Rhapsodie mexicaine - chapt 4 / Ivresse matinale

sanka

Le contact de ses pieds avec le sol est visqueux. Son verre s'est renversé la veille et elle n'a pas eu le courage d'essuyer. Hélène se traine aux toilettes...

 Deuxième jour - Samedi 13 Décembre 2008.

 

 Ivresse matinale

 

Le contact de ses pieds avec le sol est visqueux.

Son verre s'est renversé la veille et elle n'a pas eu le courage d'essuyer.

Hélène se traine aux toilettes, pisse puis s'agenouille devant le cabinet pour voir s'il est encore temps de vomir. Malgré son écœurement, elle ne parvient pas à rendre. Entre ses tempes, de sourds battements marquent le rythme des tours de son sang. Son crâne est une centrifugeuse.

Sacrée gueule de bois. Une de plus, qu'elle s'est infligée toute seule, comme une grande. Elle n'en prend plus ombrage. Elle avale deux aspirines l'un après l'autre, sans eau.

Hélène est une alcoolique socialement fonctionnelle. Un résistant instinct de survie lui permet de ne pas se servir la première rasade d'alcool avec son café. Certains matins, elle se dit que ça ne va pas tarder.

La première fois qu'elle s'est saoulée en toute solitude, c'était en 1998, juste après la coupe du monde. En pleine euphorie nationale. Après Peter.

Hélène replonge. Ne résiste pas à la contemplation de ce qu'a été sa vie. Révise avec fièvre une histoire qui lui devient étrangère, tant son existence actuelle en est éloignée. Tout a changé, subrepticement, sans qu'elle ne soit jamais avertie que ce qui était provisoire devenait peu à peu irrévocable. Jamais elle n'aurait crû que 10 ans plus tard, elle verrait toujours sa décision, prise sur une route luisante de pluie, comme un tournant définitif. 

 

Ils rentraient de Honfleur, où ils s'étaient rendus à un mariage. Pete avait pris son lundi pour qu'ils puissent prolonger cette escapade hors de Paris. Cela faisait deux ans qu'ils vivaient ensemble et les choses se passaient objectivement mal. C'était largement de sa faute à lui. Peter était excessif en tout, un homme dont on disait volontiers qu'il était larger than life[1]. Et effectivement, une vie normale, avec des horaires de bureau et un peu de régularité aurait vite pris, avec lui qui ne tenait pas en place, des allures d'oripeaux étriqués. Son homme mangeait l'existence. Tellement bien qu'il n'en laissait que des miettes à Hélène. Quant à elle, elle était lasse d'attendre, de récriminer, de réclamer. Il n'avait jamais le temps. Son boulot était très exigeant, trop exigeant.

Peter était Vice Président d'une boite de marketing sportif et il s'adonnait à ses objectifs comme à un sport de haut niveau quand on vise les jeux Olympiques. Si bien qu'il passait tout le fameux temps dont il manquait à l'extérieur, avec des clients (et des clientes ?, se demandait souvent Hélène avec angoisse) à diner, sortir, boire un dernier verre ou sniffer un dernier trait. Tout cela autour d'un contrat, of course[2].

Hélène avait l'impression d'être devenue un meuble, du genre canapé. Comme celui sur lequel Peter rentrait s'affaler quand il finissait par revenir au bercail.

Hélène ne se gênait pas pour le lui dire lors de disputes colossales, invariablement suivies de réconciliations au cours desquelles Peter promettait qu'ils feraient bientôt quelque chose de spécial ensemble, juste tous les deux, en amoureux. Mais à chaque fois, un empêchement succédait à cet engagement qui passait mystérieusement du statut de rendez-vous galant, supposé restaurer et maintenir un lien précieux, à celui de contrainte lourde que Peter avait accepté par faiblesse, pour le plaisir égoïste d'Hélène. Ses exigences étaient totalement en décalage avec ce que pouvait réalistement attendre la compagne d'un cadre supérieur en route vers le succès, lui disait-il, indigné par ses pétitions démesurées. Voulait-elle le retenir ? L'opprimer ? Empêcher qu'il ne devienne candidat au poste de Président ?

Ces accusations laissaient Hélène sans voix. Tout ce qu'elle savait, c'était qu'en un an, elle s'était endormie plus souvent avec la télé qu'avec lui. Etait-il marin, pour qu'elle soit aussi seule ? Elle comprenait que Peter ait besoin de flexibilité pour gagner aussi bien sa vie qu'il le faisait, elle était même d'accord pour lui laisser une large marge de liberté – elle estimait ne pas être une castratrice -, mais elle se sentait délaissée.

Aussi avait-elle été ravie de voir la date du mariage de leurs amis communs, Mat et Elise, se rapprocher. Elle avait grand besoin de retrouver Peter. C'était une occasion de s'amuser avec lui, de danser, de rire. De discuter sur le trajet. De prendre du bon temps.

Mais tout était allé de travers.

Peter avait pris de la cocaïne avant même de quitter Paris et il était si nerveux dans la voiture qu'Hélène s'était tenue coite pendant tout le trajet. A peine arrivé sur Honfleur, il s'était allumé comme un perdu, passant de l'alcool à la drogue avec une aisance déconcertante, tout en faisant se marrer la galerie goguenarde des amis, ravis de l'animation gratuite qu'il fournissait. Peter faisait son one man show dès qu'il était en compagnie. Les hommes l'adoraient, il reconnaissait en lui le Mâle Alpha qui domine la meute. Sa technique résidait dans le verbe haut et le charme tout azimut.

Hélène avait rapidement perdu pied.

Elle avait essayé de suivre aux premières blagues, en ricanant vaguement, l'air entendu et cool, mais elle n'avait pu s'empêcher de s'inquiéter en le voyant enchainer les verres comme les heures enchainent les minutes. Seulement, que faire devant une assemblée de joyeux lurons ravis de profiter d'un bouffon dopé aux rires tonitruants ? Elle avait tout juste réussit à émettre quelques remarques acides qui lui avait donné l'insolite impression qu'elle était lourde, pas lui. Elle avait donc préféré s'éloigner et rejoindre les autres femmes, qui avaient pour la plupart délaissé l'assemblée masculine pour se retrouver sous la tente installée dans le jardin de la maison d'hôte.

« C'est rien, ils sont contents de se retrouver, c'est tout. Ils ne se voient pas si souvent », avait gentiment dit Caro, en tapotant l'épaule d'Hélène, qui était visiblement contrariée. « Il a toujours été un peu à fond, Peter, mais ça ne l'empêche pas de bien mener sa barque. Et puis c'est exceptionnel qu'on se retrouve tous ensemble. Demain, au mariage, ça ira mieux. » Hélène n'avait rien dit. Des retrouvailles exceptionnelles, Peter en avait toutes les semaines, parce que ses amis se comptaient par centaines. Mais elle avait acquiescé, histoire de ne pas plomber l'ambiance. Pour mieux s'y fondre, elle s'était versée une double ration de vodka et elle s'était fait quelques lignes légères.

Elle s'était tout de suite sentie mieux.

Le mariage avait eu lieu dans un brouillard. Hélène avait participé à la fête, rit, chanté, étreint les mariés, dansé jusqu'à l'aube. Tout au long de la soirée, Peter lui avait adressé de grands sourires mais ne s'était pas approché d'elle plus de quelques secondes. Il n'était pas rentré dormir et avait finit par revenir à l'hôtel le dimanche après-midi, pour s'écrouler dans un sommeil agité qui l'avait vu passer de l'écru au cramoisi.

Hélène était furieuse et inquiète.

Elle avait envie de le laisser crever là, à suer ses toxines jusqu'à ce qu'il se noie dedans. Elle se disait qu'elle n'avait qu'à laisser cet arriéré en plan, sans se préoccuper de lui faire boire de l'eau alors qu'il filait tout droit vers la déshydratation. Mais elle craignait qu'il ne soit réellement en danger de claquer. Il transpirait comme un âne bâté sous le soleil d'Italie et paraissait sur le point de faire une OD. Pouvait-on faire une overdose à la cocaïne ? Il lui semblait bien que oui. Dans Pulp Fiction, Uma Thurman n'était-elle pas sur le point de mourir à cause de cela ? Hélène était allée poser la question à Alex, qui avait passé la quasi totalité du week-end avec Peter, le suivant comme Robin son Batman. A la différence près qu'il ne portait pas de collants verts et qu'il était sagement rentré récupérer auprès de Marie le samedi à l'aube, avant de reprendre avec Peter le soir même.

Il l'avait regardé de haut : « Meuh non, dans Pulp Fiction, c'est de l'héro mal dosée. De la mauvaise qualité. Travolta le dit au dealer quand il débarque chez lui, tu t' souviens pas ? Alors que là, c'est de la C et t'inquiètes, elle était parfaite. Ce que tu vois, c'est du grand Peter, c'est tout !», avait-il clamé avec une admiration non dissimulée.

Les autres avaient eu le même genre de réaction. Une copine, spécialiste des traits vite fait bien fait sur son miroir de poche, lui avait dit :

-       Arrêtes, y'a pas de risque ! La coke est festive ! Coco is your friend. Si y'avait un danger immédiat, on serait tous à la diète. Un trait de temps en temps, y'a pas de quoi en faire toute une histoire. 

-       J'en fais pas toute une histoire, s'était offusquée Hélène, dont l'exaspération était croissante. Je te signale que dans le cas de Peter, sa copine Coco, il ne se la tape pas de temps en temps. On est en ménage à trois, à ce stade. Et là, il n'a pas dormi depuis jeudi. On est quand même dimanche ! Il est violet. Ça craint, non ?

-       T'inquiète, j' te dis, elle avait répétée, tranquillement. Il est solide ton gaillard.

Evidemment, avait réfléchit Hélène plus tard, ils aiment trop Peter quand il est prêt à mener les troupes toujours plus haut dans la folie pour se dire que ça le met sérieusement en danger de ressembler à une huitre avariée.

Ce n'était pas qu'ils lui voulaient du mal, mais Peter était celui sur qui on pouvait toujours compter pour mettre de l'ambiance. Et il leur paraissait impossible que ses excès – qu'ils croyaient occasionnels malgré les démentis d'Hélène - mettent le massif Peter et son allure de rugbyman à risque. Hélène avait alors réalisé qu'avec lui, elle serait toujours cantonnée au rôle de celle qui cherche à calmer le jeu. Elle était et elle resterait la femme acariâtre. La control freak. La nagging bitchL'emmerdeuse. C'était fichu pour elle. Son destin ? Etre à tout jamais l'hystérique de service qui plombe l'ambiance en voulant rattraper un mec qui ne saurait être dompté. Question d'honneur et de testicules bien accrochées.

Car elle avait affaire à un héros du spermato conquérant devant l'éternel.

Avec Peter, les hommes avaient des retours de fierté testostéronées comme on a des retours d'acides. A son contact, tous semblaient d'accord sur le fait que les femmes n'avaient qu'à bien se tenir et se mettre au lit quand elles étaient crevées. Les gars étaient là pour se marrer et le dernier debout serait bien évidemment Peter, leur pote aux pieds d'enclume, le roi des heures nocturnes, des afters infernaux et des jeux profanes d'adulescents de 40 balais allumés au chalumeau des stupéfiants ordinaires.

Hélène n'en pouvait plus.

Alors elle avait tranché dans le vif.

Elle n'imaginait pas que la cicatrisation serait aussi longue.

[1] Littéralement “Plus grand que la vie”, se dit d'une personnalité flamboyante

[2] Bien sûr.

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