Révélation

Emilia Jarry

-Bonjour Mamie !

-Bonjour mon petit

- Ca va pas ? Tu as l’air fatiguée…

- Un peu, mais ça passera.

-Qu’est-ce qu’il y a ? C’est ta tension ? Le diabète ? Ou c’est encore la voisine qui est venue te tenir la jambe … ?

-Non, non, rien de tout ça… Non, ce qui m’a fatiguée, je vais te le dire, c’est une visite qu’on vient de me faire.

- Une visite ? Qui ça ?

- Tu n’as croisé personne en arrivant ?

-Si une femme, une grande brune. Plus toute jeune, mais encore pas mal. J’ai pensé que c’était une nouvelle infirmière. Papa m’a dit que tu avais viré Eugénie.

- Je n’ai pas « viré » Eugénie, elle est partie d’elle-même. Ton père a toujours eu le sens du drame ; et non, cette femme n’était pas une infirmière. C’était une vieille connaissance…

-Elle m’a semblé un peu jeune pour être une de tes amies d’enfance.

- En effet, je l’ai rencontrée plus tard ; beaucoup plus tard. En 83, peu de temps avant ta naissance. Ton grand-père travaillait comme un forçat avec ton père pour essayer de sauver le magasin, tes tantes avaient quitté la maison, il ne restait plus que ton oncle Alain qui, soi-disant préparait le bac, et se passait volontiers de moi. J’avais décidé de profiter de ma nouvelle liberté pour me rendre utile. Je savais qu’une association d’aide aux jeunes filles, une sorte de Planning Familial recherchait des bénévoles. Depuis toujours, même si je n’en parlais pas – tu connais ton grand-père…-- il me semblait qu’éviter aux filles de se retrouver mères trop jeunes, alors qu’elles n’avaient rien, ni mari, ni métier, c’était un service à leur rendre, à elles et aux bébés… Ce n’est pas que j’aie souffert d’avoir eu des enfants très tôt, non, les miens je les ai tous désirés, mais je me souvenais d’histoires d’avortements clandestins à vous glacer le sang, ou d’enfant abandonnés… bref, je trouvais utile d’aider des jeunes filles qui ne pouvaient rien dire à leurs parents, ni demander la pilule, ni rien…

Deux fois par semaine, donc, je tenais la permanence de l’association, à Lupinu, avec deux autres bénévoles. Nous recevions toutes sorte de femmes, des jeunes filles affolées, des mamans épuisées par trop de grossesses, des jeunes femmes qui avaient oublié leur pilule… Nous traitions les cas les plus simples, les demandes de pilules, les questions de jeunes filles, ou les femmes qui étaient décidées à avorter. On leur prenait alors RV à l’hôpital avec la gynéco qui soutenait notre association.

Les cas difficiles — les mineures, les instables, les 12 semaines dépassées, les immigrées sans papiers…-- ceux-là, nous les notions et nous leur demandions de revenir quand Francesca, la responsable du centre, était de permanence. C’est ce que j’ai fait quand Patricia s’est présentée. Elle n’avait pas encore 18 ans, et son ventre était déjà bien rond ; je lui ai fixé un RV pour le surlendemain avec Francesca. Sans rien dire, elle a empoché son petit papier. Elle m’a regardé de ses grands yeux noirs, l’air hésitant, et puis elle est partie sans rien dire. J’ai senti un pincement au cœur, comme un remord… L’impression d’avoir écrasé un escargot sous mon talon.

Deux heures plus tard, j’ai fermé la permanence, et je suis partie. Juste sur le trottoir d’en face, je l’ai vue. Patricia. Elle fumait une cigarette, les deux mains enfoncées dans ses poches, l’œil mi-clos pour éviter la fumée. En me voyant, elle s’est levée, a jeté son mégot et s’est avancée vers moi. « Vous ne m’avez pas laissé le temps de parler tout à l’heure, et puis il y avait trop de monde… Je ne suis pas venue vous voir pour ce que vous croyez. Je ne veux pas avorter ; je veux une famille pour mon bébé. J’ai pensé que vous pourriez m’aider » Elle parlait d’un ton brusque, mais on sentait sa timidité et l’habitude de ne compter que sur elle-même.

J’ai rouvert la porte du local, j’ai réchauffé du café ; nous nous sommes assises et elle a parlé.

Tony était déjà pensionnaire depuis dans le foyer où Patricia venait d’arriver. Comme presque tous les jeunes là-bas, il était passé par les diverses institutions pour l’enfance défavorisée : pouponnière de l’hôpital, puis pouponnière de la Dass jusqu’à trois ans ; placement en famille d’accueil, en attendant une adoption de plus en plus improbable au fur et à mesure que les années passaient, et enfin les foyers… L’errance. Jamais à sa place nulle part, la solitude, froide comme les draps des dortoirs mal chauffés… Tony avait grandi avec tout ça ; malgré tout ça. Il n’avait pas évité quelques passages dans le bureau du juge des enfants pour avoir bricolé des autoradios, et fumé plus que du tabac, ni un ou deux séjours dans des centres de rééducation, mais à 17 ans, quand Patricia l’avait rencontré, il était plutôt moins cabossés que les autres. C’est pour ça qu’entre eux, ça avait marché. Tony ne se laissait pas facilement cataloguer : il ne cherchait pas la bagarre, mais il ne reculait jamais devant une provocation. On le laissait tranquille, car il cognait fort, mais jamais le premier. Il n’était pas fayot, mais les profs l’adoraient parce qu’il travaillait très bien, et qu’il ne leur parlait pas mal, du moins tant qu’eux-mêmes ne haussaient pas le ton. Il vivait sa vie un peu à l’écart, à rêvasser en tirant sur sa cigarette, les mains dans les poches et l’oeil mi-clos. En l’apercevant, Patricia avait immédiatement senti son cœur se décrocher dans sa poitrine. Le coup de foudre ; pour ses cheveux en bataille, sa moue boudeuse, et ses yeux farouches... Il ressemblait à James Dean ! Pendant des semaines, elle l’avait observé à la dérobée, le guettant, l’air indifférent, dans les couloirs et dans la cour du foyer.

Dès son arrivée , elle s’était liée avec deux ou trois filles parmi les plus sauvages, et un ou deux garçons parmi les plus sages. L’expérience des internats et autres maisons d’enfants lui avaient appris à nouer les alliances utiles à sa tranquillité. Ce qu’elle voulait c’était pouvoir lire et étudier sans devenir une tête de Turc. Les livres, c’était sa passion, ses livres préférés, sa vraie vie ; une vie portative qu’elle trimballait de famille en famille et qu’il lui suffisait d’ouvrir pour se retrouver. En général, en la voyant sortir ses bouquins, les gens ricanaient, même les adultes qui, tous, préféraient la télé. Et puis ils s’habituaient, et finissaient même par lui témoigner une sorte de considération pour être capable de lire des heures sans décrocher.

Avec les jeunes, Patricia veillait à ne pas passer pour une bêcheuse. Elle plaisait aux garçons et ne les repoussait pas. Mais quelque chose en elle les intimidait et les retenait de franchir les limites. Elle avait perdu sa virginité à l’âge où, dans les livres qu’elle lisait, les petites filles délaissent tout juste leurs poupées, et cela lui donnait aux yeux des jeunes, une sorte d’habilitation à choisir de coucher ou pas. Avec Tony, la question ne se posait même pas. Elle était folle de lui, et recherchait fébrilement dans ses livres les passages qui exprimaient les sentiments qui lui bouleversaient le cœur et les sens. Elle se mourait d’amour et lui l’ignorait toujours avec une belle indifférence. Un soir de fête et de désespoir, elle s’était laissée embrasser par José, un garçon qui l’aimait et qu’elle n’aimait pas, comme dans les romans ; embrassée sous les yeux de Tony, pour voir sa réaction. Celle-ci ne s’était pas faite attendre : Tony s’était levé, l’avait saisie par le bras et l’arrachant à son cavalier, l’avait entraînée dehors. « Qu’est-ce que tu fous avec ce naze ? » lui avait-il dit avant de l’embrasser à pleine bouche. Humilié et furieux, José les avaient suivis. Il avait tiré Tony en arrière et profita de l’avoir déséquilibré pour lui envoyer un formidable coup de pied entre les jambes. Plié en deux, Tony avait foncé tête baissée sur José, ils avaient roulé par terre et s’étaient battus jusqu’à ce qu’un éducateur les séparent. Patricia avait soigné les plaies de Tony, montrant clairement à tout le monde de qui elle était la femme. Ils avaient à peine attendu que Tony récupère pour s’aimer comme des fous. Tony aimait Patricia autant que Patricia aimait Tony. Leur couple faisait naître un sourire chez tous ceux qui les croisaient. Ils étaient beaux, ils étaient bons, ils étaient inséparables. Ils étaient la mascotte du foyer, la preuve manifeste que tous les enfants abandonnés n’étaient pas des enfants perdus.

Mais dans l’ombre, José fourbissait sa haine. Il allait détruire ce couple, et récupérer Patricia. C’est lui qui l’avait embrassée le premier, et dans cette antériorité, il voyait une légitimité bafouée. Mais Tony et Patricia semblaient intouchables, protégés par leur amour, et l’affection dont tout le monde les entourait. Et puis Patricia tomba enceinte ; rien d’étonnant quand on s’aime tous les soirs sans pilule ni capote. Comme elle, Tony voulait un bébé. Ils voulaient ensemble fonder la famille que ni l’un ni l’autre n’avaient eue, et donner à cet enfant tout l’amour, toute la joie et la beauté dont ils avaient manqué. Ils lui liraient des histoires, ils l’emmèneraient au parc et au Guignol, ils iraient en vacances à la mer et ils ne l’enverraient jamais en colo… Les éducateurs du foyer levèrent les bras au ciel et tentèrent de convaincre Patricia d’avorter. Elle refusa, et tint bon, Tony à ses côtés. Encore une fois, la magie de leur amour opéra. Les adultes se mirent à croire que c’était possible, que ces deux-là pourraient mettre au monde et élever un enfant, et le rendre heureux. Patricia garda son bébé et afficha bientôt un petit ventre proéminent. Trop proéminent pour José. Un soir, il fonça sur elle, la fit tomber et la bourra de coups de pieds. Patricia hurlait, roulée en boule pour protéger son ventre. Tony survint, blanc comme un linge. La bagarre entre les deux jeunes hommes fut d’une violence inouïe, nourrie de haine et d’espoir déçu, de rage et de fureur de vivre. Une lame brilla, disparut, réapparut rouge de sang… Tony  gisait aux pieds de José ensanglanté.

José fut emprisonné, Tony incinéré. Patricia avait sauvé son bébé, mais tous ses projets s’étaient effondrés. Avoir ce bébé seule, à son âge, c’était lui préparer la même vie qu’elle et Tony s’étaient promis de lui épargner. Avorter ? Il était un peu tard, sauf en Angleterre, mais cet enfant était le fruit de leur amour, elle ne pouvait se résoudre à le voir partir en fumée, puisqu’il paraît qu’on les brûle, les fœtus… L’abandonner à la naissance, c’était l’exposer à l’incertitude d’une adoption. Mourir avec lui alors, faire de son corps sa dernière demeure… Patricia y avait longuement songé, et n’était pas loin de prendre cette résolution. Et puis dans son ventre, le bébé avait bougé, et elle n’avait plus osé. Elle avait bien réfléchi : elle voulait que son enfant soit heureux, dans une vraie famille. Elle ne pouvait plus l’accueillir dans celle qu’elle lui avait préparée, mais elle pouvait lui en trouver une autre. Ce serait son premier, son dernier et son seul sacrifice de mère. Et elle savait précisément à quel genre de famille elle voulait donner son enfant…

-Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?

- Attends un peu … J’ai beaucoup parlé, laisse-moi souffler 5 min.

- Patricia, c’est la femme que j’ai croisée tout à l’heure ?

- Oui, c’est elle.

-Et le bébé ? Celui qu’elle attendait en 1983… 

-Le bébé… Le bébé, c’était toi.

Signaler ce texte