Rêveries urbaines
Caroline Morello
Midi trente, le coup de feu."
- Un jambon beurre s'il vous plait.
-Le plat du jour, vous le servez avec quoi ?
-Mademoiselle, je suis pressée, merci de prendre ma commande.
-L'entrecôte, je l'avais demandée saignante, elle est à point, regardez !
-Zoé, la royale de la neuf est prête, arrête de rêvasser !
J'ai accepté ce poste de serveuse à la Table Ronde, une brasserie rue Solférino, parce qu'il fallait bien payer le loyer exorbitant de ma petite chambre de 11m². Située au 7ème étage sans ascenseur, toilettes et douche sur le palier à partager avec 3 autres locataires, l'endroit est plutôt modeste, mais je suis chez moi et je m'y sens bien.
Ma vie est réglée comme une horloge. Après quelques longueurs matinales à la piscine du quartier, je prends mon service à 11h. Ma courte pause de l'après-midi est consacrée à la préparation du CAPES de physique-chimie que je tente pour la 3ème année consécutive. J'y arriverai, j'ai juste besoin de temps… Retour au restaurant en début de soirée jusqu'à point d'heure. Les clients du soir ont tendance, après avoir écumé quelques bouteilles de vin, à se sentir chez eux dans l'atmosphère feutrée de la brasserie. Souvent, le patron doit les mettre gentiment à la porte.
Tous les soirs, mes collègues et moi retrouvons d'autres connaissances, toujours au même café, des noctambules, comme nous, qui viennent de terminer leur journée de labeur. Les conversations sont simples, sans trop de profondeur, nous nous dévoilons peu. Nous ne sommes pas des amis à proprement dit, juste des jeunes adultes un peu perdus dans cette métropole et qui tentons d'y faire notre place.
Nous rentrons, chacun de notre côté. Chaque soir, j'emprunte un chemin différent et je pars à la découverte de la ville. J'aime me promener, seule, la nuit dans Paris. Tout pour moi est sujet à contemplation et met en branle le fertile circuit de mon imagination.
Devant la Bastille, je me noie dans la foule immense des émeutiers qui arrivent des Invalides, armés de fusils. Le bruit court que l'on peut y trouver des munitions. La forteresse est envahie par les assiégeants assoiffés de sang et de justice, les captifs sont libérés. Euphoriques, démentiels, nous traversons la capitale, la tête de De Launay érigée comme symbole de notre victoire qui marque la fin de l'Ancien Régime. Le renouveau est en marche. "Ce n'est pas une révolte mais une révolution", dira-t-on bientôt.
Effervescence dans la ville en ce jour de printemps 1889. Venus de toute la France et d'ailleurs, des milliers de visiteurs s'extasient devant la Fontaine du Progrès. Au rythme de la musique, les couleurs des lumières qui la parent changent. La foule est subjuguée. Je continue ma route, arpentant le Champ de Mars : la Galerie des Machines, le Palais des Beaux Arts, le Chemin de Fer de Decauville. Je m'offre une boisson rafraîchissante, qui méritera son prix. Je me fige, partagée entre un terrible sentiment de peine et une pointe d'émerveillement devant la Tour. Colossale armature de fer, admirée par les uns, condamnée par d'autres qui s'insurgent contre cette monstruosité inutile. Elle m'a pris mon mari et mon plus jeune fils qui ont travaillé à sa construction. Pourtant, je souhaite la voir encore longtemps, ancrée dans la terre, en leur mémoire.
Mon nom écrit en lettres rouges sur la devanture : "Zoé Bravais". Dans ma loge, les visites se succèdent. Il paraît que le concert se joue à guichet fermé. Inespéré pour mon premier Olympia. Depuis le temps que ma guitare et moi vagabondons de troquets en bistrots, sur les marchés, au fil des routes, enfin, mon heure de gloire est arrivée. Marco vient m'annoncer que c'est à moi dans deux minutes. Je respire à plein poumons, j'ai le trac. Heureusement, ce soir, je suis accompagnée par trois musiciens que j'ai rencontrés au fil des routes. Trois garçons, un peu trop… Je ne trouve pas le mot mais talentueux en tout cas. La salle s'éteint, la scène s'éclaire. Les premières notes sont hésitantes mais le public est à l'écoute, chaleureux. Ses applaudissements me galvanisent, la complicité avec mes compères d'un soir me donne confiance, je déborde de joie. Deux heures plus tard, fin du concert. Quelques bières dans les loges, on refait le spectacle, se félicite, se dit à la prochaine. Je l'espère.
Belleville, fin des rêveries. Je compose le code de la porte d'entrée : 1618, un joli nombre. J'entame l'ascension des sept étages, 147 marches, je les ai comptées. L'unique ampoule qui éclaire ma chambre grésille lorsque je l'allume. Il faudrait que je pense à la changer, elle ne va pas tarder à rendre l'âme. La lumière est faible, mais suffisante. Je me couche dans mon petit lit une place et je contemple les toits de Paris et les lumières de la ville par la fenêtre dont je ne ferme jamais les volets. J'aimerais planer au-dessus de la capitale sur un tapis volant.
Je m'endors, en pensant à toi. Toujours à la même place, à la même heure, depuis des mois, plongé dans tes romans, ton café noir qui refroidit et que tu avales d'une traite juste avant de disparaître, sans un regard, ni un mot pour quiconque.
Demain, je viendrai te parler. Demain, ou après-demain, ou un autre jour. Enfin, peut-être…