Rhapsodie mexicaine - chapt 6 / Mexicanidad
sanka
Mexicanidad
Le trajet, dans un tout terrain de luxe aux vitres pare-balles teintées, nous permet de compléter les informations générales que nous avons déjà sur l'Etat avec des nouvelles plus locales. Nous espérons qu'elles nous permettront de briser la glace avec Monsieur le Gouverneur. Il est toujours recommandable d'être au jus des micro affaires de l'Etat. Des projets et réalisations plutôt que des récents problèmes, de corruption, meurtres ou disparitions... Le déplacement en compagnie du responsable des Relations Presse du Gouvernement, venu nous chercher à l'aéroport, remplit parfaitement ce rôle. Il n'en ressort pas une seule fausse note, malgré la réputation offensante de la zone frontalière, entachée de nombreux actes d'une violence sordide.
Nous arrivons sur la place principale de Chihuahua, capitale éponyme de l'Etat.
Un magnifique édifice s'y dresse. Son blanc éblouissant souligne son architecture néocoloniale. De hautes colonnes de granit torsadées encadrent une porte de bois massif, ouverte sur une cour intérieure majestueuse, entourée de galeries sur 3 étages. Des peintures murales s'étalent sans pudeur sous les portiques, illustrant l'histoire de l'Etat de scènes valeureuses et colorées, dans le style typique du début du 19e siècle, en hommage à la révolution Mexicaine. Zorro pourrait surgir à n'importe quel instant, sur son ardent destrier noir.
On nous amène au bureau de la Licenciada Paulina Gonzalez.
Une large fenêtre bordée d'épais rideaux de velours ocre donne sur la ville et découvre au loin les paysages vallonnés et arides de la région.
- Mathilde, Alessandro ! Merci d'être venus malgré notre organisation de dernière minute ! En réalité, je vous l'avoue, nous avions rendez-vous avec l'un de vos concurrents dont la couverture malheureuse sur notre pays nous a fait changer d'avis ! Et notre choix s'est naturellement reporté sur FORTUS !
- Vous avez eu raison, j'affirme avec un sourire badin. Notre angle vous intéressera probablement beaucoup plus !
La directrice de la communication et Alessandro accompagnent ma déclaration de gloussements entendus. Je suis enchantée. Je vais niquer ces salopards de FORBES et leurs 5,7 millions de lecteurs, je le sens.
« Parfait, vous allez m'en dire plus. » La directrice de la communication fronce soudain les sourcils : « Mais je manque à toutes les courtoisies : Voulez-vous un thé, un café, quelques douceurs, pour petit-déjeuner ? » Sans attendre de réponse, la Licenciada commande le tout à sa secrétaire qui se présente quelques minutes plus tard avec un plateau en argent. Pendant qu'on nous sert, Paulina Gonzalez disserte sur les sites à visiter dans la ville et nous offre une description dithyrambique de la cathédrale. « J'espère que vous aurez l'occasion de visiter cette merveille », conclut-elle avant de demander : « A quelle heure repartez-vous ? » « Avec l'avion de 17 heures, répond Alessandro. Nous aurons peut-être la possibilité d'y aller cet après-midi. » Je souris avec obligeance, l'air d'espérer que nous en aurons effectivement l'occasion. Le small talk prend fin de façon satisfaisante, avec l'assentiment de tous. Nous nous sommes montrés éduqués et charmants, capables d'un échange civilisé, il est temps de parler business. Paulina Gonzalez demande à voir un de nos rapports précédents. J'extrais le dossier de mon sac, en expliquant :
- Nous produisons des sections dont le but est de promouvoir les opportunités d'investissement dans divers pays. Dans le cas du Mexique, il nous semble qu'un tel travail est indispensable car malgré sa proximité et ses liens commerciaux avec les Etats-Unis, la perception de la République est teintée de nombreux préjugés.
Paulina hoche la tête, m'invitant à continuer.
- Notre intention, avec cette analyse, c'est d'apporter à la communauté d'investisseurs qui lit FORTUS les éléments qui lui permettront de connaitre les possibilités qu'offre le territoire Mexicain. Je vous rappelle que notre influent manage à lui seul 11 milles milliards de dollars. (Enfin, manageait, je pense, en songeant que l'effondrement des Lehman Brothers est passé par là) Nous voulons offrir à ces Business Decision Makers un panorama de l'économie, qui se focalisera sur les opportunités à saisir et dressera un tableau des meilleures opportunités d'investissement. Le cas de Chihuahua nous semble intéressant. Sa zone frontalière offre des garanties fiscales inédites et son ambiance de travail, exempte de grève, est exemplaire, le symbole d'une collaboration fructueuse entre les différents acteurs de la chaine productive.
Je m'abstiens de mentionner les multiples disparitions des ouvrières des maquiladoras de Ciudad Juarez, qui persistent malgré des dénonciations véhémentes d'organisations de défense des droits humains. Je ne souligne pas que si la sécurité s'est magistralement dégradée au Mexique dans son ensemble, l'Etat de Chihuahua a pris la sinistre tête de cette chute aux enfers, avec plus de 2000 morts recensés sur son territoire depuis début 2008. Je tais le classement de Reporters sans Frontière, qui, en 2007, a fait passer la fédération dans le peloton de tête des nations les plus périlleuses pour les journalistes, positionnant le Mexique en seconde place, juste derrière l'Irak. Je suis là pour faire briller ce qui est sale et vendre de la pub en guise de détergent. C'est tout.
Je vais me positionner à coté de la Dir Com. Je pose un FORTUS sur son bureau et l'ouvre sur une publication de 18 pages, élaborée au Moyen Orient.
- Voici un exemple de notre travail, j'annonce, en faisant défiler les pages entre mes doigts sans m'attarder. L'Arabie Saoudite connait un véritable renouvellement depuis l'avènement du Roi Abdullah. Ce dernier a décidé de dynamiser la société saoudienne et fait preuve d'un véritable esprit de réforme, qui s'illustre notamment par sa décision d'inclure des femmes à l'activité économique du Royaume. Autre thème important, la diversification organisée de l'investissement saoudien dans le monde. Au-delà de cela, des projets de construction de citées royales, émergeant du désert, ont été mises en chantier récemment, constituant une véritable manne d'activité pour les investisseurs étrangers. Le reportage a reçu d'excellentes critiques. Qu'en pensez-vous ?
- Intéressant, répond Paulina. Et que signifie cette mention, « Promotional Report», là ?, demande-t-elle en pointant la minuscule annotation en haut de page.
- Que nous sommes habilités à faire des propositions publicitaires aux entités qui pourraient en bénéficier.
Mon sourire est bref. Je retourne m'asseoir, candide.
Le regard de la Licenciada Paulina se fait pénétrant. Ces deux là ne sont pas réellement ce qu'ils annoncent, réalise-t-elle avec irritation. D'ailleurs, ils ressemblent plutôt à des technico-commerciaux de luxe.
Elle m'examine avec attention. Je porte un lourd collier d'argent dont les entrelacs, amples et évasés à la façon d'un C de chez Cartier, rehaussent mon tailleur sobre d'une pointe d'ostentation. J'ai choisi cette pièce dans une échoppe d'orfèvres à Taxco, ville baroque entourée de mines de l'état de Guerrero qui s'est spécialisée dans les platerias[1]. Alessandro est quant à lui vêtu d'un costume anthracite, sur une chemise céruléenne à fines rayures blanches. Sa cravate en soie, d'un rouge obscur, est tenue par une fine pince en or jaune de chez Dupont. La marque promet « une touche élégante pour une attitude résolument masculine ».
J'aurais du m'en douter, se dit Paulina, dont le courroux augmente à mesure qu'elle les observe. Ils sont trop propres sur eux pour être de véritables journalistes, même de FORTUS ! Les vrais ont toujours quelque chose d'un peu ébouriffé. Mais il est trop tard pour faire machine arrière. Le planning du Gouverneur comprend cet entretien et une annulation de dernière minute serait du plus mauvais effet pour elle, qui a une carrière à mener dans un monde très compétitif où les femmes marchent ou crèvent. Alors avant de les laisser dans le salon particulier dans lequel ils vont attendre, la Licenciada Paulina Gonzalez adresse une courte prière à Santa Rita, patronne des cas désespéré, qu'elle sollicite sur tous les sujets qui touchent de près ou de loin aux décisions du Gouverneur. Avec ferveur, elle supplie la Santa de faire en sorte que pas un centavo de son budget ne soit concédé à ces imposteurs. En attendant, une chose est sûre. Ils vont poireauter.
L'interview se déroule sous les prunelles attentives de la blonde et radieuse Première Dame, dont le portrait domine la pièce. Elle porte au visage les signes distinctifs des cinquantenaires nanties : lèvres gonflées siliconées, nez étroit et pointu dessiné au bistouri affuté d'un chirurgien de Miami, front botoxé. On ne devine son âge qu'en sachant qu'elle a deux fils, de 32 et 29 ans. Les femmes de cette caste se ressemblent toutes, je rêvasse, tandis que le Gouverneur conclue l'interview avec l'air comblé du politique qui a fait son tour de chant, à la manière d'un Berlusconi.
- Je vous remercie Monsieur le Gouverneur, tonne Alessandro tandis que ce dernier reprend son souffle. En ce qui me concerne, je n'ai plus de questions. Mathilde, as-tu quelque chose à ajouter ?
Le ballet est bien rodé. Je me redresse. J'ai pris des notes et sais sur quels arguments m'appuyer. Comme d'habitude, je ressens un léger tournis avant de me lancer.
Puisant dans l'interview les raisons qui pourraient pousser le Gouverneur à accepter sur le champ une offre publicitaire, je mets toute ma force de conviction dans ma proposition. Je mentionne le besoin de faire connaitre l'excellence du travail mexicain auprès des Etats-Unis, leur premier partenaire commercial, qui dépense l'essentiel de son argent dans des produits chinois de mauvaise qualité. Je reprends les arguments qu'il a développés sur les conditions fiscales exceptionnelles de la zone frontalière et déplore le fait qu'elles sont trop souvent ignorées par les investisseurs. Avec un air d'évidence aussi clair que 2 et 2 font 4, j'en viens à mon offre : Une page de publicité, voilà ce qu'il leur faut. Le contexte éditorial mettra en valeur le pays dans son ensemble et l'Etat de Chihuahua en particulier. Cela aura un impact extraordinaire ! L'investissement s'élève à 125 000 dollars. Qu'en dit-il ?
J'aimerais regarder le Gouverneur dans le tréfonds des pupilles, comme Hélène me l'a conseillé, mais ses yeux m'échappent. Il contemple sa femme, qui siège également dans l'imposant cadre laqué, posé sur son bureau. Après quelques secondes, il se tourne vers moi et dit avec entrain :
- C'est très intéressant ! Je ne manquerai pas d'en parler à la Directrice de la Communication.
Je plisse les yeux et étire mes lèvres en une mimique souriante. Les choses ne peuvent pas en rester là. La Dir' Com n'est pas une alliée et de toute façon, dans ce boulot, mieux vaut que la décision soit prise dans le feu de l'action. Et par le grand manitou. Il s'agit de s'adresser au dictateur qui réside en tout décisionnaire, pas au démocrate. Car la page est onéreuse. La comparaison avec les taux du marché peut faire perdre la tête aux équipes de communication, qui se voient délestées d'une bonne partie de leur budget avec une seule parution. Au Mexique, c'est l'équivalent d'un spot télé de 30 secondes sur une chaine nationale, tournage compris. Ça fait cher le prestige, même pour FORTUS. D'autant plus qu'il descend d'un cran une fois qu'on remarque la mention qui chuchote « Promotional Report» en haut de l'article… Et si le Gouverneur ne l'a pas vu, la Licenciada Paulina Gonzalez, elle, l'a bien noté.
C'est le moment de sortir l'artillerie lourde. C'est le dernier rendez-vous avec un potentiel pareil avant les vacances. Je réussis à capter le regard du Gouverneur, que je fixe droit dans le mile. D'une voix assurée, j'énonce :
- Lorsqu'une entité comme la nôtre vous propose une action de publicité, à vous, et non pas à votre département marketing, c'est tout d'abord parce qu'il s'agit d'une décision hautement stratégique. Vous êtes la personne la plus à même de le constater : la réputation de l'Etat de Chihuahua constitue une préoccupation. Et pour cause, Ciudad Juarez, une des villes les plus importantes de votre Etat est devenu un lieu qui effraie, y compris à l'extérieur des frontières Mexicaines, alors que des centaines de maquiladoras y sont installées… Ensuite, le coût d'une telle parution, dans un magazine aussi prestigieux, ne peut être supporté qu'avec votre appui. C'est une opportunité exceptionnelle qui demande naturellement de mobiliser un budget exceptionnel. Vous seul pouvez en décider. Vu l'impact qu'aura une telle parution sur l'image de Chihuahua, vous vous devez d'accepter.
José Reyes Baeza Terrazas fronce les sourcils. Je le regarde étrangement, sans ciller. Je veux le convaincre par la seule force de ma concentration.
- Je reconnais Mademoiselle qu'il est utile, je dirais même essentiel, qu'une autre image du Mexique soit véhiculée. Et je suis heureux que FORTUS entreprenne de faire découvrir à ses lecteurs les atouts du pays et de l'état de Chihuahua. Mais rien ne sert de courir. Vous êtes encore au Mexique quelque temps, n'est-ce-pas ? Envoyez donc une proposition formelle à la Licenciada.
Je frémis. Il y a quinze jours environ, j'ai rencontré un expert en communication interculturelle, à l'issue d'une conférence où la Ministre de l'Education était supposée faire une apparition. Elle n'était finalement pas venue, alors Alessandro et moi nous étions déployés dans la salle pour faire du networking. J'en avais profité pour approcher un des conférenciers, auquel j'avais demandé d'éclaircir un point qui me tracassait depuis un moment : Les Mexicains ne disaient-ils jamais non ?
Depuis mon arrivée, on avait montré beaucoup d'intérêt pour mes propositions mais aucun contrat n'avait été signé. Mes interlocuteurs semblaient enthousiastes mais rien ne se passait. Il n'y avait jamais de refus direct, cependant. Je m'y serais attendue au Japon, mais ici ? Quelque chose m'échappait. « C'est le Si pero No. », avait répondu l'universitaire avec un sourire énigmatique. Devant mon insistance, il avait finit par résumer : « On considère que dire non est un FTA. Un Face Threatening Act. En gros, mieux vaut éviter les problèmes en préservant la face de son interlocuteur, en ne le vexant pas, si vous préférez. La conquête Espagnole a apporté son lot de traumatismes et l'Empire fondé par les Aztèques ne saurait objectivement être décrit comme tendre et paisible. Le Si pero No s'est donc développé sous des conditions d'austérité frappante, où la vie tenait au fil du sourire du dominateur. On ne le perturbait pas d'un refus. Contrarier l'autre de façon ouverte ne faisait pas partie des possibles. Cela aurait constitué la plus grande des fautes et des impolitesses. Pour autant, il reste essentiel pour n'importe quel être humain de conserver sa liberté de choix. Aussi, nous les Mexicains, nous prenons notre temps quand quelque chose ne nous intéresse pas ou nous indispose. Mieux vaut laisser courir une proposition que de la stopper nette et risquer une brouille. On préfère signifier notre intérêt… Puis on commence imperceptiblement la longue liste de ce qui va devenir la raison d'un impossible accord. » Devant ma grimace, il avait protesté : « Ce n'est pas hypocrite ! On peut tout à fait ne pas vouloir de quelque chose dont on perçoit l'intérêt ! »
Il n'avait pas eu besoin d'en dire plus. J'avais réentendu sans effort les prétextes variés qu'on m'avait servi en entrée, en plat principal et en dessert: « Rappelez-moi plus tard pour qu'on fixe la date de la signature, là, je suis en rendez-vous ! » ; « Je vous appelle avec une réponse positive demain, sans faute ! » ; « Une réunion avec le Conseil d'Administration est indispensable, mais c'est comme si c'était fait ! » ; « Le département marketing doit donner son feu vert, mais vu l'accord de principe, c'est une simple formalité ! » « On ne peut pas s'engager avant le mois de Mars, à cause de notre date de clôture comptable, mais après, c'est du tout cuit. » ; « On veut absolument participer à la partie promotionnelle du rapport ! On se voit la semaine prochaine, ok ? Appelez ma secrétaire pour qu'on s'organise ! »…
Ahorita, Mañana, les formules consacrées, remettaient éternellement à plus tard une décision à prendre le lendemain. Visiblement, on espérait que l'interlocuteur aurait la décence de ne pas insister et comprendrait de lui-même que ces atermoiements n'étaient invoqués que pour faire passer, poliment, un refus. Mais ce manque de franchise, consommateur de temps et créateur de frustration, m'était intolérable.
Me taper l'élaboration d'une énième proposition juste pour qu'on préserve ma face ? Je replante ses pupilles dans celles du chef de l'Etat de Chihuahua et grimpe sur mon outrage. Ce radeau de fortune me permet d'insister.
- Señor Gobernador, cette décision doit être prise sur le champ. Je ne perdrai pas mon temps à formuler une proposition si je n'ai pas votre soutien total et officiel. N'oubliez pas qu'il s'agit de contribuer à la reconnaissance de Chihuahua par la communauté d'investisseurs la plus influente de l'Amérique du Nord, je poursuis avec emphase. Il s'agit de dé-mar-quer Chihuahua, d'une façon positive, pour une fois. En tant que spécialiste en communication, ne rien vous proposer relèverait de la faute professionnelle. Ne pas insister pour obtenir votre engagement immédiat aussi. Car si un Etat au Mexique peut bénéficier de notre travail, c'est bien le vôtre. Vous le savez mieux que quiconque, j'en suis certaine. Un espace publicitaire d'une page dans ce reportage serait parfaitement approprié pour Chihuahua. Souhaitez-vous qu'il vous soit réservé ?
El Señor Gobernador sourit aimablement. Il se demande ce que j'ai, à le fixer comme ça. Il s'inquiète. A-t-il un truc coincé entre les dents ? Il met la main devant sa bouche :
- J'y suis tout à fait favorable ! Pour la suite, adressez-vous à la Licenciada Gonzalez, je vous prie, Melle Deloze.
Mais moi, je suis décidée à m'accrocher à toutes les branches. Il a dit « favorable » ? J'y vais au toupet ! Mon élégant stylo d'argent en main, je sors un simple A4 avec quelques formules juridiques, imprimé en triple exemplaire. S'il le signe, j'ai gagné. Malgré sa brièveté, c'est un contrat solidement légal. « Très bien. », je dis, avec un sourire qui veut diffuser autant de naturel que possible à mon geste. D'une écriture nette, je commence à le remplir. Il m'arrête :
- Voyez tout cela avec ma directrice de communication, voyons.
Je continue, tranquillement :
- Parfait. Je m'occuperai des détails avec elle une fois votre engagement officialisé.
Il s'agite, énervé par mon insistance :
- Je ne m'occupe pas de propositions publicitaires, Mademoiselle Deloze. C'est le domaine réservé de la Licenciada.
Je finis d'écrire en toutes lettres « Cent vingt cinq milles dollars » et lui darde à nouveau le blanc de l'œil :
- Il ne s'agit pas d'une vulgaire offre de publicité, Monsieur le Gouverneur. Les investisseurs qui savent ce que vous expliquiez pendant l'interview se comptent sur les doigts d'une main. Certes, des entreprises reconnues sur le plan mondial se sont établies ici. Mais ne vous semble t-il pas préoccupant que Bombardier ait préféré l'Etat de Quérétaro au vôtre, pour implanter ses activités aérospatiales ? Chihuahua veut se positionner comme l'hôte de choix dans ce secteur, mais l'investissement le plus récent dans ce domaine s'est effectué ailleurs. Pourquoi Monsieur le Gouverneur ? Il est probable que la réputation de l'Etat a pesé dans la balance, au moment du choix final. Ne croyez-vous pas que l'on entend plus parler des disparitions de Juarez ou des problèmes causés par la guerre qui fait rage entre les narco-trafiquants que des mesures d'incitations fiscales offertes dans votre Etat ?
Je vois Alessandro pointer son nez vers la moquette. Il semble consterné. J'ai l'impression de l'entendre penser.
Pourquoi évoquer les problèmes de narcotrafic ? C'est le sujet à éviter à tout prix ! Les Mexicains détestent qu'on leur dise qu'ils se trouvent sur une plaque tournante ! C'est l'ordre familial des choses, juge Alessandro. C'est comme parler de la Pègre à un Napolitain, c'est interdit, bordel ! Un étranger, surtout quand ça vient vendre sa pacotille, ça s'extasie devant les beautés touristiques et l'intelligence des locaux. Point. Et puis ce gouverneur là est le neveu d'un des gouverneurs précédents. En face de qui cette conne pense-t-elle se trouver ? Le prince d'une dynastie de vendeurs de drogue, à coup sûr ! C'est probablement notre dernière chance de signer avant les vacances, bon sang ! Dans ce boulot, il faut du sang-froid, de la prestance et toutes sortes de traits et de qualités dont mon insupportable supérieure hiérarchique, qui contemple el Señor Gobernador avec des yeux de merlans frits, manque passablement.
- Vous n'y allez pas de main morte, s'insurge de son coté le Gouverneur, avec une affabilité feinte. Mais après tout, vous défendez votre opinion, vous avez raison, nul autre ne le fera à votre place ! Mais écoutez-moi, tout de même, jeune fille…
Son ton se fait ouvertement condescendant.
- … L'Etat de Chihuahua, que je représente, est très intéressé par votre offre, soyez en sûre. Nous ferons probablement affaire. J'informerai la Licenciada Paulina Gonzalez de votre proposition. Mais pour l'heure, je dois vous laisser. Il est fort plaisant d'échanger avec vous, journalistes de FORTUS (il accentue désagréablement le terme, comme pour montrer qu'il n'est pas dupe), mais hélas, je dois gérer les affaires courantes d'un Etat qui, comme vous l'avez habilement souligné, n'en manque pas ! En attendant, je vais vous donner un numéro de téléphone. Celui de Paulo Arañado Scarbesc. Cet homme illustre possède 30% des maquiladoras ici, toutes activités confondues. Il est le fer-de-lance de l'entreprenariat de cet Etat. Par contre, il ne répond pas aux interviews, c'est un homme discret et réservé, ce que vous comprendrez étant donné les conditions sécuritaires de ce pays… et plus encore de l'Etat de Chihuahua, dont vous semblez bien saisir les aspects les plus complexes, mademoiselle… Les hommes d'affaires et leur famille constituent des proies faciles pour la dynamique industrie des enlèvements, en plein essor dans la région comme dans le reste de la République. Aussi, mon ami Paulo ne souhaitera pas attirer l'attention sur son nom, si toutefois il peut l'éviter. Il ne répondra donc pas à vos questions mais sera certainement heureux de contribuer à votre publication. Je m'assurerai du fait qu'il vous reçoive.
Il presse un bouton sur son bureau, qui émet une sonnerie aiguisée.
Alessandro tressaille. Je parie qu'il craint qu'une fosse aux crocodiles ne s'ouvre sous nos sièges. Une peur qui ne m'est pas étrangère, à cet instant précis.
Le secrétaire particulier apparait à la porte, exécute une courbette militaire et demande en quoi il peut se rendre utile. « Appelle el Señor Paulo Arañado Scarbesc. Dis lui qu'il serait intéressant d'investir dans la pub du reportage de FORTUS. » D'un geste bref de la main, le secrétaire est congédié. Le Gouverneur déplie ses jambes avec raideur.
« Alessandro, Mathilde, je dois vous laisser. Ce fut un plaisir de vous rencontrer. » Sans autre commentaire, il nous raccompagne à la porte, les yeux déjà absents. Le secrétaire particulier nous attend obséquieusement à l'extérieur, le numéro de téléphone du Señor Paulo Arañedo Scarbesc à la main. « Je viens de lui parler », explique-t-il. « Il ne pourra pas vous recevoir aujourd'hui mais attend votre appel ultérieurement. »
Ben voyons, je pense. Si pero fucking no.
Le retour sur DF est pénible. L'avion a du retard.
De l'aéroport, je tente d'appeler le Señor Paulo Arañedo Scarbesc à plusieurs reprises mais chacune de mes tentatives abouti inexorablement à son répondeur. Tout au moins s'agit-il de son véritable numéro de portable, ce qui permet l'ombre d'un espoir. Avant de monter dans le petit avion à hélice qui attend sur la piste, je laisse un message d'une voix énergique, que j'espère agréable, lui demandant de la rappeler au plus vite afin que nous puissions nous rencontrer comme Monsieur le Gouverneur l'a recommandé. Je sais que cette diversion est probablement une façon d'imposer un refus, mais je me dois d'essayer.
[1] Magasin où l'on vend des produits en argent, essentiellement des bijoux.