Rhapsodie mexicaine - chapt 9 / Ma vie de merde
sanka
VDM
Je me réveille avec peine.
J'ai dormi une bonne douzaine d'heure, toute habillée, d'une traite. Dehors, le ciel a des accents liquides malgré sa voute sans nuage. Il vibre de la pollution de DF.
Je me dévêts en observant le reflet qui se détache dans la fenêtre, affrontée par l'éclat du soleil pâle. Dans mes contours graciles, je reconnais mes parents, qui ne sont ni grands ni costauds. Je me redresse et bombe le torse, pour faire ressortir mes petits seins, qui se tiennent (encore) hauts et fermes. Je fais un salut militaire et prétend marcher au pas, comme les filles du Crazy Horse. J'ai le physique qu'il faut pour rejoindre l'établissement. Dommage que je n'ai pas le niveau en danse. Si ça se trouve, ça m'aurait bien plu, de me pavaner sur une scène avec une bande de copines en string. Franchement, j'aurais du choisir de faire autre chose que ce boulot pourri. Jamais je ne vais signer un contrat, jamais je ne vais mettre d'argent de côté, jamais je ne vais avoir d'enfant. A ce rythme là, je vais vieillir avant l'âge, c'est sûr. D'ailleurs, y'a qu'à voir ma tête. Les boucles qui entourent mon visage sont comme dépenaillées. Certainement l'air altéré de la capitale qui les asphyxie. Ça me fait une auréole de cheveux électriques. Mon père a la même tignasse indomptée, qu'il tient attaché derrière sa nuque, dans un catogan. Style gitan. Je me souviens avec un soupçon de tendresse de l'inquiétude qu'il provoque malgré lui chez les bonnes gens, qui espèrent que l'effigie du Père, du Fils et du Saint Esprit n'est pas venue se pendre à son cou par hasard.
La sonnerie du téléphone retentit. J'aimerais tellement que ce soit Dom ! Mais c'est la voix rugueuse d'Hélène, qui attaque bille en tête :
- Mathilde ? Pourquoi ne m'as tu pas appelé, hier ?
- Et bien… Je n'avais hélas pas de bonne nouvelle à partager. Comme c'était samedi, je me suis dit qu'il était inutile de te déranger pour rien.
- Ttt, ttt, ttt !, me lance Hélène avec réprobation. Quand tu as un rendez-vous avec un Gouverneur, tu m'appelles ou tu me skypes, pour me donner les news, quelles qu'elles soient. C'est la règle… Alors ? Je suppose que le poisson n'a pas mordu le fer ?
- Effectivement, j'acquiesce, impressionnée par sa force de déduction hors du commun.
- Ohlàaaa !, hennit Hélène, mécontente. Ohlàaaaaa !! Tes réponses sont un peu courtes, ma chérie. Avec un faux air d'insolence, en plus, si je ne m'abuse ! Pourtant, Princesita, je te signale que tu n'es pas vraiment en position de faire de l'ironie ! Je serais toi, j'utiliserai des pincettes…
Hélène parait survoltée. A-t-elle encore bu ? Je prends un ton sédatif, genre : « Rendors toi, tu as fais un mauvais rêve » pour admettre, conciliante :
- J'aurais certainement du t'envoyer un message mais on est rentré tard, j'ai pensé que…
- Ttttt, tttt, tttt. Ecoute moi bien, Mathilde des Milles et Une Nuits, éructe Hélène, je comprends que tu sois dépitée par cette affaire de projet au Mexique qui se révèle être un fiasco, mais je ne suis pas là pour payer les pots cassés ! Tu me parles mieux, là, ma jolie étournette, c'est compris ?
C'est clair. On est passé de Dallas à Leaving Las Vegas. Mais mon indulgence pour les tendances autodestructrices de Sue-Ellen n'est pas si épaisse que ça. Mon estomac commence à sérieusement se contracter. Je me contiens.
- Je ne comprends pas ce que tu me reproches, je réponds avec douceur.
- Ton manque d'implication ! En prenant ce boulot tu savais que c'était du 24/24, 7 jours sur 7.
Je la ferme pour ne pas exploser.
- T'as rien d'autre à dire ?, réattaque Hélène.
- Non, je rétorque, monosyllabique au possible.
- Je vois, je vois. Je ne crois pas qu'on puisse avoir un échange constructif, là. Mais dans la vie faut parler, ma petite. Faut communiquer ! T'es sûre que t'as rien à ajouter ?
- Je ne vois pas.
- Non ? Tu ne vois pas ? Et avec une boule de cristal, tu verrais mieux ? Pas de contrat depuis 3 mois, ton mec qui squatte l'appart de fonction, un manque flagrant de résultat et d'ouverture… Ton intuition s'éveille, là, Mathilde ?
- Hélène, ce que tu dis est sensé, mais la façon dont tu le dis est complètement insensée. Je ne vois pas ce que j'ai fait pour mériter une telle agressivité ! Si tu veux, on fait le tour de la question demain, je lui dis, en psalmodiant un Hari Ôm tonitruant dans ma tête.
- MAIS POUR QUI TE TE PRENDS PETITE PRETENTIEUSE ?? ON AURA FAIT LE TOUR DE LA QUESTION QUAND J'AURAIS DECIDE QUE LE TOUR DE LA QUESTION EST FAIT ! COMPRIS ?
Je suis dépassée. Ma directrice est une tarée. A ce stade, même une onomatopée serait de trop. Je n'ai rien à lui dire. Sans laisser le silence s'installer, Hélène reprend, impitoyablement :
- Très bien. Je te rappelle lundi matin et on aura une petite conversation toi et moi. Tu as intérêt à être de meilleure humeur, je te préviens.
- Whatever, je conclus, les jambes flagellantes. Puis je raccroche prestement.
Mon ventre me fait mal. Mes organes bouillonnent et émettent des grondements rebelles, mon hypogastre a des échos caverneux et des clapotis dignes de grottes pleines de stalactites. J'essaie de me calmer.
Hari Ôm, j'invoque avec application. Hari Ôm. ÔÔÔÔÔMMMMMM.
Un vent retentissant, aux effluves toxiques, vient empester la chambre. C'en est trop.
« ÔÔÔÔÔÔMMMMMMMEEEEEEERRRRRDDDDDEEEEEEEEE !!!! », je beugle, telle une vache qui met bas sans aide.
Alessandro toque à la porte et l'entrebâille, alarmé. « Are you OK ? » Je hoche la tête de haut en bas et protège ma nudité. Je suis à poil et bien sûr, cet obsédé ne peut pas s'empêcher de reluquer. Comme il reste là, interloqué, je gueule : « I'm fine, Alessandro ! Leave me the fuck alone ![1] » Il acquiesce, l'air de réaliser qu'il doit fermer la porte et plisse soudain le nez avant de disparaître sans bruit, avec une grimace révoltée.
Je file aux toilettes et m'assied sur le trône, les idées sombres.
Ma diarrhée est monumentale. J'imputerais volontiers ce phénomène intempestif – et courant, ces temps ci - à l'un ou l'autre des plats mexicains que j'affectionne, mais j'ai le réalisme de noter que c'est plus probablement une opposition viscérale à la vie que je mène qui se manifeste.
Ma vie de merde.
Mais je ne vais pas me laisser faire. Dès que ce désagrément gastrique aura cessé, je ferai du yoga. Dans le studio. Et ce putain de Dom qui ne m'appelle pas.
Je voudrais que cette chiasse me vide de tout ce qui m'encombre, m'alourdit, me fout les tripes en boules.
Après une douche rapide, je m'installe dans le studio, une pièce vaste et lumineuse au plancher en chêne clair, avec un miroir mural digne d'une salle de danse. Il y a même une barre.
Je commence par des salutations au soleil. Hélène n'est qu'un moustique, je pense, bras tendus au dessus de la tête, jambes solidement ancrées dans le sol. Une sale bestiole. Mon torse descend vers mes jambes tendues et je touche le sol avec le plat des mains. Une sale bestiole qui peut me filer la fièvre jaune ou la malaria. Mes jambes sautent prestement vers l'arrière tandis que je reste en appui sur les bras. Je descend en pompe. Mais je peux l'écraser d'un seul revers de main. J'élève les fesses en gardant pieds et main au sol. Je m'imagine en train d'écraser l'insecte. BIM ! BAM ! BOUM ! Prends ça, connasse de Sue-Ellen. J'étire dos et jambes au maximum, fesses toujours en l'air et mains par terre. Je rentre la tête vers le nombril, effleure le sol avec le haut de mon crâne. Tu es à plaindre, salope. Mes deux pieds viennent se placer d'un bond entre mes mains. Ton haleine pue, poivrote lamentable. Je place la tête contre mes jambes tendues. Tu respires, bouffes, dors, vis travail, pauvre naze. J'enlace mes genoux pour bien m'étirer. Une pouffiasse sans amis, sans mec, sans vie privée. Je remonte lentement, mes bras s'élèvent dans un grand cercle, comme pour retenir un ciel qui semble pourtant bien déserté. Tu vas voir comme t'auras honte, demain, quand t'auras dessaoulé. Je ramène mes mains en namasté, entre les seins.
Fin de la première salutation au soleil.
Il va en falloir un paquet pour affronter cette journée. Je respire profondément et recommence. Mais tandis que la transpiration coule, aucune paix ne m'envahit, ne me soulage ou ne me console. Plus tard, j'essaie d'appeler Dom. Une voix métallique m'indique qu'il n'y a pas de réception dans l'endroit où se trouve mon correspondant. Sur skype, aucune icône verte n'annonce de présence amicale et réconfortante, à portée de clic.
[1] Je vais bien, Alessandro! Fous moi la paix!