Révélation

petisaintleu

Suite de Rencontre

Imaginez-vous être un marin à bord de la Trinidad, le vaisseau de Magellan. Trois mois où vint à manquer l'eau potable. Vous en fûtes réduit à vous régaler de rats, de chats, de biscuits infestés de vers et d'ersatz de pain confectionné à base de sciure de bois. Le béribéri et le scorbut vous minèrent. Vos dents se déchaussèrent ; vos gencives ne furent plus qu'une plaie ; vous saigniez du nez ; des ecchymoses se formèrent sur l'ensemble de votre corps et votre peau devint écailleuse ; vos perceptions s'altérèrent ; vos articulations vous firent souffrir le martyre. Après une première escale aux îles des Voleurs – la future Guam – vous débarquâtes enfin sur ce qui vous apparut comme l'antichambre du paradis : des épices, des oiseaux multicolores et des indigènes qui semblaient être bien disposés.

Bien évidemment, Bogdan n'avait jamais rien connu de tout cela. Ses parents furent des privilégiés. Ils avaient accès au ZUM, le magasin des castes privilégiées. Le souvenir des disettes évoquées par ses grands parents ne l'avait jamais intéressé. Maria, elle, se souvint de la période où on devait se nourrir de chiens. Les coqs furent préservés. Plutôt crever que de se passer d'un de leurs combats. Ils n'avaient même pas peur des reproches qui ne manqueraient pas dans le secret des alcôves. Rien qu'à y penser, elle en avait encore des haut-le-cœur. Des années de pêche à la dynamite avaient anéanti toute faune marine dans un rayon de vingt kilomètres autour de l'île. Les prières à Santo Niño ou les supplications à la Vierge Marie n'eurent aucun effet. Pas plus que la vieille, que l'on traitait d'habitude de folle et que l'on évitait par peur qu'elle ne vous jetât un sort. On l'autorisa à supplier ses esprits qui ne furent guère d'un meilleur recours. Il fallut le passage inespéré d'un fonctionnaire de Manille pour mettre un terme à ces pratiques halieutiques.

Leurs premiers échanges étaient on ne peut plus sérieux comme vous pouvez le constater. Ce n'est pas que Bodgan ne la trouvât pas jolie. Mais, à vrai dire, il était plus fasciné par l'esprit que par la plastique de Maria. Il est désormais temps de vous le révéler. Il avait un amant qui l'attendait à Madrid, Miguel. D'ailleurs, il sourit d'une drôle de manière quand Maria lui offrit une bière portant le nom de son amoureux. Avant son départ, il lui avait promis de ne pas succomber aux sirènes tropicales, celles qui ne lésinaient pas sur le traitements hormonaux pour semer le trouble, peu importe votre orientation sexuelle.

Quoi qu'il en soit, il fallait bien admettre le trouble de Bodgan. Comment pouvait-elle lui réciter des poèmes de Lyubomir Levchevou ou lui asséner des tirades du dramaturge Stanislav Stratiev ? Imaginez le contraste entre un texte qui tient du théâtre de l'absurde, les cocotiers et une plage de sable immaculé. Pour lui donner le change, par respect, il lui rendit la pareille en déclamant quelques passages de Noli me tangere du héros national Jose Rizal. Le tagalog, la langue officielle des Philippines, était suffisamment abâtardie d'espagnol pour qu'il en possédât des notions pour le comprendre et le parler un peu.

Ils finirent par rentrer au cottage. Il était temps que Maria reprenne ses tâches domestiques. Elle devait satisfaire, sans qu'elle s'en formalisât, aux exigences des touristes qui la traitaient comme des conquistadors. Il était certain qu'aux yeux de ces imbéciles, l'intelligence et la finesse de leur hôtesse leur fussent tout autant inaccessible que ces explorateurs qui se tuèrent à chercher l'Eldorado au plus profond de la forêt amazonienne.

Quant à Bodgan, il rejoignit sa chambre pour se connecter et échanger avec Miguel. Il ne put lui raconter que des banalités, tant Maria lui avait insufflé le mal de son pays natal. Miguel avait beau faire sa crise habituelle de jalousie, il n'en avait que faire. Il prétexta le décalage horaire et la fatigue pour écourter son échange. Il n'avait qu'une hâte, celle de s'allonger sur sa couche pour fermer les yeux. À peine les paupières closes, il fut assailli par la plaine du Danube, par le mont Gyumourdjinski Snejnik et par les Bogomiles.


(À suivre...)

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