REVES DE VITRIER

giuglietta

FETE DE LA SCIE / CARNAVAL DES GUEUX

C'est le carnaval des gueux, le jour des Fous, un jour dans l'année, on se moque, on jure, on danse, on boit, on rit des puissants, il faut bien, on existe à peine autrement, on n'est pas grand-chose, on vit de peu, la peine est lourde, mais une fois l'an, on sort, on jaillit du néant, nous tous, on est nombreux, on peut tout se permettre, on arbore les armoiries de notre seigneur avec audace, c'est comme un sacrilège, c'est simulacre, c'est fausse révérence, nous sourires édentés le disent, c'est farce, on peine à le cacher, mieux, on le dit – mais sous le masque, tout de même, on dit ce qu'on veut, nous sommes tous fous, c'est notre jour, c'est la fête, la Fête de la Scie, les couleurs du Brissac sont haussées, certains à leur vue, s'empressent de cracher, on s'amuse, on ripaille, du lever de l'astre solaire à son coucher, tout est permis dit-on, notre misérable revanche, on la dévore à pleines dents, nous la mâchons, et aussi, si on la digère mal, on la rote, on la pète, on la vomit, on s'étrangle à s'en repaître de cette revanche éructante, alors on se déguenille, on montre son cul, on tâte de la mamelle, les marmots gesticulent, galopent, pousse hauts cris, emmerdent les chiens, les caniveaux débordent, au début, on est forts comme à la Jacquerie, après on se sent gais d'avoir pris la boisson, ensuite on repense au travail, aux galères, aux temps de la moisson, puis on est fatigué à cause de la danse, de l'excitation qui s'en va, repus et dégoûtés de cette colère rentrée, après, encore après, on ne sait plus, qu'est-ce qu'on sait ? on est des gueux, et un jour, un seul jour, un grand, un petit jour, la ville est à nous, et la vie, la vie, notre vie nous appartient un peu, une seule journée l'an, oui c'est peu, et se pourrait-il que ça dure ?

------------------------------------------------------------------------------------LES 2 MONOLOGUES

-Je suis sans voix…

-Je suis sans voix !

-Que dire ? Je trouve ça… coloré. Mais… raide ! Tellement raide, rectiligne.

Et… abstrait.

-C'est sublime ! Au-delà de ce que j'attendais. Je serais tenté de dire que c'est divin. Une telle beauté. Si je crois en quelque chose, c'est bien en l'art, la capacité à fabriquer du Beau, surtout.

-Je n'éprouve absolument rien. Je regarde, je vois les couleurs. Peu de lumière. J'ai mal choisi mon jour, dehors l'air est presque opaque à cause de la brume. Le ciel est gris. Avec un autre éclairage, sans doute…

-Piffaretti a tout compris ! Quel travail pour en arriver là, cette apparente simplicité, cette perfection. L'axe qu'il a créé dans l'église, la progression, ce bleu du ciel, ce jaune oblique qu'y s'y mêle et dit la lumière, au fur et à mesure ce rouge entêtant qui s'impose.

-Toutes ces lignes droites. Pour moi, elles jurent avec les fenêtres en ogives, les moulures de la pierre. Sûrement que je n'y comprends rien. Mais moi, j'aime les choses immédiates. J'aime ressentir, vibrer, aussitôt, être frappée, émue, prise, surprise, envoûtée, ressentir une émotion indicible… Et s'il faut que ce soit expliqué…

-Ca parle tout seul ! C'est puissant ! « La couleur n'est jamais seule, elle est en partage avec la lumière » dit Piffaretti, je l'ai lu. Comme c'est vrai. Peu de soleil aujourd'hui, mais la lumière joue avec ces teintes entremêlées, couleur chacune primaire, toutes ensemble créant ce mauve intense, ce vert… viride, comme écrirait Rimbaud. Et ça chatoie, ça irise, ça bouge !

-Je marche, je marche, je me pose, me lève, déambule à nouveau, je scrute, j'essaie. J'essaie d'entrer dans le monde de l'artiste, comprendre un peu tout de même à défaut de ressentir. C'est vrai, pourtant, ce n'est jamais pareil, je perçois des changements, une impression nouvelle, pour un souffle de vent dehors sans doute, ça bouge pour un rai de soleil illuminant le pourpre qui à travers une ligne bleue m'apparait d'un violet intense…

-Je salue l'audace de tous ceux qui ont su mêler la vieille pierre mais chantournée, et l'apparente abstraction de ces vitraux modernes. Quel culot, quel talent, d'avoir osé donner aux fidèles ou aux promeneurs la possibilité d'y voir ce qu'ils veulent. D'avoir donné à imaginer, à se perdre. Il y a tellement plus de richesse dans l'œil du spectateur, dans son cœur, ses pensées. La pure abstraction, seule, offre une telle débauche d'émotions et de sentiments ! Quelques couleurs posées mine de rien, présentes aux heures changeantes pour que tout soit possible !

-Je rêvais de courbes, de lignes brisées, d'entrelacs, scènes champêtres, saints extatiques, fidèles en adoration, j'imaginais mille détails, mille coloris charmants. Je ne sais ce que j'attendais quand j'ai pensé qu'une scène du livre se passerait en l'Eglise St Martin… Voir son manteau rouge, dont le verre révèlerait les plis délicats à contre-jour ? Il est là, ce rouge, entêtant, mais…

-Magnifique, j'écrirai ça dans le guide : cette petite église d'une petite ville normande, grâce à ses vitraux surpasse en beauté, en grâce, en élégance bien des cathédrales. J'y reviendrai. Encore et encore.

-Cependant… je m'apprivoise, je m'y fais… Je comprends mieux… Je commence à voir… quelque chose. C'est beau tout de même, oui… Je reviendrai.

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LE CHAT

Il est entré. Tout simplement. Parce que la grande porte de bois à deux battants était ouverte. Il est entré prudemment, comme il se meut toujours, à petit pas, regardant à droite et à gauche, il n'y avait personne. Il n'avait donc pas peur.

Il s'est faufilé prestement pour s'arrêter juste sous un vitrail et sur le sol de pierre autour de lui, la lumière reflétait les couleurs du verre bleu et jaune. Ca dansait insensiblement en larges mouvements et il a joué un peu à attraper ces formes floues.

Il ne faisait pas très chaud mais il se sentait bien, alors il a progressé jusqu'à cet endroit où des flaques violettes inondaient le pavé et là, il s'est roulé sur le dos, lentement, les quatre fers en l'air. C'était bon. Paisible. Silencieux. Il a entrepris une toilette, à petits coups de langue.

Il s'est avancé vers le chœur, oubliant toute prudence, et dans une lumière rouge ardente, s'est pris à ronronner. Heureux. Il n'a pas entendu les pas de l'homme, yeux clos, il profitait de cet heureux instant, tout prêt à s'endormir.

L'homme a été surpris par la présence du chat, ému de le voir tellement serein, intérieurement, il se réjouissait, il riait un peu de voir la fourrure blanche de la bête se teinter d'un arc en ciel fluide, comme liquide, mais bon, c'était bientôt l'heure de la messe.

L'homme a laissé le chat dormir encore un peu, puis il l'a doucement attrapé et tout en le caressant l'a emmené dehors devant l'église, sur la pierre que le soleil chauffait.

Mais le chat, vexé, a baillé son dédain, avant de filer comme un éclair immaculé, dans la touffeur rassurante des plus proches buissons.

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LE TRAJET

J'emprunte cette route tous les jours. Matin et soir. Et je ne m'en lasse jamais.

Bien sûr, depuis le temps, je ne fais plus vraiment attention aux paysages. Je ne vois plus les bâtiments, maisons, commerces, usines. Je ne vois plus tout à fait les arbres, les champs, les bêtes, les hommes.

Mal réveillé, souvent, le matin, concentré sur la conduite, je pense à la journée qui vient, à mille détails pratiques, à mes soucis parfois, à quelque rendez-vous après le travail. Mais je suis toujours conscient, malgré tout, malgré moi, des teintes changeantes du ciel normand, de la lumière fragile qui perce les nuages, du ciel bleu-gris, du vert de l'herbe printanière, d'un jaune très soudain, fugace, qu'une trouée de soleil réveille dans le colza. Je n'y pense guère. Pourtant j'en suis heureux et la route, du coup, n'est jamais monotone.

Le soir au retour, je suis fatigué, sans doute, mais les lueurs orangées des flammes des usines illuminent mon trajet d'un halo qui se fond dans la nuit de l'hiver ou tranche sur l'azur clair de l'été, lorsqu'il reste encore de bonnes heures à vivre la journée de boulot terminée.

Je sais bien que les verts et les jaunes des champs doivent peu désormais à la nature, que le brouillard orange et mauve qui enveloppe le couchant est tissé de matières polluantes.

C'est le monde moderne. Il a ses propres illuminations… Phares des voitures en face, feux arrières devant moi, autant de paires d'yeux blancs ou rouges, scrutant l'obscurité, déjouant la nuit. Les fenêtres brillantes allument les immeubles, les enseignes scintillent, des guirlandes clignotent et décidément les nouvelles constellations qui nous guident sont celles de la Zone.

Comment était-ce avant ? Autrefois, ici, dans la campagne, de quelles couleurs, de quelles lumières, se repaissaient les yeux du paysan, du vagabond, de la fermière. Que voyaient-ils le pâtre ou la bergère ? Qu'imaginaient-ils donc, le fidèle, le peintre, le poète ?

Nuits sans étoiles, sombres et effrayantes, dangers réels, menaces imprécises. Les cieux clairs, aux jours sans pluie, embellissaient-ils le morne labeur des villageois ? …

Les couchants déjà mêlaient l'or et le pourpre, toujours, je ne sais pourquoi, je trouve ça rassurant.

Je pense à l'humanité d'avant l'âtre, d'avant les chandelles, comme ils vivaient avant le feu…

Et je pense aux compagnons-verriers, aux hommes qui déjà travaillaient le vitrail, à ces œuvres à nos yeux naïves, qui disent les beautés d'un drôle de monde, celui qui semblait éternel avant le pétrole et l'électricité. 

-------------------------------------------------------------------------------------MADRAS (chanson…)


Il a dessiné des carreaux

Comme sur un tissus madras

Bandes debout

Bandes couchées

Se croisent et sont comme tissées

Et d'indigo se teint le drap

Ou de bleu aussi, d'orangé

Vert et jaune se sont croisés

Coulent les heures

Couleur pastel

Temps écoulé, couleurs passées

Avec le temps, les couleurs passent-elles ?

Rouge est la couleur du manteau

Reçu dans le froid en partage

On ne sait si il était tôt

Ou tard, comme les soirs d'orage

On le voit d'un regard oblique

Qui tourne au rouge bigarreau

Et la lumière doucement

S'en viendra frapper aux carreaux

Coulent les heures

Couleur pastel

Temps écoulé, couleurs passées

Avec le temps, les couleurs passent-elles ?

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REVES DE VITRIER (chanson)


Sous un soleil de plomb

Il égrène le sable

Le temps lui semble long

Les heures malléables

Ses rêves sont de verre

Par devers lui il songe

A l'eau aux reflets verts

Et ses yeux de mensonges

Ce sont rêves de vitrier


Quand la pluie est venue

Il s'éveille et regarde

Danser les fils ténus

Chanter l'humeur bavarde

Ses rêves sont vitraux

Couleurs et transparences

La pluie sur le carreau

Trouble les apparences

Ce sont rêves de vitrier

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LE DORMEUR

Quelle étrange clarté ! J'aurais juré qu'à l'instant tout encore était sombre. Comme dans une grotte. Oui, c'en est une. Ah... J'y avance et devine comme des yeux dans l'obscurité. Furtifs. Brillants. Des yeux ? Ou lucioles jumelles ? Amoureuses...

Soudain, la grotte semble un ventre. Suis-je revenu au sein de ma mère ? Impossible, nous sommes ici trop nombreux. J'entends un brouhaha, des voix, murmures à peine. Et revoici la clarté, jaillissant à travers un prisme coloré. Que de tonalités ! Joyeuses, ou plus discrètes. Certaines aveuglantes. Un certain rouge vrille ma tête comme lave en fusion.

J'entends les coups de petits marteaux, des hommes au travail, ma douleur s'en apaise. Ce sont des artisans, hommes paisibles et vertueux. Aucun danger ne menace. Mais tout ceci est curieux, mouvant, comme irréel...

Où suis-je au fond ? Il y a ces ouvriers, ces yeux de chat, cet homme au manteau vermillon, la robe noire d'un prêtre. Des véhicules inouïs, roulant à folle allure sur une route que je ne connais pas, semblable un peu à mon ancien chemin, mais différente aussi. Avec des lueurs d'incendie orange. L'angoisse à nouveau me saisit...

Et puis... Tout redevient enfin simple et tranquille. Je me sens reposé. Mon corps s'étire sur le bois dur d'un banc. Je frotte mes paupières, les entrouvre, dans le silence de l'Église Saint Martin. Je m'éveille tout à fait. Rassuré, lucide. Et gai.

Les voix issues de mon rêve sont bien réelles. Il est tôt, je le devine à la fragilité de la lumière caressant les vitraux. Mais, déjà, dehors, on parle, on rit, on crie, on chante. Homes, femmes, enfants, un peuple villageois et d'autres aussi venus des villes. Qui se préparent à la ripaille, à la danse des fous.

Car aujourd'hui, il m'en souvient, c'est notre fête, celle des gueux, la Fête de la Scie.

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