Rhapsodie mexicaine - chapt 2 / Sister act

sanka

Hélène, étendue sur le ventre, fume nerveusement en regardant une émission de télé-réalité. Elle absorbe les répliques des participants comme des chips...

Sister act

 

Hélène, étendue sur le ventre, fume nerveusement en regardant une émission de télé-réalité. Elle absorbe les répliques des participants comme des chips, avec un mélange d'écœurement et d'incapacité à cesser le carnage. Ce sont des acteurs, se dit-elle, tracassée par le doute.

Un verre haut, empli de glaçons et d'un liquide mordoré – une vulgaire vodka pomme - est posé sur sa table de chevet. Son ordinateur portable est ouvert devant elle, sur la couverture de mohair bleue qu'elle a disposée sur sa couche, dans le but de calmer l'ardeur estivale de sa chambre, récemment peinte dans le jaune vif des pétales de tournesol. Avec cette teinte joyeuse, Hélène espérait obtenir un style provençal. Mais le résultat n'a pas comblé ses attentes. L'intensité colorimétrique de son mur l'agresse. Hélène n'est décidément pas une femme d'intérieur.

D'ailleurs, si ça ne tenait qu'à elle, à cette heure-ci, elle serait dehors en train de s'amuser plutôt que de regarder cette niaiserie qui lui donne envie d'exploser son téléviseur à écran plat. Mais la sortie a été annulée à la dernière minute. Pilar a prétexté une angine fulgurante de son fiancé pour lui faire faux bond. L'autre couple a inventé un improbable repas de famille. Dans un bel ensemble, tous ont suggéré de reporter à une date ultérieure, après Noël.

De toute façon, sortir avec deux couples la rebute. Hélène se doute qu'en ces nuits froides d'approche des festivités annuelles, les tourtereaux préfèrent rester dans l'intimité, lovés dans leur appartement chauffé au gaz, dans la moiteur de leur précieux nid, construit à deux, conçu pour trois.

Pilar lui a confié quelques semaines auparavant qu'elle et Juan espèrent que ce sera leur dernier Noël en tête-à-tête, qu'ils ont l'intention de « s'y mettre ». « À quoi ? » a demandé Hélène : « Au deltaplane ? Au saut à l'élastique ? »

« À un enfant ! » a hululé Pilar, radieuse.

Précisément la réponse qu'Hélène redoutait.

Ce n'est pas qu'elle n'aime pas les bébés. Pas vraiment. Mais elle s'en méfie. Les poupons sont dotés d'un pouvoir d'attraction hors-norme, probablement lié au besoin qu'ils ont des autres pour survivre. Mère nature leur a donné une singulière capacité à sucer l'énergie environnante pour en faire une bouillie qu'ils absorbent de leurs petites bouches béantes et insatiables, avec l'assentiment de leurs victimes. Qui en deviennent immobiles. Sclérosées. D'ailleurs, Hélène remarque que plus les années passent, plus les gens deviennent statiques. Impossible de les tirer de leurs trous, de vrais petits rongeurs regroupés en unité de deux, prêts à se lancer dans la vaste course à la reproduction.

Elle-même s'abstient résolument de rêver d'une rencontre magique avec un robuste Viking, aux nattes longues et rousses, dont le rire ferait trembler les murs de sa maison. Elle l'a imaginé autrefois, une massue à la main, avec des jambes corpulentes couvertes de frisotis orangés. Elle sait maintenant qu'il est inutile de s'embarrasser de ce genre de fantasme. Les Vikings ont disparu des siècles auparavant et ceux qui prétendent avoir trouvé leur «deuxième moitié» sont ceux-là mêmes qui acceptent avec facilité la médiocrité quotidienne. Elle les entend qui se déchirent tranquillement, quand ils se croient hors de portée des oreilles indiscrètes, s'assenant remarques et reproches, sans contrainte ni remord, avec la liberté de ceux qui n'ont pas peur de se quitter parce qu'ils ont admis, après un cheminement baptisé « maturité » que c'est cela, la vie à deux, une ridicule entente, faite d'observations assassines et de recommandations sur l'art et la manière de vivre sa vie. La constance d'un intérêt malsain, qui veut s'introduire dans tous les arcanes de l'existence de l'autre, réclamant une part de territoire sur chaque parcelle d'un jardin secret qui s'étiole à force de ne pas être cultivé.

Elle préfère s'en passer, merci. 

C'est la mort dans l'âme qu'elle voit les rangs des célibataires au long cours se dépouiller méthodiquement. Toutes ont rejoint l'ennemi, qu'elles observaient autrefois de l'autre côté de la tranchée, à coups de rire et de boissons fortes. De là où l'on sait que la liberté, c'est d'être seul, que le couple correspond au remplissage du vide et que plus d'une personne est nécessaire pour cela. Ce n'est pas sans raison que l'on se balade en bandes hilares dans les ruelles sombres comme sur les bords de plage. Mais le remplissage du vide fait de plus en plus d'adeptes. Et le vide s'étend autour d'Hélène en nappes épaisses de solitude.

Le week-end dernier, passé à Barcelone avec Pilar et Sophie en constitue la preuve flagrante.  Son insociabilité est croissante. Irrémédiable.

Elle qui se voyait déjà tanguer en leur compagnie délurée, de marcha dans les bars et les clubs de la captivante capitale Catalane, ouvertes à l'inattendu, avait été déçue en tout, sauf en ce qui concernait l'inattendu.

Il s'était présenté sous la forme d'un ballon de chair déformant la silhouette de Sophie, qui les rejoignait dans un restaurant en bord de mer. « Tadam ! », avait-elle mugit en désignant le dôme d'un geste dramatique, sourcils haussés extatiquement. Pilar avait eu des exclamations de joie. Hélène, elle, avait émis un cri de circonstance, essentiellement insufflé par la manifestation cuisante et immédiate de son hémorroïde.

Après avoir félicité Sophie, avec la spontanéité que confère une joie authentique, Pilar avait fixé Hélène. Ses yeux clignotaient comme si elle était aveuglée par la lumière céleste : « Tu vas devenir tata !!! » avait-elle constaté avec un enthousiasme qui avait donné envie à Hélène de la gifler. A la place, bien sûr, elle s'était contentée de hocher la tête avec un sourire de Joconde embarrassée.

Sa petite sœur, bientôt maman ? Pourquoi Sophie ne lui avait-elle rien dit ? Elles ne se parlaient pas souvent… mais tout de même ! Quelle mouche l'avait piqué ? Depuis combien de temps était-elle avec Vincent, d'abord ? Ils venaient de se rencontrer quand elle avait quitté Paris avec Alpha Media… Cinq ans. Déjà ? Dieu, que le temps passait vite ! Oui, c'était probablement suffisant pour décider de faire un enfant…

Le faible sourire de rechange qu'Hélène avait affiché sur ses lèvres s'était transformé en rictus involontaire. Le coup était rude. Certes, elle n'avait pas envie de devenir mère et elle n'avait de toute façon pas vraiment été en position de faire ce choix puisque sa vie sentimentale se résumait à un lamentable non-lieu, mais l'ordre des choses supposait qu'elle soit la première à franchir cette étape. Pas Sophie.

Heureusement que Pilar est là, s'était finalement dit Hélène, avec reconnaissance. En son absence, une discussion intime avec sa sœur se serait imposée et aurait probablement dévié sur sa vie sentimentale et ses perspectives de fonder une famille un jour. Or Hélène n'avait absolument pas envie d'en parler. Elle fuyait les conversations au tour trop personnel. Et de fait, les sujets abordés avec Sophie s'étaient dramatiquement étiolés ces dernières années. On y dénombrait quelques marronniers : la nécessaire reprise en main des assistés-qui-en-profitent, la vie des people – avec une prédilection pour Les Brangelina et le couple Carla-Sarko –, la pluie et le beau temps, leur mère et Pierre Henri de temps à autre… Sans pousser, cependant, car le risque d'aborder par ricochet les relations hommes femmes était considérable. Oui, à bien y réfléchir, que Pilar soit là pour pousser les cris de ravissements qu'il convenait de pousser tombait à pic.

Après le déjeuner, dont Hélène était ressortie péniblement sobre, Sophie avait unilatéralement décidé qu'elle profiterait de son incursion à Barcelone pour acheter quelques vêtements au futur chérubin.

D'un pas lourd, Hélène avait franchit les portes du grand magasin « Kicekiri » et subit un subtil débat sur la signification des couleurs en termes de genre. Le vert, le jaune et le rouge l'avaient emporté, après un accord unanime sur le fait que ces teintes étaient unisexes par essence. Une avancée significative qui avait permis à Sophie de choisir quelques modèles ne présumant en rien le genre du bébé à venir. Hélène avait alors négligemment soufflé qu'avec ces couleurs, le cher petit s'enfumerait au son du reggae dans moins de 15 ans. Une pensée réjouissante, promesse d'une complicité à venir et première lueur de joie à traverser son esprit depuis le restaurant, qui lui avait arraché un gloussement satisfait. Sur le point de régler ses achats, Sophie avait brutalement brandit son ventre vers elle :

-       Tu pourrais la mettre en sourdine ? T'inquiète, j'ai reçu le message !

De l'incrédulité était apparue sur le visage d'Hélène. Sophie avait continué :

-       Mais oui ! C'est bon ! J'ai préféré débarquer comme ça plutôt que de t'annoncer la nouvelle au téléphone ! Tu ne te demandes pas pourquoi ?

-       Je, j'en sais rien, avait balbutié Hélène

-       J'espérais que le fait de voir mon ventre te rendrait heureuse pour moi, figure toi. Te toucherais, au moins. Mais j'ai du tomber sur la tête !

-       Perdoname. El codigo, por favor[1], avait demandé la vendeuse avec un sourire crispé.

Les deux femmes l'avaient ignorée pour se faire face.

Les sourcils d'Hélène s'étaient arqués, annonçant qu'elle n'était pas disposée à être attaquée sans riposte. Sophie essayait-elle de la culpabiliser alors qu'elle se prêtait de bonne grâce à un week-end eau gazeuse ?, lui avait-elle demandé. Sophie avait nié avec ardeur. Elle voulait juste que sa sœur réalise à quel point son indifférence était blessante.

-       Tu t'étonnes que je ne sois pas béââââââte devant le miracle de la procréation ? Well, get over it, darling[2] ! Tout le monde en vient, du miracle de la procréation !

Piquée à vif, Sophie avait rugit :

-       Personnalise un peu, Hélène ! C'est ma vie qui change, mon existence. Ce n'est pas juste une poule de plus qui pond un œuf !

-       El codigo, por favor, avait répété la vendeuse, une raideur croissante dans les trapèzes.

-       Et alors ? Est-ce qu'on m'applaudit quand je dis que je ne veux pas d'enfant ? Est-ce qu'on me donne une médaille ? Alors que moi, au moins, je ne surpopule pas la planète !

Sophie avait levé les yeux au ciel, comme pour le supplier de lui accorder le courage de répondre à son arriérée de sœur.

-       Réapprend le français, Hélène ! Surpopuler, c'est pas un verbe. Et pour info, ce genre de considérations, ça montre que tu es à la limite de la dépression nerveuse, c'est tout !

-       Ah oui ? Demande à Al Gore, génie ! Il te répondra que la planète étouffe !

-     Arrête ton char ! Tu conspues José Bové et l'autre moustachu, là...

-       Mamère, l'avait renseigné Hélène, d'un air supérieur.

-       Ouais, ce qui te gêne, c'est que les autres avancent pendant que toi tu stagnes ! A refuser la vie, l'amour ! TOUT ! Tu refuses TOUT !, avait tempêté Sophie.

-       Si no se tranquilizan, llamo la seguridad[3] !, s'était interposée la vendeuse, frustrée. Dire qu'elle s'était évertuée à apprendre le français pendant près de huit ans. Para nada[4]!, se disait-elle, affligée.

-       Parce qu'avec ton statut de fonctionnaire catégorie A et ton appart à Neuilly, tu ne stagnes pas, toi, peut-être ?, avait rétorqué Hélène.

Sophie avait fait un rictus inquisiteur, l'air de s'interroger sincèrement :

-       Tu le fais exprès ou tu es vraiment devenue crétine? Tu crois que parce que tu gagnes bien ta vie et que tu voyages, tu avances ? Mais ça fait des années que tu fais du surplace ! Un vrai hamster dans sa roue ! Car laisse-moi te dire un truc sur lequel on est tous d'accord dans la famille : Tu-tournes-en-rond !!! D'où ton illusion d'avancer !

Hélène avait bondi en arrière, pointant un doigt furieux vers sa sœur.

-       Toi, maman et Pierre-Henri, je ne vous ai RIEN demandé ! S'ils ont quelque chose à me dire, qu'ils le fassent EUX-MÊMES !

-       Encore faudrait-il que tu acceptes d'entendre autre chose que LE SON DE TA VOIX !

-       AHORA SI ! LLAMO LA SEGURIDAD[5] !, avait mugit la vendeuse, en décrochant le téléphone.

Hélène avait fait une pirouette pour regarder l'attroupement de curieux – essentiellement des curieuses en cloque –. Hérissée, elle avait crié :

-       Bravo Sophie ! BRAVO ! Lieu et endroit parfaits pour un règlement de compte ! Sens du timing parfait, as usual[6]!

Sophie avait pris la vendeuse à parti en désignant son ventre arrondi.

-       Mi hermana ni siquiera me felicito[7]! C'est quand même ton neveu ou ta nièce, là !

Hélène s'était entendue répondre, d'une voix stridente :

-       Et alors ? Je m'en fous, moi ! I DON'T GIVE A SHIT[8] !

Les épaules de Sophie étaient tombées d'un coup. Une de ses mains avait volé sur son ventre dans un geste de protection. De l'autre, elle avait composé son code, sans rien ajouter. Des larmes silencieuses roulaient le long de ses joues. La vendeuse avait sèchement retiré la carte du sabot. Les femmes enceintes attroupées avaient jeté à Hélène un regard unanimement mauvais.

Pilar, alertée par les cris, était arrivée en même temps que deux colosses en uniforme. Ils les avaient escortés à la porte, la mine réprobatrice.

Sur le chemin de l'hôtel, l'Espagnole avait vainement tenté de persuader les deux sœurs de la nécessité d'une « discussion à cœur ouvert ». Hélène, qui avait aussitôt visualisé une table d'opération sanguinolente, avait refusé avec véhémence. Sophie, elle, avait avoué qu'elle en rêvait, que son explosion était proportionnelle à son désir d'un véritable échange. Hélène avait battu en retraite, prétextant une migraine.

Les tripes en capilotade, elle s'était enfermée dans sa chambre et s'était commandé un solide bloody mary avant d'avoir quelques équipes au téléphone. Puis elle s'était forcée à aller manger. Ça avait été du rapide. Pilar et Sophie avaient décrété qu'il valait mieux se coucher tôt, promettant un réveil matinal pour une séance de spa bien méritée.

Hélène avait eu la désagréable impression que c'était le fait de passer le week-end en sa compagnie qui rendait le spa « bien mérité ». Elle était sûre que sa sœur et son amie avaient abondamment jacassé, en étudiant son cas point par point. Elle les imaginait bien en train d'élaborer une analyse de comptoir, avec Sophie dans le rôle de la cadette à la maturité surprenante, écœurée mais pas surprise par l'attitude de son aînée, assurant que « déjà, petite, Hélène était complètement égocentrique ».

Pour lutter contre la paranoïa, Hélène avait vidé le contenu de son minibar, reprenant ses réflexions en solitaire. Si ce n'était pas d'elle, de quel mérite parlaient-elles ? La perpétuation de l'espèce ? L'engendrement d'un nouveau consommateur qui ferait fonctionner la machine du monde moderne ? Une autre bouche à nourrir ? Un autre crâne à bourrer ? Ses variations sardoniques sur le même thème l'avaient fait se sentir vaine et répétitive. Elle n'avait pas envie de penser aux raisons qui faisaient qu'elle réagissait comme cela. Hélène préférait éviter la fréquentation de son monde intérieur. Il était trop inquiétant. Elle faisait le cadeau aux autres de ne pas l'évoquer. Cela lui coûtait l'intimité qu'elle avait connue, jadis, avec ses semblables.

 

Pendant la nuit, l'idée d'un véritable échange avait forcé son chemin dans l'esprit de Sophie. Elle y pensait depuis un bon moment mais ne s'était jamais senti une résistance suffisante pour aborder de front ses appréhensions au sujet d'Hélène avec Hélène. Mais la scène à « Kicekiri » l'avait galvanisée.

Hélène avait été douce et affectueuse, autrefois, mais plus les années passaient plus elle était froide. Amère. Presque acariâtre. De plus, Pilar avait confirmé ses craintes. Elle aussi trouvait qu'Hélène filait du mauvais coton et elle partageait ses suspicions quant à son usage abusif de l'alcool. Gavée aux hormones, Sophie était aussi déterminée à parler à Hélène qu'à accoucher dans quatre mois.

En la voyant se tortiller nerveusement dans le bain à remous, Hélène n'avait eu aucun mal à deviner ses intentions. Précipitamment, elle avait posé son crane contre le rebord du bassin et affecté la détente maximale qui frôle l'endormissement. Mais Sophie avait tout de même entamée la liste de ses inquiétudes quant aux « choses qui comptaient ».

Avec en premier lieu, l'exemple du couple parental, nocif pour la constitution d'une « vision saine de l'amour ». La conclusion de la veille sur les racines de mon mal, s'était dit Hélène, imperturbable. Sophie avait continué avec les précautions d'un démineur en Afghanistan, mentionnant la consommation d'alcool « probablement excessive » d'Hélène, vraisemblablement due à sa « dépression larvée », elle-même hypothétiquement liée, mais c'était une hypothèse qu'elle l'invitait à considérer sérieusement, à une « rupture non digérée ». Avec Peter.

Hélène avait ouvert les yeux d'un coup, comme une poupée qu'on redresse. Avec effroi, elle s'était aperçue que Pilar, tendue comme un arc, s'apprêtait à se lancer dans l'arène à son tour. C'en était trop. « C'est bon ! », avait-elle meuglé en se drapant dans son peignoir éponge, « je suis là pour me détendre, pas pour qu'on me fasse la leçon ! » et elle s'était éloignée à grands pas trempés.

Après ça, tout juste si Sophie l'avait regardé. Hélène éprouvait un mélange de culpabilité et de satisfaction revancharde quand elle voyait l'expression peinée de sa sœur. De l'eau avait beau avoir coulé sous les ponts, Hélène avait la mémoire longue.

Cela n'empêchait cependant pas qu'une partie d'elle, triste et démunie, n'aie qu'une envie : se précipiter vers sa cadette, se couler dans ses bras affectueux, comme quand elles étaient gamines et tout lui dire. Qu'elle était contente pour elle, qu'elle l'aimait, qu'elle s'en voulait de sa froideur, qu'elle jalousait sa facilité à vivre et à aimer, et qu'elle craignait tout le temps de ne pas être à la hauteur, qu'elle aurait aimé être une meilleure sœur ainée, de celles qui tracent la route et montrent le chemin. Oui, elle aurait voulu lui avouer les nuits sans sommeil, rompre les vannes et laisser déferler les confidences. Lui dire l'insondable solitude qui s'était emparée de sa vie, l'incapacité à l'intimité qui avait grandit au fil des ans, la désertion de sa foi dans un futur meilleur… Mais Sophie attendait un enfant. Ce n'était vraiment pas le moment de déballer ses problèmes, ses regrets ou ses histoires. Ignorance is bliss[9], dit sagement le proverbe. Se taire, n'était-ce pas aussi la protéger ?

Pilar ne partageait pas cet avis. Elle avait agonis Hélène de reproches sur le trajet retour, lui rappelant la fragilité émotive des femmes enceintes, avant de conclure sur un péremptoire : « Quelque chose ne tourne pas rond ! Il faudra bien que tu te décides à y faire face ! » Hélène avait nié en bloc et prétendu qu'elle ne se voyait qu'un tord : avoir évoqué le drapeau jamaïcain.

 

Devant l'Ile de la Tentation et son spectacle pathétique, Hélène rumine. Tout bien pesé, l'annulation de ce soir n'est certainement pas liée au désir des amoureux de se retrouver en couple. Pilar n'a pas envie de la voir, tout simplement.

Elle songe avec philosophie que l'éloignement est le prix à payer pour le silence.

Les glaçons tintent dans son verre. Hélène le considère pensivement puis l'avale d'un trait, en rejetant sa tête en arrière. Mécaniquement, elle se penche pour attraper la vodka et le jus, posés sur le sol à coté de son lit et se sert une lampée d'alcool et un peu de jus de pomme avant de se lever pour aller à la cuisine. Elle est solide sur ses jambes mais sent que la boisson accomplit son œuvre bienfaisante en l'emplissant d'oubli et d'apaisement. Tandis qu'elle extrait un à un les glaçons de leur bac, elle sourit à l'idée que ses soirées finiront bien pas s'animer de nouveau…  Il n'y a qu'à attendre la vague des séparations.

Elle viendra, telle une onde libératrice. Il suffit de patienter.

De retour à son lit, elle voit qu'un message clignote sur l'écran de son ordinateur. C'est l'autre Française d'Alpha Media. Hélène appelle aussitôt.

Ça la sauvera du gouffre abyssal de sa télé.

 

-       Hello Mathilde, how are you ?

Je reconnais aussitôt la voix éraillée de fumeuse à la chaine d'Hélène. La question, purement théorique, est formulée en anglais, selon la coutume dans l'agence, qui se targue d'être truly international. Je mens avec l'aplomb qui m'est devenu naturel :

-       Very well, thanks! T'as vu ? On est contents pour le Gouverneur demain !

-       Moi aussi ! (Hélène n'a pas encore lu le message) Great news[10]! (Elle reconnait le nom du politique) Tu sais qu'il a pris une pub, l'année dernière, avec un de nos concurrents ? Je te préviens, il faut y aller carrément. Pas de refus cette fois ! Don't take no for an answer[11], ok ? C'est le moment de faire vos preuves, ma cocotte. Il faut l'avoir celui-là, je compte sur toi. Tu lui dis bien clairement : dans les moments de crise, il faut co-mu-ni-quer, se dé-mar-quer ! Tu les connais, ces politiques, il faut tout leur expliquer pour qu'ils ouvrent leur tirelire magique.

Sa voix se fait lascive. Elle est bourrée, je me dis, en lui répondant froidement :

-       Oui, je sais.

-       Tu le sais, tu le sais… C'est bien ! Mais fais en sorte qu'il le sache aussi. Parce que la situation est tendue ici, on va devoir diminuer le nombre d'équipes… Je préfère te le dire pour que tu saches où en est la boite, poulette. Et puis, on ne garde que les meilleurs à Alpha. Only the best ! Alors vas-y Mathilde ! Du cran ! J'ai confiance en toi !

-       On est bien préparé, Hélène. On y va la faim au ventre.

-       Il vaudrait mieux, parce que je commence à être un peu isolée pour défendre le projet au Mexique… Ce n'est pas le moment de se démoraliser, d'accord ? Tu attaques, Mathilde ! Tu lui fais comprendre ce qu'il doit faire, OK ? Tu ne lâches pas. Tu l'immobilises et tu le fais signer ! Pas question de sortir de son bureau sans un contrat en bonne et due forme, c'est clair ?

Des glaçons tintent à l'autre bout du fil. J'ose :

-       Oui, clair comme de la vodka. Mais les circonstan…

Hélène ne relève pas. 

-       Tttt-ttt. Je ne veux rien entendre. On sait déjà tout ce qu'il y a à savoir sur ce qui peut faire capoter le projet et je n'ai pas besoin que tu m'énumères les raisons. Je veux que tu y ailles en y croyant. IL FAUT Y CROIRE. Tu veux que je te rappelle l'image du Mexique aux pays des Gringos ? Une contrée corrompue, pleine de voleurs latinos tatoués et de trafiquants de drogue aux cheveux luisants de brillantine, une odeur de tacos, des flics louches et une foule de migrants pouilleux prêt à tout pour s'incruster aux Etats-Unis et voler aux bons Américains un travail qui disparait à vue d'œil en ce moment. Tu vois le topo ? Alors ton rôle, c'est de remettre les pendules à l'heure. Il y a des avantages à investir au Mexique, il y a des opportunités. Il y a des gens éduqués. C'est ce qu'on veut montrer. Tu t'accroches et tu expliques. Et tu reviens avec un contrat !  C'est compris ?

-       C'est compris. Bon, je t'appelle demain pour te dire comment ça s'est passé.

-       Non, tu m'appelles pour me dire que tu as signé, tu piges ? Queeeeuuu tu as signééé-heeeeuuuu !, chantonne-t-elle. Ah, aussi, y'a un élément de communication interculturelle qui peut t'aider : au Mexique, pour faciliter les accords, il faut regarder son interlocuteur dans le fond des yeux. Il parait que les contacts oculaires prolongés renforcent la confiance, tu sais, la confiance, l'atout number one. Pour ça, vise les yeux et fixe les, OK ? Ça vaut le coup d'essayer. Allez, je te laisse, chérie. J'ai Hans en ligne depuis le Nigeria. Avec les connections qui coupent toutes les 20 secondes, mieux vaut que je le prenne maintenant.

-       OK, salue-le de ma part.

-       Je n'y manquerai pas, poulette. A demain, répond Hélène, allègre d'avoir accompli son devoir.

Putain de Sue-Ellen, je me dis. Comme si j'avais pas assez la pression.



[1] Excusez moi: le code s'il vous plait.

[2] Et bien, il faut t'en remettre, chérie!

[3] Si vous ne vous calmez pas, j'appelle la sécurité!

[4] Pour rien!

[5] Ça suffit maintenant! J'appelle la sécurité!

[6] comme d'habitude!

[7] Ma soeur ne m'a même pas félicité!

[8] J'en ai rien à foutre!

[9] L'ignorance, c'est le bonheur.

[10] Excellente nouvelle!

[11] Un refus n'est pas acceptable.

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