Robe rouge

nyckie-alause




« Mais diras-tu enfin qui est mon père ? » me demandait Garance une fois de plus. Depuis quelques années, à l'approche de son anniversaire la question revenait. Jusqu'à présent je ne savais que lui dire « plus tard » ou « quand tu seras grande », mais demain elle aura seize ans… J'ai comme chaque année annulé les cours de danse du 6 avril, pour être là pour elle, tout à fait présente, complètement disponible…


« Ma chérie, quand tu liras cette lettre… » Agnès cesse d'écrire et reste les yeux dans le vague, le dos droit, les avant-bras parfaitement parallèles , ses mains posées étrangement ouvertes comme en attente, stylo et bloc de papier perpendiculaires au bord de la table. Elle a déjà arraché plusieurs feuilles qu'elle a pliées en deux et soigneusement déchiquetées, laissant choir les bouts de papier en pluie soyeuse dans la corbeille à ses pieds. 

Pourquoi écrire aujourd'hui ? Elle y pense depuis longtemps mais aujourd'hui c'est l'anniversaire de Garance. Elle lui offrira ce soir cette robe rouge, qu'elle a pliée dans du papier de soie, puis enfermée dans une belle boîte de carton blanc ornée d'un ruban rouge assorti à la robe. Ce qu'Agnès aimerait faire c'est terminer cette lettre que mentalement elle a écrite tant de fois durant cette année, tant d'essais non aboutis, tant de tentatives vaines. 

Ce soir Garance aura seize ans. Elle rentrera du lycée et s'enfermera dans sa chambre. Ses amies seront peut-être avec elle, assises sur le lit, les chaussures les sacs les manteaux jetés en vrac sur le tapis. Quand Agnès frappera à la porte aucune des filles ne l'entendra à cause de la musique trop forte et des rires. Elle sera forcée de taper plus fort et là, l'une d'elle coupera la musique pour être sûre. Les amies diront « salut à demain » et reprenant leurs affaires elles passeront devant Agnès en se tenant parfaitement droites, souriantes, aimables et ce n'est qu'une fois la porte claquée qu'on entendra leurs rires dans l'escalier et leurs chaussures qui frappent les marches de bois sans aucune délicatesse. 

« Un bel anniversaire est ce que je te souhaite aujourd'hui… »

Décidément ça ne va pas, c'est à se demander si ça ira un jour. Elle devrait attendre pour le cadeau, patienter quelques années, offrir la robe à la jeune adulte qu'elle sera dans… Comment savoir quand sera le bon moment, d'ailleurs y en a-t-il un meilleur qu'un autre ? 

Cette robe n'est pas neuve dira Garance. Ou moche, ou simplement pourquoi ? Pourquoi m'offres-tu cette robe ? Ça va ! J'ai seize ans ! Je sais ce que veut dire Garance, comme la robe, comme mon avenir rajouterait-elle avec emphase. Et si elle est de bonne humeur, sensible aux efforts déployés  par sa mère elle admirera le ruban, essayera la robe sans quitter son jean déchiré aux genoux, et nouera le fameux ruban comme la ceinture d'Alice aux pays des merveilles. Elle rira même à gorge ouverte, la tête rejetée en arrière, le cou tendu, les mains déployées comme des ailes dont aucune des plumes ne manque, prête à l'envol. En retour elle fera une pirouette ce qui est une jolie prouesse quand on porte ce genre de godillots dont les lacets dépareillés pendouillent.

Agnès revient à sa rédaction et, fait inhabituel, suçote son stylo sans le poser. Agnès réfléchit, arrache la page, se contente de la froisser avant de la poser sur la table devant elle comme s'il s'agissait d'un trophée. L'idée qu'elle attendait vient d'apparaitre. Elle n'écrira pas à sa fille pour son anniversaire. Elle va raconter l'histoire de la robe, simplement l'histoire de la robe. Elle va l'adresser à la robe elle-même…


« Je t'ai vu en passant rue de Clichy dans la vitrine poussiéreuse de la boutique « chez Monia ». Cessation d'activité était peint sur la vitrine. Quelqu'un avait ajouté « définitive » sur une feuille de papier collée à l'extérieur. Tu étais tendue par des épingles sur un personnage de carton, pas un vrai personnage, juste une silhouette sans tête assez inquiétante. Un immense ruban dessinait un cercle autour de toi sur le parquet de la vitrine. L'intérieur de la boutique n'était pas éclairé, le rideau de fer à demi relevé, la porte entrebâillée. Tu ne bougeais pas, je crois que tu m'attendais. Tu étais vraiment belle, si belle, si rouge, si douce, tellement tentatrice que je voulus connaître ton prix. Ai-je eu le choix ? J'ai cogné contre le rideau et une personne que je ne voyais pas a brusquement ouvert la porte. Tu t'es mise à virevolter comme prête à t'enfuir loin de ta prison, prête à me rejoindre. « Vous voulez quoi ? » dit l'homme d'une voix moins qu'avenante. De t'avoir vu te tourner vers moi j'osais tout ! « Le prix de la robe, la robe rouge. Et le prix du ruban ».  Sa voix s'est adoucie et il a relevé le rideau m'invitant à entrer. Tu te souviens de l'odeur de poussière, du meuble comptoir avec ses portes vitrées qui peinaient à cacher tout un fatras de boîtes et d'étoffes, des foulards, des chemises, des gants jaunis, des cardigans aux boutons de nacre qui arrivaient à refléter le rouge de la robe que la lumière du dehors faisait miroiter. L'homme me toisa prenant du regard mes mesures « une petite retouche ou deux et elle vous ira ». 

« Oui mais combien ? je n'ai pas vu le prix… ». Il ne répondit pas à ma question, occupé à ôter les épingles  qui t'emprisonnaient sur ce carton les serrant entre ses dents au fur et à mesure. J'avais l'impression qu'il tenait dans sa bouche une sorte de hérisson qui au moindre essai de parole de sa part lui clouerait le bec. Il avança vers moi et te déposa sur mon bras. Quelle légèreté ! Tu m'as donné envie de faire une pirouette, c'est ce que tu fais et que tu feras encore sur ma fille. Quand l'homme à tiré le rideau de la cabine d'essayage, un rayon de soleil a atteint son visage. J'ai vu qu'il était beau, bien plus vieux que moi, mais beau à tomber comme le disent les amies de ma fille. Oui, j'ai une fille tu le sais, mais je t'en parlerai plus tard…

« Essayez-la puis nous verrons… ». Pendant que je te passais l'homme a fait voler le ruban par dessus le rideau. Il a frôlé mes cheveux et s'est étalé sur le sol avec un bruit de satin, un son humide comme un baiser. Quand je m‘en suis saisi, il était frais, un rien glissant. Autour de ma taille il a quand même tenté de s'échapper. L'homme a ouvert le rideau et a repris le nœud du ruban en serrant un peu plus fort. C'est seulement à ce moment qu'il a allumé les lampes et tourné le miroir en pied vers moi. Et cette pirouette qui montait en moi comme un cri, je n'ai plus pu la retenir ! L'homme a fait « Oh » et je n'ai su que dire pour me justifier « je danse, je danse ce soir à l'opéra ». 

— Emportez la robe et je viendrai vous voir… ce soir.

Tu te souviens ? Il t'a entouré d'un papier de soie et du ruban, il t'a couchée dans une boite dont il a délicatement refermé le couvercle avant de glisser le paquet dans un sac de papier extrêmement banal. J'ai saisi les anses du sac et j'ai dit « A ce soir » avant de sortir. Je m'étais mise en retard et j'ai du courir. Je sentais ta présence et je craignais que tu te froisses. Dans le vestiaire j'ai jeté un regard dans la boite pour voir si tu n'avais pas souffert. 

Après le spectacle je me suis changée, je t'ai passée avant de sortir par la sortie des artistes.

Magnifique m'a-t-il dit avec admiration. Je n'ai pas su s'il parlait de la robe de la danse ou de moi.

Le lendemain, je suis repassée devant la boutique et elle était tout à fait vide. Te rappelles-tu du nom de cet homme rec? Garance voudra le savoir.


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