Rhapsodie mexicaine - chapt 12 / Pesadillas
sanka
Sixième jour - Mercredi 17 Décembre 2008.
Pesadillas
Depuis dimanche, Hélène a dormi 12 heures, maximum.
Soit une moyenne de quatre heures par session nocturne. Seul le travail la maintient sur les rives de la raison. Il offre ce qu'il faut de saines préoccupations.
L'une d'entre elles se prénomme Mathilde. Depuis cette désastreuse conversation où Hélène s'est empêtrée dans de scabreuses références à des capitaines, moussaillons et autres matelots pour la mettre à la porte, elle n'a donné aucune nouvelle.
Hélène saisit le téléphone et compose le numéro de la Señora Maria Helena Carrera--Rodriguez, qui loue l'appartement à l'équipe. Cette dernière affirme ne pas avoir été mise au courant du fait que la location s'arrête à la fin du mois. « Le préavis est de 30 jours ! », s'insurge-t-elle. Hélène lui rappelle que les termes du bail ont été changés et précisent que la période est désormais d'une seule semaine, en compensation de la somme exorbitante qu'elle leur extorque chaque mois. Maria Helena Carrera—Rodriguez ne trouve rien à répondre.
Que se passe-t-il au Mexique ?
Dans le bureau adjacent, Fernando, le PDG de l'agence, est en train d'examiner avec flegme les maquettes des rapports en cours de finalisation. D'origine péruvienne, il est rond et court sur pattes. Il s'est fait une réputation de requin. Il a entamé sa carrière sur le terrain, en tant qu'assistant de projet et a franchit chaque étape patiemment. Il lève les yeux vers Hélène, qui passe le pas de la porte, et l'admire clandestinement. La mine anxieuse, elle est campée sur de longues jambes effilées qu'elle a gainées de bottes cuissardes brunes, piquées de clous cuivrés. Elle porte une mince robe de laine marron glacé, qui souligne discrètement la courbe de ses seins. Ses mèches blondes, aux reflets vénitiens, retombent en rangées raides et régulières sur ses épaules. Hélène a tout d'une Vénus de Milo qui aurait pris 10 ans dans les dents. Son visage triangulaire est habité de grands yeux gris à la fatigue rougeaude. Quelques taches de rousseur étoilent son teint d'english rose, mais la fleur semble fanée, la carnation douce est brouillé de cernes sombres et des plis d'amertumes froissent l'expression habituellement peu souriante mais tranquille d'Hélène. Ses lèvres fines se tordent en un rictus ennuyé.
Hélène a une sale tête, note le Péruvien, avec perspicacité.
- Mathilde a disparu, annonce-t-elle tout de go, préférant comme à son habitude aller droit au but. Je ne lui ai pas parlé depuis lundi. Depuis que j'ai viré l'équipe, elle y compris. Elle n'avait pas l'air dans son assiette, assez bizarre, à vrai dire. J'ai eu la proprio au téléphone, elle me dit que personne ne l'a prévenu de la fin de la location. Et impossible de joindre Mathilde sur son portable. Il passe directement sur répondeur.
- Combien restait-il sur le compte en banque ?, questionne aussitôt Fernando.
- Selon les comptes de la semaine dernière, encore pas mal de thunes. Environ 100,000 pesos, soit près de 10,000 dollars.
- Merde !, s'exclame Fernando en se frappant le front, fâché par ce développement. Que fait cette conne, t'as une idée ?
- Aucune. Je ne sais ni où elle est, ni ce qu'elle fout.
Ils restent silencieux un instant, chacun plongeant dans son cerveau en quête d'une réponse évidente qui leur aurait échappé.
- On peut patienter un peu, mais le fait qu'elle soit injoignable rend tout ça inquiétant. Va savoir ce qu'elle fabrique là-bas… Elle a toutes les interviews, toutes les infos. Tu imagines qu'elle vende ça à la concurrence ?
- La petite pute, en train de vendre les infos à la concurrence !, gronde Fernando, terriblement sensible à la mention de ses compétiteurs. On ne peut pas la laisser tout balancer ! Ça leur baliserait bien le terrain !
- Oui, bon, pour la compet, on n'en sait rien !, interjette Hélène, qui ne veut pas entendre le couplet déjà bien connu sur l'espionnage dans l'industrie.
Fernando est abattu par cette idée, plus encore que par celle de s'être fait piquer 10 briques.
- Ecoute, je peux y aller si c'est nécessaire, se dévoue la Directrice Commerciale, en posant une main apaisante sur l'épaule de son patron, qu'elle dépasse d'une bonne tête.
Il la regarde avec inquiétude. Lui trouve un air cadavérique.
- Et les vacances de Noël ? Si ça dure jusqu'à la fin de la semaine… Tu veux les commencer comme ça ? Au Mexique ?, interroge Fernando, qui préférerait que sa collaboratrice n'ait pas de mental breakdown vu les difficultés de l'agence.
- Ma foi, je ne vois pas quelle autre option il nous reste… Ça ne devrait prendre que quelques jours. Je suppose que je vais la trouver, terrée dans l'appart avec une bouteille de vodka, postule Hélène, qui sait ce qu'elle ferait à sa place, si elle se laissait aller à une dépression fulgurante. Alors ? Je le prends ce billet, ou pas ?, demande-t-elle, fiévreusement.
La perspective des festivités qui s'annoncent lui donne la nausée avant même la biture prévue à cette occasion. Les bouteilles sont déjà bien en ordre dans son bar. Mais ce dont elle a besoin, c'est de se trouver le plus loin possible de sa tête, de son cerveau, de ses souvenirs. Un voyage au Mexique lui fournirait une échappée, éphémère certes, mais plus nécessaire que jamais.
La conversation qu'elle a entendue ce week-end ne cesse de la tourmenter.
Cette nuit, elle a rêvé qu'elle entrait en peinant dans un couloir immaculé. Celui d'une clinique. Elle tentait à tout prix d'atteindre une porte, derrière laquelle se trouvait Peter. Mais les murs, luisants de propreté, s'étaient mis à suinter et à se resserrer, inexorablement, comme pour l'empêcher d'y parvenir. Exténuée, elle continuait à lutter quand son attention avait été attirée par une voix aigüe, qui semblait venir de son entrejambe. Elle s'apercevait alors que ce qui l'alourdissait n'était pas une chaîne mais un fœtus roux, dont les yeux larmoyants étaient remplis de sang. Encore attaché à son utérus par un cordon ombilical violacé, son corps nu et glacé était saisi de convulsions et il geignait des plaintes d'un autre temps, d'un langage oublié. Elle cherchait désespérément à comprendre ses paroles, sans succès. Puis elle avait finit par saisir qu'il gémissait : « La lumière brûle au bout du tunnel, maman ! Elle brûle ! »
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L'hôtel est miteux. Je lui trouve un aspect terrifiant mais dans ce minuscule village à quelques kilomètres de la côte, c'est la seule offre disponible. Situé aux abords de la tortueuse route principale, il possède une cour dont la végétation maladive pousse en luttant contre les assauts continuels de la pluie et du vent.
Les chambres, peu nombreuses, entourent ce jardin humide dans lequel trône une balançoire rouillée. On y découvre par endroit les restes d'une peinture orange vaincue par l'oxydation. Deux fillettes s'y amusent, leurs courts cheveux bruns voletant dans la nuit. Un homme gras, probablement leur père, est assis sur la terrasse, dans un débardeur au blanc douteux. Un poste de radio allumé à ses cotés braille de la musique de « banda », une spécialité mexicaine dont les accents tragiques content les amours déçus, les femmes indomptables et les péripéties cruelles de la vie des pistoleros.
Je me suis arrêtée ici parce que je craignais de poursuivre mon chemin. La route que je voulais emprunter pour aller jusqu'à La Barra, où je veux rejoindre Dom, est défoncée, la nuit sans lune et le temps mauvais. Dans la noirceur totale, je n'arrivais plus à discerner les trous de boue dans la chaussée. Je n'arrêtais pas de penser à des scénarios catastrophe, auto-stoppeur sadique, policiers corrompus et dame blanche inclus. Je viens peut-être de commettre la plus belle erreur de ma vie. Je devrais peut-être rebrousser chemin. Mais je suis épuisée. J'ai conduit pendant près de 20 heures. J'ai besoin de dormir. Je suis partie hier soir, mais je me suis perdue dans la ville de Mexico pendant près de trois heures. J'ai bien crû que j'allais me faire égorger, dans certains quartiers. Je m'attendais à me faire braquer à tous les feux rouges. Je suis soit incroyablement parano, soit totalement consciente. Je crois que ce sera plus clair quand j'aurais dormi. En tout cas, il m'a fallu un paquet de temps pour retrouver le périphérique et prendre la direction de Veracruz, vers la côte Atlantique. Après ça, j'ai roulé comme un escargot, parce que je craignais l'accident. Les Mexicains conduisent comme des calus. Ils doublent à droite, à gauche, et zigzaguent entre les caisses comme dans un jeu de Tetrix qui va uniquement vers l'avant. Ceux qui ne veulent pas d'ennuis restent sur la file du milieu, dont ils ne bougent jamais. Je les y ai rejoint et j'ai avancé avec eux, à la vitesse de la tortue. Je ne veux surtout pas qu'on me remarque. J'ai inscrit un faux nom sur le registre de l'hôtel. On ne m'a pas demandé de papier d'identité. Vu le standing du lieu, ce n'est pas étonnant.
J'entre dans ma chambre, ferme le verrou rudimentaire et constate qu'il lâchera si quiconque appuie avec insistance sur la porte. Je cache néanmoins la mallette sous le lit. Le matelas est mou et fin. Les ressorts du sommier le traversent sans peine pour venir s'enfoncer dans mon dos. Dehors, la radio continue de pleurer sa solitude. Seule une moustiquaire la sépare de l'extérieur. La fenêtre ne ferme plus. Les murs sont tachetés de crasse, mais les draps tout au moins semblent propres.
Dom n'est plus qu'à quelques kilomètres, je me résonne, quand je sens la panique monter. Il m'a dit qu'il serait à La Barra, loin de tout et probablement sans connexion téléphonique. C'est normal qu'il ne réponde pas. Et qu'il ne m'appelle pas ? Est-ce que ça, c'est normal ? Je chasse cette pensée hors de mon esprit. Il carbure déjà assez fort au stress.
Je n'envisage pas de le quitter. Enfin, je n'envisage pas de le quitter sans lui dire au revoir. Je veux lui parler. Lui dire ce que j'ai fait. Ou pas. Je verrai. Malgré nos disputes, je peux compter sur lui. Le fait que j'ai pris la thune va l'interloquer. Qui sait s'il ne va pas me regarder, de nouveau ? Non, il faut que j'y aille sans objectif. Il faut juste que je lui parle. J'ai besoin de parler à quelqu'un. Pourquoi lui ? Je l'aime encore, je crois. Ou je suis habituée. Je les épouse sans trop de problèmes, les habitudes, moi, va savoir pourquoi je me suis embarquée dans un truc aussi aventureux ! Ça ne me ressemble pas. Par exemple, j'ai toujours été fidèle. Sans effort. Naturellement. Mais là, j'avais envie de cet homme. Bon sang, je l'aurais baisé jusqu'à plus soif, si... enfin... merde ! Notre couple ne va pas bien, mais j'y tiens. Je ne peux pas partir comme ça.
J'ai mal au ventre.
Je repense aux mains de Paulo sur mes seins. Pourquoi Dom a-t-il cessé de me faire l'amour ? J'ai besoin qu'on me touche, qu'on m'enfourche, qu'on me prenne, merde, ce n'est pas si difficile à comprendre, non ? Dom l'a bien cherché, avec sa grève indéfinie de la queue ! Je ne comprends même pas pourquoi je me réfugie dans son giron alors qu'une partie de moi a une furieuse envie de le flinguer. Je psalmodie, la voix tremblante : Hari Ôm, Hari Ôm, Hari Ôm, Hari Ôm…
Le sommeil finit par me gagner. Il m'immerge dans un monde sans échappatoire où les petites filles sur la balançoire se retournent pour me dévisager. Leurs paupières ne renferment aucun globe oculaire. Elles me fixent de leurs trous obscurs, siamoises inquiétantes, volant au rythme grinçant de leurs allées et venues aériennes.