Rêve en vert: De toutes mes feuilles tendues

icescape

 

Le couteau glisse de ma main et accidentellement, la lame effilée vient caresser mon doigt. Un long frisson me parcours tandis qu’une ligne mince ouvre ma peau, et la chair en dessous. La crevasse rougit, se remplie et déborde lentement. Une goutte écarlate s’écrase sur le carrelage blanc, suivie d’une autre. Ploc, ploc. Encore une autre, un peu plus rouge un peu moins claire, un peu différente. Ma mer intérieure s’engouffre par la petite brèche et se répand au dehors, goutte après goutte. Le liquide tombe sur le sol, s’insinue entre les carreaux en cherchant à aller toujours plus bas, encore plus profondément. Il s’imbibe dans le ciment des joints qui le boit avidement. Je ne bouge pas et je regarde le rouge obscène qui m‘échappe au milieu de ma cuisine immaculée. La ou la première goutte est tombée, le sol se fendille, le carreau blanc se fracture et de la faille émerge un bourgeon d’un vert pale. Il pousse à une vitesse hallucinante, fortifié et nourrit par mon engrais pourpre qui l’arrose. Ce premier bourgeon est vite rejoint par d’autres. Ils se frayent un passage au travers du sol, le perçant à chaque endroit ou une goutte de sang est tombée. Les bourgeons se muent en tiges qui grimpent, qui épaississent. Des feuilles s’y déploient, s’étalent, grandissent. Autour de moi, en quelques secondes, un buisson s’est formé. Il progresse en hauteur, il progresse en largeur, il se répand et m’encercle. Je ne suis même pas surpris, je n’ai même pas peur. Je sais que ce n’est pas dangereux, il ne veut que mon bien et veut me dire quelque chose. Je suis au milieu d’un buisson de tiges volubiles et de feuilles tendre, comme dans un berceau, comme dans un écrin. Et soudain j’entend ce qu’il a à me dire. Je l’entend comme une douce mélopée qui monte du fond de mon esprit. Comme une graine, le message germe et grandit en moi. il enfle et je l’entend. « L’heure est venue, c’est le moment » me souffle-t-il.

Oui, l’heure est venue, c’est le moment. Je le sais maintenant, je le sens.

Le tiges s’écartent pour me laisser passer. Je sors de chez moi sans fermer la porte. Ce n’est plus nécessaire. Je marche dehors en semant derrière moi des petites gouttes d’ou germent progressivement une végétation bienveillante. Ou je vais ? peut importe que je vous dise l’endroit exact. Venez chez moi, et longez la route de végétation verdoyante qui a suivis mes pas. Vous me trouverez tout au bout.

En haut d’une colline, au milieu des arbres qui surplombent le mer je m’assois parmi les miens. Ma plaie est toujours ouverte mais le liquide qui s’en déverse n’est plus rouge : il est devenu d’un vert presque transparent. La métamorphose à commencé. Pour l’accélérer j’enfonce mes pieds dans la terre le plus profondément possible. J’y enfonce aussi mes mains. Je m’ancre au sol à cet endroit que j’ai choisi pour être mien jusqu'à la nuit des temps. Dans mes veines je sens la transformation s’accélérer. Mes muscles se raidissent, se durcissent. Au bout de mes mains et de mes pieds je sens des picotements. Mes doigts et mes orteils s’allongent, brunissent, se ramifient en s’enfonçant très loin dans le cœur de la colline. Mon tronc s’allonge. Je pousse. Les grains de beautés qui constellaient mon corps bourgeonnent. Je m’étoffe, je me végetalise. Ma peau s’épaissie, se durcie, se craquèle et prend une teinte d’écorce. Mes poumons se fragmentent en un millions de morceaux qui migrent dans les tiges nés de mes nævus et se répartissent dans chacune de mes feuilles qui s’ébauchent. Ma bouche et mon nez se soudent, désormais inutiles puisque je vais respirer par mes feuilles et me nourrir par mes racines. Je regarde une dernière fois le paysage qui m’entoure avant de fermer les yeux pour toujours. La vue n’est plus nécessaire dans ma nouvelle vie végétale. Il y a d’autres sens bien plus important. Ma transformation va prendre fin. Je suis en train de renaître en arbre. Un dernier effort et ce sera fait. Comme la première inspiration d’un nouveau né sortant du ventre de sa mère, je pousse un cri silencieux lorsque mon flux interne se met en marche. L’eau entre par mes racines et pousse ma sève jusque au bout de chacun de mes rameaux, dans chacune de mes feuilles qui transpirent l’eau sous forme de gaz.Ca y est, la pompe est actionnée, le cycle est mis en route. Je suis un arbre et les congénères qui m’entourent m’accueillent en une longue acclamation silencieuse. Je suis un des leurs maintenant.

Je resterai planté la pour toujours, bien ancré sur le dos de la colline, lançant mes feuilles toujours plus haut à l’assaut du ciel pour en absorbant le soleil.

J’offrirai mon tronc au dos de ceux qui viendront se reposer contre moi pour admirer la mer du haut de ce promontoire. Je leur donnerais de l’ombre pour les rafraîchir, je ferais bruisser mes feuilles pour les bercer.

Sous mes frondaisons, j’accueillerai les amoureux . Avec plaisir, je me laisserai scarifier de leurs initiales gravés au canif, entourés d’un cœur. Comme un livre d’or, je garderai précieusement ces naïves dédicaces, promesses illusoires d’amour éternel.

Je réconforterai les peines de ceux qui viendront pleurer contre la rudesse de mon tronc solide.

Je tendrai mes branches aux enfants venus me grimper dessus. Je serai fort, je serai vigoureux, je serai toujours la comme une borne réconfortante, une pause apaisante dans ce monde schizophrénique en perpétuel changement.

     Soudain, tout s’efface et je me redresse dans mon lit. Je suis en sueur au milieu des draps défaits et emmêlés. J’essaie de calmer ma respiration qui s’est emballée. Visiblement je viens de faire un rêve. Comme souvent, en une fraction de seconde, les images de mon songe se dissipent pour ne laisser qu’une vague impression. J’essaie de me souvenir, mais plus je me concentre, plus les images me fuient. Je ne sais plus de quoi était fait mon rêve. A part un doux relent de sérénité et une légère odeur de vert qui persiste, il ne m’en reste rien. Totalement éveillé maintenant, je me lève. Trop rapidement sûrement, car à peine debout je suis pris d’un vertige et je sens la migraine monter. Une douleur lancinante qui m’enserre le crane. Je m’appuie au mur en y posant ma main, le temps de reprendre mes esprits. Je vais dans la cuisine à tâtons, dans la pénombre du jour qui commence à poindre au travers des fenêtres. Je jette un Efferalgan dans un verre et tandis qu’il se dissout lentement en chuintant je prend une orange dans la coupe à fruits et je me saisi d’un couteau pour l’éplucher. L’esprit encore brumeux, je ne fais pas assez attention à mes gestes et le couteau glisse de ma main. Accidentellement, la lame effilée vient caresser mon doigt…

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