabine que je plaque contre ma cuisse. Ma douleur au pied s'est réveillée. Je boite à reculons vers la sortie sous les spots de discothèques épileptiques. Les filles de Goran, le gitan et l'homme aux effluves de déodorant me font face, armes au poing. Goran crache son cure dent sur le comptoir et dit :

« Si aMi GeorGes VouloiR VoiR AméLie. ALLer éGliSe et Demander MiRaCle. OuBLieR eLLe. »

Un miracle ?

Pourquoi n'y avais-je pas pensé ?

Le génie des vœux sur les quais de l'apocalypse. La chapelle des losers. Là où j'ai souhaité sa venue. Là où tout à commencé. C'est là-bas que je la trouverais.  

Oh, merci. Merci. Désolé pour le dérangement. Je vais juste sortir à présent et vous laisser à votre petite sauterie. Bisous. Bisous.

Tandis que je boitille à reculons comme une misérable version osseuse de Quasimodo, une main plaquée sur la cuisse et sur la carabine dissimulée, les silhouettes agglutinées autour du comptoir rétrécissent et rétrécissent dans la pénombre. A intervalle régulier, un spot de couleur changeante balaye leur visage façon naissance du petit jésus à Ibiza. A tâtons, je cherche la porte dans mon dos. La douleur de mon orteil me poignarde la cervelle et je sors en boitillant sur le trottoir, arrosé par une pluie d'enfer.  Amélie, ma belle, je sais où te trouver. A nous deux.

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