Révolution silencieuse

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Préambule de recherche en sociologie : partage des responsabilités, autonomie et norme organisationnelle.

La construction sociale est, quasiment par définition, une structure humaine reliée par des interdépendances et une hiérarchie. Lors de l'affaire Tarnac en 2008, la police appréhende un groupe soupçonné de malversations visant la SNCF, elle le perçoit sous cet angle et le considère comme nécessairement hiérarchisé et recherche un chef. Ce groupe, interrogé par une équipe de journalistes, se défend de l'existence d'un tel statut au sein de leur organisation (cf. Envoyé spécial, Tarnac : les vérités de Julien Coupat, France 2, 8 mars 2018).

Pourtant, l'essence même de l'organisation sociale semble trouver sa source dans ces éléments comme le ciment lie les briques une à une pour fonder un mur. En effet l'organisation trouve sa cohésion dans son interdépendance et sa force d'agir par le biais de la structure hiérarchique. Si les éléments du groupe sont pleinement autonomes et non hiérarchisés, l'on peut se demander si ce groupe en est véritablement un, et si c'était le cas, si celui-ci serait solide et capable d'agir.

Ainsi, nous verrons dans ce préambule de recherche si des individus autonomes et non hiérarchisés peuvent fonder un groupe et, si c'était le cas, nous nous intéresserons aux conséquences de cette construction sociale sur le plan de l'individu, du groupe en tant que tel et ses conséquences sur le reste de la société.

Pour ce faire, nous nous appuierons sur des expériences faites dans l'appréhension de l'autonomie comme pierre angulaire dans le travail et celle-ci plus spécifiquement dans le cadre de mes différentes expériences notamment professionnelles.

J'ai eu l'occasion de participer en tant qu'acteur à 6 initiatives en autogestion, dont 2 projets pilotes et 4 autres étant la norme de l'organisation : le premier projet s'est mis en place au sein de l'entreprise ONG Conseil qui collecte des fonds pour des ONG, un autre dans la structure d'ATD Quart-Monde dans le domaine de l'insertion par le travail des plus exclus, le troisième était mon implication citoyenne dans le collectif pour les roms de Montpellier, le quatrième projet était la création d'un Système d'Echange Local issu du réseau des Moutons Noirs dont je suis l'initiateur, le cinquième était la participation à la communauté autonomiste Longo Maï de St Martin de Crau qui est autonome sur le plan alimentaire, autogérée et aide une population de migrants et enfin dernièrement, une expérience pérennisée d'une équipe socioéducative autogérée dans l'insertion par le logement.

Dans ma première expérience, je suis à Montpellier et la collecte de fonds se fait au bénéfice d'Handicap International. Le projet est ambitieux car il se déroule dans le cadre d'une SARL, ONG Conseil, où ce genre d'initiative semble plus rare que dans le milieu associatif.

Dans une équipe de recruteur de donateurs, habituellement, celle-ci est encadrée par un responsable d'équipe qui contrôle le travail des recruteurs, les remotive au besoin et assure le lien avec la direction. Dans cette expérience, des recruteurs de donateurs expérimentés sont sélectionnés et le rôle du chef d'équipe ainsi que son salaire sont partagés entre les différents membres de l'équipe. Chaque semaine les responsabilités tournent.

En terme d'analyse, on peut l'observer sous deux angles : celui des salariés et celui de la direction. Du point de vue du salarié, étant moi-même membre de l'équipe, je peux dire que j'y vois une reconnaissance de mon expérience. En effet, depuis plusieurs mois, je sens l'inutilité de la présence d'un chef d'équipe compte tenu de ma longue expérience, je me sens infantilisé et le cadrage du chef, au lieu de m'aider, me pose des problèmes : pressions inutiles, conseils inadaptés, injonctions infondées voire parfois contreproductives.

D'autre part, le partage des responsabilités avec le reste de l'équipe, crée une émulation. En effet, le travail de rue est très dur sur le plan psychique, cette équipe autonome s'avère être très solide et je pense que le fait d'être responsabilisé y joue un rôle prépondérant. Au niveau de la direction, cette expérience est une réussite déjà en terme de collecte. En ce qui concerne la gestion des ressources humaines, ONG Conseil souffre d'une faible fidélité de ses salariés en raison de la rudesse du travail, de son manque de reconnaissance, de son caractère répétitif, de la pression que les cadres mettent sur les salariés et du statut précaire de l'emploi.

A mon niveau, je peux dire que ce genre d'expérience donne envie de poursuivre ce travail car cela lui donne une perspective nouvelle additionnée d'un fort sentiment d'émancipation. Aussi l'augmentation du salaire et la diminution de le pression accroissent encore la motivation.

Suite à cette expérience, je m'engage en tant que volontaire pour l'ONG ATD Quart-Monde. Je suis paradoxalement envoyé de manière autoritaire par la direction du mouvement dans le domaine de la recherche de terrain. Le projet pilote se place sur la recherche concernant l'insertion par l'activité économique. Le chantier d'insertion, qui est le sujet de l'étude, s'appelle Travailler et Apprendre Ensemble et se situe à Noisy le Grand.

Le principe de la structure est assez simple : les salaires ont une disparité très faible (<2), les équipes n'ont pas de chef et sont autogérées. Ainsi, je passe alors de chef d'équipe (statut obtenu chez ONG Conseil dans la collecte de fonds), en ayant une maîtrise en Science Politique et un salaire de cadre à, ouvrier dans le bâtiment, indemnisé en tant que « jeune volontaire » (rémunération ÷7).

Il est intéressant de noter l'effet psychologique que cela crée chez moi. J'ai le sentiment d'abandonner les privilèges que me donne la société et être mis au niveau des populations précaires. Ici l'on touche à une dynamique prépondérante dans les questions sur les inégalités sociales et les privilèges octroyés par certaines places dans la hiérarchie.

D'abord, en terme de lutte contre les inégalités, je peux dire que durant toutes mes années d'expériences dans le travail social, aucune ne m'a semblée aussi riche et aussi utile. En effet, lorsque je suis mis sur un pied d'égalité avec ceux que je souhaite aider, je me trouve en véritable capacité d'offrir un soutien fort dans l'activité professionnelle quotidienne, du réconfort et un soutien amical auprès de mes collègues.

Et mes collègues qui avaient connu la prison, l'alcool, la marginalisation, la rue sont en position de formateurs vis-à-vis de moi qui ne connais rien dans le domaine du bâtiment. C'est précisément la réciprocité dans le don qui rend ce dernier possible, je me rends compte alors que la distance sociale est un frein considérable dans l'accompagnement. Il n'existe plus cette barrière sociale de l'éducateur et du bénéficiaire, je deviens alors travailleur pair.

Cette méthodologie de l'action sociale s'inspire librement des pratiques des prêtres ouvriers ou des laïcs qui n'hésitaient et n'hésitent pas encore aujourd'hui à partager le fardeau du prolétariat (cf. Robert Linhart, L'Établi, Éditions de Minuit, 1978). La pair-aidance peut d'ailleurs se faire en traversant d'un côté ou de l'autre la barrière sociale : en effet, l'on peut, à certaines conditions, trouver dans la personne d'un bénéficiaire un travailleur social en puissance et cette dynamique est à privilégier. Ce schéma, en réduisant la distance sociale, permet une émancipation de sa classe que cela soit en terme de privilèges ou de précarité.

Par la suite, je m'implique dans le collectif pour les roms de Montpellier constitué d'une vingtaine de membres actifs, de trois ONG (Ligue des Droits de l'Homme, Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples, ATD Quart-Monde) ainsi que le parti politique Europe Ecologie Les Verts.

Sa gouvernance se base sur une autogestion, les décisions sont votées et chacun est libre de ses actions. La nouveauté ici est que c'est la première fois où je m'implique dans une structure sans hiérarchie aucune. Évidement, dans les expériences précédentes, je rends toujours des comptes à une hiérarchie. L'absence de pression hiérarchique, de devoirs vis-à-vis de directives, amènent les citoyens membres du groupe à n'agir que sous l'impulsion d'un goût, d'une passion, d'une appétence, d'une entente avec une éventuelle famille.

Les décisions se discutent, et si personne ne s'intéresse à une proposition donnée, alors son auteur demeure libre de la mettre en place par sa seule action. Tous ces éléments qui donnent du sens à nos actes n'existent que rarement dans les organisations où la gouvernance est hiérarchisée : le chef a toujours le dernier mot.

Bien sûr l'inconvénient reste la difficulté aux membres de trouver des consensus, des accords ou encore tolérer une action d'un membre que l'on trouve illégitime. Cette pratique de gouvernance peut être chronophage, épuisante voire douloureuse. En effet, nos sociétés occidentales ne nous apprennent guère la véritable pratique démocratique : depuis le plus jeune âge on nous apprend principalement l'obéissance à l'autorité (cf. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, éditions de Minuit, 1970).

Quelques années plus tard, je crée un réseau de structures alternatives Les Moutons Noirs qui vise à initier des synergies entre des structures ayant une forte conscience morale et environnementale. De ce travail nait un Système d'Echange Local où mon implication se limite à produire un outil de communication, trouver des lieux de réunions, et des personnes sensibilisées à ce projet.

L'intérêt majeur de l'autogestion est que ses membres s'emparent véritablement de cet outil et une communauté soudée et solidaire continuera à exister plusieurs années après mon départ. L'idée du SEL est de troquer des services, ici, ses membres rejette la création d'une monnaie et même la pratique du troc : ils souhaitent se rendre des services dans la gratuité. Je pense que le mode de gouvernance a un impact majeur sur l'issue du projet et sur sa longévité.

Lors de mes visites dans la communauté Longo Maï à St Martin de Crau, je vois une communauté autonome sur le plan alimentaire, la solidarité s'organise autour de personnes migrantes, les décisions sont prises de manière démocratique et le lieu est ouvert sur l'extérieur.

Cependant, même si le lieu est ouvert, je suis accueilli par d'autres invités et non les résidents du lieu que je trouve froids, distants. Je comprends assez vite que l'absence de règles fait que de nombreux invités ne participent pas ou peu aux activités nécessaires au bon fonctionnement de la vie de la communauté qui est principalement le maraîchage et la mise en conserve. Ici l'on touche à la faiblesse du système qui ne fonctionne qu'à partir de la bonne volonté de chacun.

Les mauvaises volontés peuvent créer de la défiance voire l'effondrement de la communauté si celles-ci touchent trop de membres : ‘'l'homme nouveau doit être fait avant de faire la société nouvelle'' (cf. Tancred Ramonet, Ni Dieu ni maître, une histoire de l'anarchisme, Temps Noir, 2016).

Cette ambiance ainsi que la présence de personnes n'ayant pas la conscience morale suffisante pour permettre le bon fonctionnement de la communauté m'amènent d'abord à prendre de la distance puis à finalement m'en aller.

Dernièrement à Lyon, j'occupe un poste de travailleur social pour la Fondation de l'Armée du Salut dans un Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale. Lors de la période hivernale, des mises à l'abri sont faites et mon chef de service est muté durant cette période dans un Centre d'Hébergement Transitoire d'Insertion. Un des membres les plus anciens des travailleurs sociaux devient alors coordinateur socioéducatif, il ne dispose pas de pouvoir hiérarchique, il effectue les tâches administratives du chef de service et anime les réunions d'équipe.

Le service n'a jamais aussi bien fonctionné : la parole circule facilement en réunion d'équipe, les décisions sont collégiales, les initiatives se font naturellement et l'ambiance de travail devient légère. Pour autant le comportement des membres de l'équipe ne se relâche pas. La question nécessairement se pose : quelle utilité a ce chef de service dans l'équipe ? A ce jour je suis incapable de répondre à cette question, et l'on revient à l'expérimentation des responsabilités tournantes auprès d'ONG Conseil où le constat est le même.

Dans mon travail social, je m'évertue toujours à œuvrer pour que le bénéficiaire soit le plus autonome possible et je pense que cela doit être le maître mot des professionnels. Cependant, en regardant mes collègues travailler, je m'aperçois qu'une forme de tutelle existe entre le travailleur social et le résident.

La dépendance entre ces deux entités demeure la règle et ma posture crée des questionnements et des tensions autour de moi. Je pense que la gestion d'une équipe par un chef de service doit promouvoir l'autonomie de ses collaborateurs, sans quoi, de leur infantilisation, naîtra l'infantilisation des bénéficiaires du travail social. Ce mode de relation social se duplique continuellement.

L'autonomie est une expression fondamentale du potentiel humain. Ce postulat de départ est nécessaire à la mise en place d'une manière alternative de gérer une équipe éducative. La problématique soulevée précédemment est celle qui nous importera de résoudre au travers de recherches théoriques et de terrain : trouver et mettre en place des outils permettant de rendre autonome une équipe éducative et faire en sorte que ce concept d'autonomie soit mis au cœur du travail social de chaque membre.

Aussi, comme nous l'avons vu, la présence de travailleurs pairs au sein de l'équipe semble fondamentale dans cette approche horizontaliste et l'acceptation de ces travailleurs par l'équipe éducative ou de direction n'est pas une mince affaire. Il est question des rapports de force et la remise en cause de ces derniers génère des tumultes.

L'objet de cette étude sera ainsi de voir les éléments indispensables capables de rendre possible la présence de travailleurs pairs au sein d'une équipe. Ce changement social est à la fois majeur et nécessaire sur le plan moral. La méthodologie de la démarche sera d'étudier d'abord sur le plan théorique la pédagogie de la mise en place de l'autogestion puis, sur cette base, de proposer à des structures socioéducatives la mise en place d'un projet visant à redéfinir le rôle du chef de service, des travailleurs sociaux et des bénéficiaires.

Mon intuition sur ce projet est que, pour qu'il soit mené à bien, je devrais développer considérablement mes talents de diplomate car ici l'on touche à un des domaines les plus sensibles : le partage du pouvoir. La suite logique de ce travail de recherche sera de trouver les moyens d'amener travailleurs sociaux, travailleurs pairs, bénéficiaires dans les conseils d'administration puis dans les plus hautes instances politiques.

Pistes d'une bibliographie pour cette recherche :

Hugues Lenoir, Autogestion pédagogique et éducation populaire : l'apport des anarchistes, Éditions libertaires, Paris, 2014.

Colette Web, De l'autogestion, Théories et pratiques, Editions Livres, Outils et références, 3 Mai 2013

Alain Bonnami, Le pair aidant : un nouvel acteur du travail social ? - Nouveaux enjeux, nouvelle approche du soutien et de l'accompagnement, Éditions ESF, 2019

Michel Weber, Éduquer (à) l'anarchie. Essai sur les conséquences de la praxis philosophique, Louvain-la-Neuve, Éditions Chromatika, 2008

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