Rhapsodie mexicaine - chapt 8 / Tout un cinéma
sanka
Troisième jour - Dimanche 14 Décembre 2008.
Tout un cinéma
Hélène est mécontente. Mathilde ne l'a pas appelé hier, après son rendez-vous. Elle n'en est pas tout à fait surprise. Cette fille manque de rigueur, de punch. Elle a quelque chose de laborieux et d'obstiné mais la ténacité ne fait pas tout. Elle ne brille pas. D'ailleurs, Hélène était opposée à ce qu'on l'engage, mais elle n'a pas eu le dernier mot. Pas étonnant, Mathilde a un sourire qui met les hommes à genoux. Et le sens du micro management de Fernando est à son comble quand il embauche celles qu'il voit comme ses « drôles de dames », dispatchée de part le monde et à son service.
Son opinion à elle est faite depuis longtemps, en tous cas.
Cette petite prétentieuse est venue se perdre dans le monde des affaires alors qu'elle a tout de la fermière déguisée en imitation Chanel. Néanmoins, elle attendait un peu plus de respect de sa part. N'a-t-elle pas toujours été là pour soutenir et encourager Mathilde ? Alors même que cette inepte a imposé sa volonté de partir en mission avec son compagnon ! Comme si sa situation sentimentale devait entrer en compte dans la gestion des RH ! Quand on veut faire carrière, on range ses sentiments. Ou sinon, on choisit un poste qui convient au fait de conter fleurette et de construire une histoire de couple. Caissière, par exemple ! Mais pour qui se prend t-elle ?
Hélène saisit son sac et sort d'un pas vif du café de Chueca dans lequel elle a passé l'après-midi toute entière. Seule. A tapoter sur son mac, surfer le net et surtout à résister à la tentation de boire plus d'un Irish Coffee pour se réchauffer. Il est trop tôt, s'est-elle raisonnée à grand mal.
Elle n'a rien de prévu avec qui que ce soit, ce soir. Alors elle va voir « Death at a funeral[1] », sur Gran Via, où les films passent exclusivement en VO. C'est une comédie familiale. Elle espère que ça va saigner.
Sur le chemin, la nostalgie douce-amère qu'elle associe à l'approche des fêtes de fin d'année s'empare d'elle. Quand elle était petite, sa mère l'amenait voir les vitrines animées des grands magasins parisiens, avec Sophie. Elle se souvient de son délice devant le spectacle féérique des mondes mis en scènes, elle se remémore leur émerveillement devant la neige qui valsait au dessus de poupées dont les paupières mobiles étaient bordées de longs cils soyeux. Des maisonnettes enchantées renfermaient des réunions d'oursons prêts à monter en calèche pour saluer le Grand Nord et sa fabrique à jouet… La magie était là, à portée de regard et Hélène s'y engouffrait avec sa petite sœur comme compagne de voyage. Elles revenaient à la maison des idées plein la tête et jouaient toutes sortes de scénarios fantasmagoriques dans leurs chambres. Hélène était maman Ours et Sophie bébé Ours. Papa Ours était mort et la protégeait depuis son poste d'observation dans le ciel étoilé, où il fumait le cigare en buvant du Cognac. Et il s'assurait qu'elle aussi aurait une montagne de cadeaux au pied du sapin car il était au service du Père Noël, quelque part en Laponie, dans les glaces éternelles, forcément à la vanille.
Hélène a mal à l'enfance.
Heureusement, en ce pénultième dimanche avant Noël, un certain calme règne sur les rues glacées. En Espagne, une bonne partie des cadeaux se fait à l'Epiphanie. La tradition préfère el dia de los Reyes Magos, en début d'année, au 25 Décembre et même si le pays rejoint peu à peu le rythme européen, la célébration des Rois marque l'étape principale des fêtes. Ici, on n'est-on pas encore dans la dernière ligne droite. Cette pensée desserre l'étau qui asphyxie Hélène.
Elle ne comprend pas son angoisse. Elle a pourtant accompli une bonne partie de ses devoirs. Avec une célérité inhabituelle, elle a même déjà expédié une espèce de panier garni à sa mère et à son beau-père, qui se targuent d'être de fins gourmets. En pièce maitresse, elle a choisit un jamón ibérico de bellota. Il provient d'une région aride et vallonnée à la frontière du Portugal, l'Extremadura. Son cochon ibérique, exclusivement nourrit aux glands, donne une chair délicieusement parfumée qui fait le régal des amateurs. Ce jambon massif est accompagné d'énormes tablettes de turón aux amandes caramélisées et d'un cava Juve y Camps Milesimé Gran Reserva, excellent vin mousseux catalan que son beau-père jugera peu raffiné – pour lui « C'est champagne ou rien » - mais sa mère sera heureuse de le goûter. Hélène a joint au lourd paquet un message succinct : « Joyeux Noël ! Toutes mes pensées se joignent à vous en cette nuit de retour de la lumière. Je vous embrasse très fort. Votre petite Hélène »
Pour une fois, elle a décliné leur invitation. « Je n'ai que quelques jours de congé », a-t-elle justifié à sa mère, inquiète de son absence. « Es-tu invitée ailleurs ? », lui a-t-elle alors gentiment demandé, un trémolo d'espoir dans la voix. Peut-être as-tu rencontré quelqu'un avec qui tu passes les fêtes ?, interrogeait-elle silencieusement. Hélène avait répondu à cette question non formulée, avec une irritation perceptible : « Non maman, je n'ai rencontré personne ! » Puis elle avait ajouté : « Mais je passerai la soirée avec des célibataires du boulot. ». Elle avait omis de préciser qu'ils avaient tous quelque chose de prévu et qu'en ce qui la concernait, c'était plateau repas en solo, en face d'un bon film. Des frères Cohen, probablement.
Elle préfère cela à un Noël claustrophobe en famille. Si encore Sophie était venue, elle aurait peut-être changé d'avis, mais sa sœur va dans le Lubéron, chez Jean. Il n'est pas question qu'elle se retrouve seule avec sa mère et Pierre-Henri ! Leur couple tourmenté, à la Liz Taylor et Richard Burton (version 16e arrondissement, avec foulard Hermès et mocassins plutôt que diamant énorme et Bentley rutilante) est épuisant. Il déroule les méandres de sa passion sous les plafonds ornés de moulures d'un appartement qui en a vu des vertes et des pas mûres. Hélène ne souhaite pas y servir une fois de plus d'auditoire passif et invisible.
Hélène pense à sa sœur.
A elle aussi, elle a prévu d'envoyer un cadeau. Hier, elle lui a acheté une jolie montre Oméga. Elle y a joint un message, dont elle espère qu'il pensera les plaies de leur dispute : « Chère Sophie, Le temps file si vite ! Je voudrais parfois l'arrêter, ne serait-ce que pour pouvoir enfin tourner 7 fois la langue dans ma bouche avant de parler… Tu sais, je dis de grosses bêtises quand je suis énervée. J'en suis désolée et je pense fort à toi et aux moments intenses que tu dois traverser pendant ta grossesse. J'espère que tout se passe bien et que tu profites de cette période avec Jean. En attendant la rencontre avec bébé, je vous souhaite à tous les deux (trois) un joyeux Noël ! Je t'embrasse et espère te revoir avant que l'aiguille n'ait fait trop de tours autour de son cadran. Ta sœur Hélène »
Elle enverra le paquet du bureau. Elle s'entend encore décréter qu'elle se fout du bébé à venir de Sophie. Elle fronce les sourcils. Le divin enfant. Thème pourri de la saison.
Hélène hâte le pas pour alléger son malaise.
Lorsqu'elle parvient au cinéma, une queue s'est formée. Elle se retrouve entourée d'amoureux qui se bécotent sans pudeur en riant niaisement. Quelques solitaires, comme elle, se dispersent dans la file, telles des cerises sans queue dans un bol de jumelles écarlates. Son BlackBerry sonne. Un éclair de soulagement passe dans ses yeux. Quelqu'un se souvient de son existence. Elle extrait l'appareil de sa poche. Un prénom s'affiche sur l'écran en lettres lumineuses : SOPHIE.
Hélène a un petit haut le cœur. Elle n'a pas parlé à sa sœur depuis le week-end à Barcelone. Elle aurait déjà du appeler mais elle a un mal de chien à s'excuser. Encore aujourd'hui, ça reste difficile pour elle. Contrairement à ce qu'on lui a annoncé, ce n'est pas devenu plus simple. Elle ne supporte plus les relations, la mise à nu qu'elles supposent, tout ce foutu drame qui s'inclut automatiquement aux rapports avec les autres, sans qu'on ne lui ai rien demandé. Pourquoi faut-il toujours communiquer, dire, se découvrir ? Et puis Sophie a sans cesse besoin de vérité, de paroles, de vrai dialogue, blablabla... Les choses, pour se tasser, ont besoin de temps parfois. Beaucoup.
Le BlackBerry passe sur répondeur. Mais l'inconfort d'Hélène augmente. Elle s'en veut. Elle ne devrait pas fermer sa porte comme elle le fait. Ce n'est pas pour rien qu'elle a acheté un cadeau à Sophie, qu'elle lui a écrit un petit mot. Elle sait qu'elle a été injuste. Ce qu'a fait Sophie ne justifie pas tout. Hélène ne peut pas continuer à l'utiliser encore et encore comme une exonération à sa dureté envers elle, d'autant plus qu'elle s'est expliquée et excusée, milles fois déjà. Et puis elle ne savait pas. Pas tout, en tout cas. Mais elle ne pouvait ignorer que sa proximité avec Peter, juste après leur rupture, lui ferait mal ! C'était une trahison, Sophie pouvait toujours jurer le contraire, Hélène savait à quoi s'en tenir. Mais avec ses hormones qui sonnent le tocsin de la révolution, Sophie est plus sensible encore que d'habitude. Et Pilar le lui a rappelé : il faut prendre soin d'elle.
Hélène cesse ses atermoiements et décide de téléphoner.
Elle lui fera savoir qu'elle est navrée de ne pas l'avoir contacté avant, qu'elle s'excuse d'avoir été si méchante, à Barcelone. Qu'elle est à vif, sur les nerfs avec le bureau qui passe par des moments difficiles. La pub, c'est le premier budget qu'on coupe quand il y a une crise, expliquera-t-elle. Et puis elle lui dira qu'elle va au ciné et qu'elle doit rentrer dans la salle. Pas besoin de s'éterniser et ça fera plaisir à sa sœur. Allez, j'appelle, c'est la moindre des choses, s'encourage Hélène.
Sa sœur décroche à la première sonnerie :
- Hélène ! Que je suis contente de t'entendre ! Je craignais que tu ne veuilles pas me parler !
- Pas du tout !, dément Hélène
Sophie reprend, avec son emphase habituelle :
- Merci, ma chérie, merci ! Je pensais que tu me zappais ! Parfois, j'ai l'impression que ça te coûte tellement !
- Non, non. Je suis juste occupée, nie Hélène, agacée. Mais j'aurais du t'appeler avant, je sais.
- Je te pardonne, dit Sophie, avec une généreuse indulgence.
- Heu… bon et bien…, bredouille Hélène, qui a la sensation qu'elle devrait passer la tondeuse et qu'on vient de lui couper l'herbe sous les pieds.
- Hélène…
Sophie hésite. Puis elle se lance au ralenti, en prononçant chaque mot d'une voix basse et lente, comme une infirmière en hôpital psychiatrique qui chercherait à préserver la santé mentale d'un patient instable :
- Je… Je ne sais pas comment aborder ça avec toi mais je crois qu'il faut que je te le dise, sinon, tu apprendras que je le savais et tu m'en voudras de n'avoir rien dit… Même si tu prétendras peut-être le contraire... Je… Et puis je crois qu'il y a encore une chance et que si tu sais qu'elle existe, tu auras peut-être envie de la saisir... Alors… Tu as droit au bonheur Hélène, tu n'es pas obligé de renoncer, tu sais ? Il n'est pas trop tard. Pas encore.
La théâtralité de sa cadette est coutumière mais l'inquiétude d'Hélène file vers le ciel comme une fusée vers la stratosphère. Elle met un coup de pied dans une canette vide qui traine à ses pieds. La canette fait un vol plané et tombe dans un caniveau. Le couple devant elle lui lance un regard réprobateur.
- Bon, Sophie, je n'y comprends rien et tu me fais flipper, là. Viens en au fait, ça sera mieux.
La fille a un iroquois en pétard, mêlés de mèches rouges et un anneau doré au naseau. Elle va ramasser la canette du bout des doigts, l'air dégouté, avant de se diriger vers une poubelle pour la jeter puis elle revient avec un air suffisant. Son copain, un barbu brun à cheveux longs, lui lance un regard entendu, hausse les épaules et dévisage Hélène avec aversion. Pendant ce temps, Sophie s'emmêle toujours les pinceaux :
- Oui, oui, je sais, en venir au fait. Mais il faut que tu m'écoutes Hélène, parce que souvent tu coupes les conversations, dès que ça ne te plait pas en fait, et la liste des sujets tabous est en expansion constante depuis, enfin, tu sais. Et là, ça touche un sujet… Bref, si tu pouvais ne pas t'enfuir, pour une fois, ça permettrait de...
Hélène a les mains moites. Son plexus solaire est devenu lunaire
- Ttttt, tttt, ttt. Sophie, accouche, bon sang ! (Hélène réalise que le terme n'est pas approprié). Dis ce que tu as à dire ! Parce que là, je m'apprête à rentrer dans la salle, je vais au ciné, tu vois…
La conversation a assez durée. Sophie répond, d'une voix anxieuse :
- Bon… Ça n'est pas facile de te parler, Hélène, ça me rend nerveuse, je ne veux pas te blesser et.... Enfin, puisque je dois en venir au fait, tu peux t'asseoir quelque part, Hélène, qu'on discute un brin ?
- Non mais qu'est-ce que c'est que cette mise en condition que tu me fais ? Arrête ton cinéma, j'y suis ! Quelqu'un est mort ou quoi ? Crache le morceau !
- D'accord. OK. Alors voilà : Peter va se marier. Il veut te parler, Hélène, il veut absolu…
Hélène a le souffle coupé. Elle vient de recevoir un coup de poing en plein ventre :
- Vous vous parlez, Sophie ? Vous êtes toujours en contact ?
- Hélène, quelle importance ? Il tient vraiment à…
- Tu es toujours en lien avec lui, Sophie ? Répond, rugit Hélène. REPOND !
- Non ! Je… On est tombé l'un sur l'autre par hasard…
- JE NE TE CROIS PAS !
Hélène éloigne le téléphone de son oreille. Dans un brouillard, elle entend sa sœur qui proteste : « C'était le hasard, Hélène, c'était le hasard ! Hélène ? Hélène, tu es là ? ».
Pourquoi Sophie ne la boucle-t-elle pas ? Pourquoi est-elle restée en contact avec lui ? Se le taper après leur rupture, ça ne lui suffisait pas ? Il fallait aussi faire durer leur amitié ?
Elle passe la main sur son visage, frotte ses yeux.
Les cimetières sont remplis de gens irremplaçables. L'individualité unique, on s'en balance. Les gens s'assemblent par convenance. Tiens, j'ai besoin d'un mari, viens là. Je veux une femme qui prenne soin de moi, viens ici. Je veux une salope qui me fouette le cul, ramène toi. Je veux un vieux qui me rassure et remplace mon papa, prend moi dans tes bras. On choisit ceux qui nous sont utiles, qui bouchent les trous laissés vacants par d'autres avant eux, on colmate les brèches de nos traumas, on n'aime jamais vraiment. On utilise. L'amour, c'est un jeu de chaise musicale et Hélène s'en est extrait, voilà tout. Que sa sœur reste en contact avec lui, si ça la rassure, elle, elle ne veut pas le savoir. Pourquoi Sophie a t-elle besoin de remuer tout ça ? L'eau était trouble, la vase épaisse, mais la surface était claire. Il y avait, Hélène en est convaincue, encore assez d'eau limpide pour ne pas avoir besoin de soulever le cloaque qui recouvre cette vieille histoire. Elle pouvait évoluer, elle, dans cette fine pellicule.
Maintenant, tout est boueux.
Dans le brouillard qui s'est emparé de son champ de vision, elle discerne le jeune chevelu, qui pousse sa nana du coude. On dirait qu'il se moque de son abattement, oui, on dirait qu'il trouve ça drôle, qu'une femme de quarante pige pleure comme une idiote avant d'aller voir une comédie.
Hélène leur fait un doigt, puis elle s'en va avec le pas vacillant d'une somnambule.
Sur le pavé de Gran Via, elle s'immobilise soudain, déplaisamment frissonnante, dans le flot de la foule qui circule en vagues denses. Elle entend vaguement son portable qui sonne, encore et encore.
IL VA SE MARIER. Ce constat vient faire vriller son esprit, comme un uppercut. Ces mots, ces mots qui disent que le temps passe, que les autres avancent, même les cocaïnomanes invétérés, ces mots qui montrent que les salauds d'hier deviennent les princes charmants d'une autre aujourd'hui, ces mots qui appellent à l'espoir ou au rire hystérique (« Bonne chance à la future épouse ! » a envie de gueuler Hélène à tue-tête), ces mots ont trop d'intensité. Elle entend sa sœur lui dire qu'il veut lui parler. DOIT-ELLE LE CONTACTER ? Le fait même qu'elle se pose la question est une menace, un danger imminent. Une sirène qui déchire les tympans d'Hélène. Il faut se planquer, courir aux abris !
Elle détale.
Direction, alcool. Destination, oubli.
[1]Funérailles à l'anglaise