Rhapsodie mexicaine - chapt 3 / Angŭstĭa

sanka

Il est tard quand je rejoins ma chambre. Enfin, notre chambre. La master suite de l’appartement que je me suis attribuée sans état d’âme. Logique de la hiérarchie.

Angŭstĭa

 

Il est tard quand je rejoins ma chambre. Enfin, notre chambre. La master suite de l'appartement que je me suis attribuée sans état d'âme. Logique de la hiérarchie.

Dès que j'entre, le dos de Dom m'agresse. Il est obstinément tourné, rigide, presque belliqueux.

Dom peint avec de grands gestes nerveux, comme s'il attaquait la toile. Je fais claquer la porte derrière moi, pour l'inciter à se retourner. Il n'en fait rien. Seuls ses biceps se tendent sous le tee-shirt.

L'absence de salutation annonce que la guerre des tranchées perdure, que les positions se sont durcies et que la boue est froide. Elle confirme mes craintes quant à la couleur de la soirée, qui aura la même teinte froide que celle de la veille et de l'avant veille… Ça fait quelques mois qu'on se les mange, ces soirées monochromes, faites d'une alliance de rancœur et de piques répétitives. Pendant lesquelles Dom reste obstinément sur « son territoire ».

Dans cette grande pièce, je lui ai octroyé une dizaine de mètres carrés pour qu'il ait un semblant d'atelier. Il les a recouvert d'un lino épais pour protéger le sol des éclaboussures. Au mur, il a collé du plastique. C'est moche mais pratique. Deux ou trois chevalets sont entreposés contre le mur et quelques toiles sont empilées ça et là.

Le reste de la chambre ne brille pas par son allure. Mais elle est confortable, avec son lit king size aux largeurs follement américaines, ses tables de chevet dotées de lampes classiques, son écran plat qui surplombe une commode imposante et son bureau étonnamment frêle, au style rococo. En sus, un dressing et une salle de bain sont rattachés à la chambre.

Après une minute longue comme une heure, Dom finit par me demander : « Ça va ? »

Je réponds « Oui », un sourire dans la voix. J'essaie. Après tout, le rendez-vous du lendemain est prometteur. Avec les têtes tranchées retrouvées cette semaine dans une école maternelle de Ciudad Juarez, la ville frontalière de Chihuahua avec les Etats-Unis, on a une chance. J'explique que le Gouverneur est en mal de presse positive. Pas de commentaires. Je compte intérieurement, pour lui laisser le temps de répondre. Jusqu'à 30, j'égrène les secondes pour voir. Dom ne dit rien. D'une voix acide, je le remercie de son intérêt.

Il réplique : « Je peins, je me concentre. » Son ton revêche me donne envie de lui faire avaler son foutu pinceau. Je réponds que je suis dans ma chambre, je parle si ça me chante. Dom rétorque qu'il préférerait largement être ailleurs. Je roule de gros yeux. Il n'a toujours pas avalé cette histoire de « studio » ? J'accentue l'adverbe, comme lui, parce que le thème a été ressassé maintes et maintes fois et que je veux souligner la prodigieuse persistance de sa complainte. Dom bougonne qu'en refusant qu'il installe dans le « studio », qui aurait été parfait pour ses activités - inondé de lumière, spacieux et libre -, j'ai juste voulu lui montrer qui est le patron. En l'occurrence, la patronne.

Je me fais un plaisir d'exploser :

-       On avait besoin d'un lieu pour souffler, nous ! Je fais du yoga et Carmen de l'aérobic ! Et Alessandro s'agite avec ses altères ! On est sous pression, avec ce job, Dom ! Tu me gonfles à t' prendre pour un p'tit Chinois dans ton p'tit atelier ! J' t'envahis pas, avec les horaires déments que j' me tape ! T'as de la place et du temps, dans la chambre, non ?? 

Dom acquiesce avant de siffler : 

-       T'as raison. Je n'ai pas besoin de place, j'ai besoin de paix. Alors fous moi la paix.

Je m'exclame :

-       Quoi ? Tu t' la joues stressé ! La pression, c'est quand même moi qui me la reçois à plein jet dans la figure, monsieur l'artiste, pas toi !

Dom pivote et m'examine des pieds et la tête, avec dédain.

-       Tu crois que je ne l'ai pas, moi, la pression ? T'en fais pas, tu sais très bien me la mettre, la pression ! Elle t'accompagne comme ton ombre. C'est ton homme de main.

Je manie un archet imaginaire, comme une forcenée qui voudrait bousiller son instrument :

-       Ohlala, sortez les violooooons, Dom est une victime, booooouh ! Sauf que ça fait deux ans que j' suis la seule à bosser, la seule à mettre du beurre dans les épinards ! 

Il lève les yeux au ciel :

-       Allez, la même putain de rengaine!

-       Parce que j'ai pas le droit de me plaindre, en plus ? A quoi ça me sert de me cravacher comme ça, alors, hein ? Et puis tu sais, j'apprécierai de temps en temps que tu t'intéresses à moi ! Y'en a qu' pour ta peinture ! Avec ce qu'elle te rapporte, tu ferais mieux de t'inquiéter de ma petite personne, ce serait un meilleur investissement ! 

Il se tourne vers sa toile, dos droit, épaules carrées.

-       Mathilde, ton disque est raillé. 

-       Tu es un parasite Dom. Tu es un parasite et tu m'écœures.

Le pinceau de Dom se fige en l'air, suspendu. Je reprends :

-       Un minable sans le sou, un profiteur sans talent !

Dom se retourne vers moi, lentement. Son expression est opaque. Il demande :

-       Si je te pèse tellement, Mathilde, pourquoi tu ne me largues pas ?

-       Et t'irais où ? Sous un pont, avec tes toiles ? Remarque, elles t'isoleraient de l'humidité. Elles serviraient à quelque chose, au moins.

Soudain, d'un geste vif, il attrape mon avant-bras et le tord dans mon dos. La douleur est fulgurante. Avec un cri sourd, je me plie en deux. Il sent mes muscles fins, le radius et le cubitus, qui affleurent la chair. Il va me briser les os, me faire fermer ma grande gueule. Mais il lâche son emprise d'un coup, comme s'il s'était brulé. Il crache :

-       Le venin, Mathilde, le venin. Ça te tuera.

Je regarde droit devant. J'attends de voir s'il ose aller plus loin mais je ne relance pas la machine. Je me frotte le bras.

Je me sens soudainement sans force. Vidée. Je comprends qu'il me supporte de moins en moins. Même moi, je ne peux plus me sacquer. Mais je ne peux pas s'empêcher de m'en prendre à lui. C'est épidermique.


L'immeuble de verre bleu, en face, est entièrement illuminé.

Malgré l'heure tardive, quelques employés de la banque HSBC vaquent encore dans les bureaux, dans leurs chemisettes à manches courtes. En bas, la place Polanco est animée des festivités du vendredi soir. Le bar du coin, de la chaine «Papa Bill», propose des menus spécialisés dans la ripaille entre collègues. Pour 300 pesos, on a droit à douze bières, un kilo de viande de bœuf hachée avec une pile de tacos, de la crème fraiche, trois sauces au piment, des haricots noirs en purée frite et une salade relevée de tomates et d'oignons frais coupés en dés. Parfois, des Mexicains gargantuesques commandent ce menu à deux. J'observe la foule qui s'affaire en bas. 

Sortir me ferait du bien. Mais j'étouffe, rien que d'y penser. Ce pays me fout la trouille. La colonia[1] où nous résidons est pourtant parée de larges avenues, rectilignes et arborées. Les DFños[2] et les touristes fortunés y affluent pour piller les boutiques de luxe en rangs serrés, tandis que les autres se contentent d'admirer les vitrines et les demeures de style californien colonial, dont les fenêtres pseudo baroques s'ouvrent sur de coquets jardinets ornant les porches.

Nous n'habitons pas ces allées typiques de Polanco. Notre appartement se trouve sur Morales, au cœur des immeubles d'affaires et de leurs cimes impersonnelles. Cinq minutes de marche suffiraient à s'assoir à la terrasse d'un restaurant chic mais j'estime que la balade est parfaite pour se faire kidnapper. Je ne sors jamais à pied à Mexico, encore moins la nuit ! La menace constante des agressions me tétanise. Les infos quotidiennes se font l'écho des pires faits-divers. Enlèvements, meurtres, règlements de compte, balles perdues sont monnaie courante. Même les avions tombent, dans le coin. Quelques semaines auparavant, un jet s'est écrasé à quelques encablures de là, emportant sept innocents qui se trouvaient à l'endroit de l'impact, au mauvais endroit, au mauvais moment, en plus des huit passagers, dont le Ministre de l'Intérieur, Juan Camilo Mouriño et un procureur de choc, engagé dans la traque des cartels de drogue. L'évènement est tel, même si les officiels clament qu'il s'agit d'un malheureux accident, que notre concurrent et leader, FORBES, a fait sa dernière couv sur le pays, titrant “Mexico, the meltdown[3]”. Ça ne me donne pas l'humeur vagabonde.

De toute façon, l'énorme masse humaine de la ville de Mexico me paralyse. Le désir d'une densité moindre m'envahit, comme une lame de fond. J'ai envie de campagne, de vertes vallées, de prairies pimpantes. Et depuis peu, il se passe quelque chose d'effarant.

J'ai envie d'un enfant.

Mon ventre, qui s'est tenu coi jusqu'alors, crie famine. Doté d'un esprit propre, il exige, impérieux : « Un enfant, Mathilde ! Un enfant ! ». Il est temps d'obéir à sa tyrannique horloge biologique si je ne veux pas rater le train de la conception. Quand une angoisse trop forte me saisit, je pense à Madonna, primipare à 38 ans. J'ai pour elle une ferveur constamment renouvelée. Et puis je me dis que le millénaire est neuf, que les frontières de l'enfantement ont été repoussées, qu'on peut même faire congeler ses ovules aux States. Mais il faudra bien un père, pour mon môme. Et Dom ?

Il est un obstacle à ce désir.

Son manque de réussite (puis-je définitivement statuer qu'il s'agit d'un échec ?) constitue une entrave à une vie de famille un tant soit peu confortable. Comment pourrait-il partager la responsabilité d'un enfant, s'il fait passer son besoin de peindre avant tout le reste ? Puis-je raisonnablement le choisir pour élever ma progéniture ? Alors que je suis la seule à ramener du fric ?

Mon ressentiment gonfle, telle une vague indomptable et dévastatrice.

Convaincue que ma santé mentale consiste à laisser sortir toute la gamme de ses émotions sans tentative de maitrise, ma colère déferle régulièrement sur lui. Après tout, Hippocrate prétend que la santé exige « le dégorgement des humeurs surabondantes ». Et je l'admets, Dom est devenu ma poubelle à émotions. Parfois, je voudrais le griffer, le balafrer. Lui faire payer son refus de rentrer dans le rang pour gagner de l'argent, le punir de ne pas vouloir renoncer – même temporairement – à la peinture. Je ne veux pas faire d'enfant avec un pauvre. Est-ce si dur à comprendre ?

Mes yeux se fixent sur son dos belliqueux. Au fond de la chambre, il continue à peindre à gestes saccadés.

 

Dom et moi, nous nous sommes rencontrés à Londres en 2005, lors du vernissage d'une de ses expositions, dans une galerie de Hackney. Je l'ai immédiatement trouvé magnétique. Un mot à la con certes, mais qui explique beaucoup de choses. Sec, de haute taille, il était noueux et solide, comme un arbre en croissance dans un terrain aride. Ses cheveux hirsutes, châtains clair, lui donnaient un style street, démenti par son costume Armani vintage, porté crânement, sur un tee-shirt blanc. Un poseur qui  exsudait la confiance et la sensualité. Je n'avais pas osé l'approcher tout de suite.

J'avais d'abord examiné ses toiles. Son style néo figuratif, fait de discontinuités et de juxtapositions, créait un récit familier et bouillonnant. J'y voyais une expression ardente, voire violente, qui se libérait dans la façon dont il bâtissait les matières pour faire apparaître de vastes foules dans des espaces citadins bondés. Les œuvres picturales consacrées aux rues respiraient grâce aux ciels, auxquels il vouait une large proportion de ses représentations. Mais les galeries commerciales ou de métro devenaient des couloirs claustrophobes abandonnés aux fourmis anonymes et humanoïdes du monde moderne. Quand j'y pense aujourd'hui, je me dis qu'il était fait pour venir à Mexico City.

Ce soir là, nous avons quitté la galerie main dans la main, en pouffant de rire devant cette incongruité spontanée. On s'était comme reconnus. J'avais le cœur prêt à éclater. D'être là, de vivre ça, de sentir ça. Dom était formidablement exotique et familier. Tout au long de la soirée, son charme avait agit par déflagrations continues, opérant par touches successives, un peu comme sa peinture aux éclats fulgurants. Quand plus tard, au petit matin, il m'avait confié son inébranlable foi dans sa vocation, j'avais su que nous vivrions, s'il ne me quittait pas demain, s'il ne me fuyait pas, une véritable histoire d'amour.

Et c'était cela, cette inébranlable foi qu'il avait en lui, qui m'avait fait tomber éperdument amoureuse de lui. Aujourd'hui hélas, c'est précisément ce que je considère comme un manque effréné de réalisme. 

Comment ai-je pu accepter un tel fardeau ? Avoir cru que c'était une bonne idée de prendre ce boulot tandis que Dom me suivrait sans autre responsabilité que celle de peindre, quelle bêtise ! Le pire, c'est que j'avais éprouvé une immense reconnaissance pour lui quand on s'était mis d'accord. Il acceptait de m'accompagner et me permettait de ne pas choisir entre ce boulot prometteur et ma vie amoureuse. Il était grand prince, prêt à prendre tous les risques pour me permettre de m'épanouir, au détriment de sa propre autonomie financière. Ouaip. 

Sauf qu'avec ma cagnotte qui diminue, les lenteurs absurdes du projet mexicain et la découverte d'un job qui – finalement – ne me plait pas tant que ça, mon avis a radicalement changé. Somme toute, qu'il prenne si bien cet arrangement est suspect. Un homme digne de ce nom n'aurait-il pas dû évoquer avec vigueur son honneur de mâle qui se doit de partir à la chasse ? Dom doit être un bon à rien pour avoir ainsi déposé ses couilles pour me suivre par monts et par vaux !

Aujourd'hui, je voudrais férocement qu'il puisse m'offrir le réconfort d'une vie avec des pauses, des moments de lenteur, tandis que lui serait le responsable de l'économie du couple. Ce n'est pas juste que je sois la seule à y contribuer. J'en ai marre d'être tout le temps en force, à plein régime. Les efforts que réclame ce taff m'épuisent.

Et en prime, depuis que je suis directrice de projet, je me sens coupable.

Alors qu'en tant que coordinatrice, j'assurais sans ciller, je me sens désormais coincée sous une virulente enflure de conscience, comme une japonaise sous son immeuble après un séisme.

Et tout ça, depuis que je suis en ligne de front pour empocher les bénéfices. Avec une commission à hauteur de 10%, vendre de la pub hors de prix à des pays en voie de développement est lucratif (enfin quand ça marche). Mais c'est aussi dégueulasse. Au Mexique, je vois tous les putains de trous dans la chaussée, les baraquements sur la route de l'aéroport, les gosses sales avec leurs cheveux emmêlés et leurs chaussures trouées, les dispensaires qu'on appelle hôpitaux, les garderies qu'on appelle école, les putes mineures, les vieux édentés...

Si bien que je me balade avec une vague honte au cœur, une impression de saleté indécrottable. Pas top pour assumer mes appétits de conquête. Et tout ça parce que je sais que l'argent serait mieux dépensé ailleurs, autrement.

J'ai une vision fugace de mon aïeule Ninon, la dernière en date à avoir possédé son logement dans sa lignée navrante. Officiellement, c'est son amour inextinguible pour l'Art qui l'a ruinée. Officieusement, on prétend qu'il s'agissait plutôt de son appétit insatiable pour les artistes. Le goût du saltimbanque chez ma vénérable ancêtre me ramène douloureusement à mon peintre d'homme.

Absorbé par une intense « recherche sur les couleurs », présentement le rouge, Dom ne m'a pas touché depuis vingt jours. Je le sais, je tiens la comptabilité de nos ébats. Mais quoi que je fasse, il me repousse sans pitié. "Tes inquiétudes me font débander", a-t-il décrété. J'ai bien tenté de lui expliquer que s'il avait l'obligeance de me sauter mon anxiété diminuerait de moitié, mais Dom estime que je devrais montrer davantage d'appréciation pour sa présence, galipettes ou pas. Après tout, il me suit sans se plaindre depuis que j'ai pris ce boulot alors que ses contacts artistiques sont en Europe.

Pourquoi, Bon Dieu, pourquoi me suis-je entiché d'un artiste ?

Avec un artiste, il faut être forte, présente. Mais je n'ai plus  envie de sortir affronter le monde. Ce que je voudrais, à ce stade de mon existence, c'est me replier, m'isoler, m'extraire du combat quotidien de la vie matérielle, du contact brutal avec la vie productive. Je voudrais que l'attaquant, ce soit lui. Avec moi en gardienne du fort, en position de défense. Avec un bébé dont je prendrais soin. Dans la douceur d'un foyer doux comme du coton, une maison dont les murs me protégeraient de la rudesse extérieure.

Je suis si fatiguée. Je voudrais être portée.

Au fond, je voudrais être prise en charge, comme quand je n'étais encore qu'une toute petite enfant. Mais avec des toilettes qui marchent. Et de l'électricité en continu.


Dom détache son regard de la toile sur laquelle il travaille. Il se tourne vers moi. Je suis claquée. Mes yeux bruns sont cernés par le souci. Mes cheveux courts, aux ondulations naguère conquérantes, tombent à plat, en mèches sèches qui semblent sur le point de s'enflammer. Sa petite combattante est au bout du rouleau. Et lui aussi.

Il me dit :

-       Excuse-moi. Je n'aurai pas du, je… J'espère que je ne t'ai pas fait mal. Je ne sais pas ce qu'il m'arrive ! Je suis encore à vif après la dispute de ce matin… après toutes nos disputes. Et puis, il y a ce gris toujours trop sombre, là.

Il désigne une hachure foncée sur sa toile. C'est une scène d'incendie, transformée en une sorte d'abstraction mixte, entre construit géométrique et non construit informel. La prééminence est donnée aux matières et aux couleurs, pas à la forme. Les toiles de Dom sont devenues des supports fantasmatiques aux intentions impénétrables. Son style reflète le manque de visibilité qu'il éprouve face à l'avenir, sa difficulté à lire l'existence en général.

-       Ce n'est pas grave, je lui réponds tristement. On est fatigué tous les deux. Et puis, je suis difficile, je te pousse à bout… Moi aussi je suis désolée.

Ma colère est apaisée. Aussi brusques que des pluies d'orage, mes ires sont passagères et laissent derrière elles l'atmosphère assourdie qu'abandonne la tourmente.

Dom reprend, après quelques secondes de silence.

-       Je vais partir. Dans la région des Tuxlas, dans l'Etat de Veracruz.

-       T'as une idée précise ?

-       Oui. Un village qui s'appelle La Barra, sur la côte.

-       Tu comptes partir quand ?

-       Demain. Comme ça je peins à fond pendant une semaine et on se retrouve pour les vacances. On pourrait peut-être les passer dans le coin d'ailleurs. Qu'en dis tu ?

Je me mordille un ongle, pensive :

-       On verra. Est-ce que je peux te joindre là bas ?

Dom ouvre les mains en signe d'ignorance et assure que si ce n'est pas le cas, il m'appellera régulièrement depuis le téléphone public. Puis dans un mouvement tendre, il prend mes épaules pour l'attirer vers lui. Je presse mon visage contre son torse. Il chuchote :

-       Je sais que c'est difficile, je sais. Mais tu verras, tu es une véritable crack. Il y a de grandes chances pour que la situation se retourne sous peu. Tu as bien travaillé, cela va finir par payer ! Sinon, ce n'est pas grave, tu auras fait de ton mieux. On rentrera sur Paris et avec ton expérience, tu n'auras pas de mal à trouver autre chose.

Un frétillement désagréable se manifeste dans mes entrailles. Il n'évoque pas un instant la possibilité de reprendre un boulot ! Mais moi, je n'ai pas les épaules pour jouer le rôle de la femme dévouée qui soutient son artiste maudit, quel que soit sa lointaine destinée. Le coup de la compagne discrète immuablement cachée derrière le grand homme, à l'ombre de son talent mais en train de trimer… Très peu pour moi ! Je suis lasse. Je lui dis :

-       Vas-y. Et profites en pour faire quelque chose de beau, de grand… Quelque chose qui se vendra !

Le regard de Dom, qui s'était adoucit, se durcit en un éclair. Nos corps s'éloignent.

-       Oui, bien sûr, c'est le genre de truc que tu sais à l'avance, Mathilde, pas vrai ?

-       Putain, range ta susceptibilité au placard ! Ce serait quand même mieux que ça se vende, non ?

Dom se retourne vers sa toile. Je n'ajoute rien.

 

Plus tard dans la nuit, je glisse une de ses jambes contre ses hanches étroites, pour le rapprocher de moi. J'aimerais qu'il me prenne, que nos corps se relient et se scellent. Même si nous échouons à communiquer autrement, il reste encore le physique, le corps, le plaisir. Je caresse son torse, son ventre. Il ne bouge pas. Je veux qu'il frémisse, qu'il réponde. Je le veux haletant, gémissant, perdu en moi. Mais mes mains sont maladroites, comme engourdies par la charge de mon désir. Impuissantes à le susciter en lui. Je voudrais déposer les armes à ses pieds et qu'il en fasse ce que bon lui semble. Qu'il me torture. Qu'il se venge de moi et de mon tempérament. Qu'il reprenne la main au lit. Qu'il me dévore pour me faire taire. Qu'il me baise. C'est la seule façon de faire résister l'attache tenue qui nous unit encore. J'embrasse ses épaules, trace lentement une route sinueuse de sa clavicule à son nombril avec ma langue. Il pose les mains sur ma tête. Je prie : Oui, pousse moi vers ton sexe, montre que tu as envie que je te suce. Il me fait remonter vers lui et m'embrasse sur le front, d'un baiser sage, aux lèvres jointes.

Ça me fait l'effet d'une gifle.


[1] C'est l'équivalent d'un arrondissement à Mexico City

[2] Les habitants de D.F., le Distrito Federal, l'autre nom que l'on donne à la capitale mexicaine

[3] Mexico, l'effondrement

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